Pour lui, tout a commencé avec ce qu’il appelle « l’émeute de Seattle » et l’irruption des Black blocs à Québec lors du Sommet des Amériques en 2001, où « la gauche altermondialiste », dit-il s’est radicalisée. Tout s’est aggravé, d’affirmer le prof de l’UQAM, avec la création de l’ASSÉ, qui est tombée dans le piège de l’« action directe » d’où l’avantage actuel de la droite au Québec. Selon Thériault, les progrès sociaux dans nos sociétés qu’il qualifie de « démocratiques » sont avant tout une « lente maturation de luttes historiques inscrites dans les institutions ».
Ce narratif n’est pas innocent et ce qui est non-dit est aussi important que ce qui dit.
Les manifestations de Seattle contre l’OMC de même que le Sommet des peuples de Québec n’ont pas été des « émeutes », mais des mobilisations de masse, civiles et largement non-violentes (avec quelques petits groupes ne respectant pas les consignes). Elles ont exprimé le sentiment légitime et palpable d’une bonne partie de la population contre les processus opaques imposés par la dérive des institutions. Malheureusement pour Thériault, j’étais à Seattle et à Québec. 99% des manifestants n’ont pas répondu aux provocations de la police. Ils ont interpellé la conscience citoyenne et mis en déroute des projets que les partis social-libéraux comme le PQ étaient prêts à endosser.
L’action directe ne compose pas l’ensemble du répertoire des mobilisations populaires, mais elle en fait partie. Aucun changement institutionnel, à ma connaissance, n’est survenu sans de grandes mobilisations de masse, dans la rue, bloquant le fonctionnement normal des États capitalistes. Cela a été le cas dans les années 1930 aux États-Unis où ce sont les grévistes de General Motors et d’ailleurs qui ont défoncé le mur et forcé le « New Deal ». Les grévistes français de 1935 ont imposé l’agenda de la social-démocratie. Plus près de nous, ce sont les grévistes d’Asbestos, de Louiseville et de Murdochville, de même que les mouvements étudiants et les résistances des profs qui ont initié le mouvement qui a conduit la révolution tranquille. Plus tard, ce sont les grandes luttes étudiantes et ouvrières qui ont amené dans les années 1970 l’ouverture (partielle) de l’éducation post-secondaire et l’imposition de règles pour « civiliser » les relations de travail (loi anti briseurs de grève).
Dernièrement, qui a bloqué la réingénierie libérale que les prédécesseurs de Couillard voulaient imposer en 2003 ? Demandez-le aux syndicalistes qui ont bloqué les ports. Regardez ce qu’ont fait les mamans et les papas des CPE. Et les étudiant-es en 2005. Et le mouvement du printemps de 2012 qui a rallié des centaines de milliers de personnes, contre la marchandisation de l’éducation et qui ont atteint plusieurs de leurs objectifs (pas tous, a raison de le rappeler Thériault).
On pourrait continuer longtemps, mais concluons en rappelant que les institutions changent lorsque la pression populaire, via la mobilisation et l’action directe, est assez forte pour « secouer la cage ». Une fois dit cela, les mouvements populaires ne sont pas les seuls acteurs. Des personnalités et des mouvements politiques actifs dans les institutions ont également un rôle à jouer. En vérité, les changements surviennent quand se produisent des « intersections » entre les mouvements « par en bas » et des volontés de transformer « par en haut ».
Je présume que Thériault connait tout cela et donc je me demande quelle est son intention de dénigrer à grands traits l’ASSÉ, l’action directe, le syndicalisme de combat, Québec Solidaire et même son propre syndicat (le SPUQ). Il est trop cultivé pour penser que le changement se fait entre élites cravatées dans des officines privées. Il sait que le pouvoir opaque qui sévit sur nos sociétés mine ce qu’il appelle la « démocratie » au point de la discréditer, ce qui est à la base des dérives actuelles (centralisation excessive du pouvoir exécutif, manipulation des règles, criminalisation de la dissidence, abstentionnisme électoral, etc.). Il doit savoir que les réactions « extrêmes » de certains mouvements populaires (glissements vers l’avant-gardisme, actions non réfléchies) sont des conséquences, et non des causes qui prennent leur origine dans une « démocratie » tronquée, celle du 1%.
Par ailleurs, je ne peux pas croire qu’il ignore les 700 mobilisations au Québec depuis l’automne dernier (immenses rassemblements anti-austérité, occupations impromptues, blocages, actions directes presque toutes pacifiques) étaient nécessaires pour envoyer un message à ceux qui prétendent dominer. Je ne peux pas imaginer qu’il pense que la grogne contre l’austérité se résume à quelques excités.
Je ne peux pas penser non plus qu’il ignore la gigantesque opération médiatique en cours pour discréditer les mouvements et faire passer l’austérité comme une voie « normale et incontournable » pour régler les problèmes. C’est impossible de ne pas voir dans tout cela un immense détournement de sens.
Il faut faire attention à ce qu’on dit et également à ce qu’on ne dit pas. Une discussion critique et honnête sur les erreurs des mouvements populaires n’est pas une mauvaise chose en soi, surtout lorsqu’elle vient de gens qui sont sur le terrain et qui ne se contentent pas d’« observer » les mobilisations du haut des tours d’ivoire. La révolte est juste et légitime, mais elle n’est pas suffisante, car elle doit se transformer en une perspective de durée, stratégique, réfléchie. C’est ce qui commence à prendre forme au Québec actuellement. Va-t-on pouvoir avancer et persister ? Les dominants pourront-ils réussir à semer la confusion, y compris avec leurs intellectuels de service ? On ne peut pas le savoir d’avance et c’est pourquoi, il faut s’en tenir à des principes et à une éthique qui nous ramène à la formulation lapidaire de Bertolt Brecht : « celui qui combat peut perdre. Celui qui ne combat pas perd toujours ».