Depuis des décennies le même genre d’arguments est invoqué, pour masquer leur absence de volonté politique, par les nombreux partis qui se sont commis en faveur d’une réforme du mode de scrutin lorsqu’ils étaient dans l’opposition mais qui ont fait volte-face une fois rendus au pouvoir. « C’est un dossier trop compliqué où il n’est pas possible d’obtenir un consensus, d’autant plus que c’est un sujet trop technique qui laisse la population indifférente », prétextent-ils comme le gouvernement libéral vient de le faire à Ottawa. Pas de consensus ? Pourtant 87% des citoyens qui ont défilé devant le comité fédéral depuis quelques mois se sont prononcés en faveur de l’instauration d’un scrutin proportionnel.
Justin Trudeau imite donc l’ex-premier ministre Jean Charest. On se souvient que ce dernier avait formulé la même promesse à la veille de la victoire de son parti en 2003 mais qu’en 2006 il a renvoyé le dossier aux calendes grecques. Pourtant la consultation effectuée par une commission parlementaire quelques mois plus tôt - à laquelle avaient participé un nombre record de 2 000 intervenants – avait démontré un appui d’au moins 80% au principe de scrutin mixte de type proportionnel que le gouvernement avait soumis à la discussion sous la forme d’un avant projet de loi. Rappelons-nous aussi qu’un scénario semblable s’était déroulé au début des années 1980 alors que le caucus des députés péquistes avait bloqué le projet de scrutin proportionnel que le premier René Lévesque s’apprêtait à faire adopter par l’Assemblée nationale. Ce dernier, qui qualifiait de « démocratiquement infect » le mode de scrutin majoritaire actuel, voulait ainsi remplir l’engagement que son parti avait pris 15 ans plus tôt.
Pourtant l’expérience démontre que c’est faux de prétendre qu’il serait trop compliqué de remplacer le mode de scrutin majoritaire actuel pour un scrutin proportionnel ? Une comparaison avec les accords de libre échange le prouve. Il n’y a rien de plus techniques en effet que ces accords qui comptent des centaines de pages farcies de milliers de clauses incompréhensibles pour les non-initiés. Pour les négocier il faut l’intervention d’une armée de spécialistes. Ces pourparlers qui durent plusieurs années se déroulent toujours dans le huis clos le plus absolu. Pendant ce temps, au lieu d’informer la population, les politiciens et les milieux d’affaires se livrent à des campagnes de propagande pour la convaincre des pseudo-avantages du libre-échange.
Premier exemple : Le programme du parti conservateur fédéral était muet au sujet du libre-échange lorsque ce dernier a pris le pouvoir en 1984. Cela n’a pourtant pas empêché le premier ministre Brian Mulroney d’entreprendre, sans l’aval du Parlement, une négociation avec l’administration du président américain Ronald Reagan pour conclure un accord de libre-échange entre les deux pays. Durant ce processus il n’a jamais été question de consulter la population sur son contenu de telle façon que c’est resté une question assez abstraite dans l’esprit des gens. Le programme du Parti québécois aussi était muet en 1987 concernant le libre-échange. Cela n’a pourtant pas empêché non plus Jacques Parizeau et Bernard Landry de faire alors campagne pour l’accord de libre-échange proposé par Mulroney et d’en devenir les principaux propagandistes au Québec avant de convertir leur parti à l’idée.
Un phénomène semblable s’est produit dans le cas plus récent de l’accord de libre-échange Canada-Union européenne conclu après des négociations à huis clos qui ont duré plus de 5 ans. Seulement quelques bribes d’information ont filtré à l’occasion pendant ce long processus. Le gouvernement Charest a été un des principaux promoteurs du projet. Il a choisi l’ancien premier ministre péquiste Pierre-Marc Johnson pour le représenter à la table de négociations. Le Parti québécois n’a pas été en reste. Dans une ses premières déclarations en tant que ministre du commerce extérieur dans le cabinet Marois, Jean-François Lisée a vanté les vertus du libre-échange et a souhaité que les négociations aboutissent rapidement. Sauf Québec solidaire tous les partis représentés à l’Assemblée nationale appuient d’ailleurs le libre-échange.
Comment se fait-il alors que la volonté politique de nos gouvernants est si forte et si constante lorsqu’il s’agit de négocier ces accords de libre-échange de plus en plus contestés qui visent à développer le commerce international au profit des grandes entreprises et souvent aux dépens des travailleurs ? Pourtant l’instauration d’un scrutin proportionnel, loin d’être révolutionnaire, serait une opération beaucoup plus simple. On conserverait en effet le même type de système parlementaire. Avec le scrutin mixte avec compensation, qui reçoit actuellement le plus d’appuis, les électeurs continueraient à être représentés en bonne partie par des députés élus localement à la majorité simple comme maintenant puisque seuls ceux servant à corriger les distorsions causées par le scrutin majoritaire seraient élus à la proportionnelle. Mais on comblerait ainsi en partie le déficit démocratique qui vicie notre démocratie de représentation. Le Québec renouerait enfin, après une interruption de 40 ans, avec le cycle des réformes qui ont revitalisé sa vie démocratique avant que le néolibéralisme n’impose ses diktats à des politiciens frileux qui font passer leurs intérêts partisans avant l’intérêt public.
Paul Cliche,
Montréal, 8 décembre 2016