Tiré de À l’encontre.
En juin, le gouvernement de Hongkong – région administrative autonome de la Chine régie sur la base du principe « un pays deux systèmes » – a tenté de faire passer une loi sur l’extradition. Elle aurait autorisé le renvoi devant la justice chinoise (sous contrôle du Parti communiste chinois et exempt de garanties, contrairement au système judiciaire hongkongais), entre autres de « fugitifs » réfugiés dans l’ancienne colonie britannique.
Le 9 juin, un million de Hongkongais, sur une population de sept millions, se sont mobilisés pour paralyser la ville en protestation contre le projet de loi. Au fil des mois, le conflit s’est enlisé et les défilés pacifiques ont fait place à des heurts violents entre la police et les manifestants. Après sa « suspension » le 15 juin – le projet de loi d’extradition a finalement été retiré le 4 septembre – Cependant, les demandes des protestataires ont, entre-temps, pris de l’ampleur.
Le mouvement de protestation rassemble des citoyens et citoyennes de tous les secteurs et de tous les âges (contrairement à ce qui s’était passé lors de la Révolution des parapluies en 2014) et répond à des objectifs bien définis, à savoir un approfondissement démocratique et une enquête indépendante sur la violence policière. L’exécutif hongkongais dirigé par Carrie Lam – cheffe suprême du territoire – ne parvient pas à pacifier la rue et n’est aidé en ce sens ni par le nombre croissant de manifestants arrêtés, prévenus et blessés, ni par une disposition ressuscitée de l’ère coloniale – considérée comme incendiaire – qui interdit le port du masque lors de manifestations à Hongkong.
C’est dans ce contexte que Carol Ng a reçu Equal Times pour cet entretien réalisé dans les bureaux du siège de la Confédération des syndicats de Hongkong (sigle anglais : HKCTU). L’entretien a été suivi, cette semaine, à Bruxelles, d’une rencontre avec Lee Cheuk-yan, secrétaire général de la confédération et député au parlement hongkongais de 1995 à 2016.
La HKCTU a assumé un rôle fédérateur fondamental dans le contexte du principal conflit politique que l’économie la plus libre du monde ait connu depuis le retour du territoire à la souveraineté chinoise en 1997. A ce jour, la HKCTU a lancé deux appels à la grève générale à la demande du mouvement de protestation, chose inédite au cours des 50 dernières années de l’histoire de Hongkong. « S’ils font à nouveau appel à notre aide, nous lancerons un nouvel appel à la grève », a admis Carol Ng.
En tant que seule organisation syndicale indépendante en Chine [1], quelle est la fonction et la vision politique de la HKCTU au sein du mouvement actuel ?
Carol Ng : Nous sommes la seule voix en Chine car sur le continent, toute voix similaire peut être arrêtée ou retirée. D’un côté, nous consacrons le plus clair de notre temps aux enjeux du travail et à lutter pour de meilleures conditions d’emploi, mais de l’autre notre action est entièrement consacrée aux droits politiques. Ce nouveau mouvement et cette question politique représentent une excellente occasion – et probablement la meilleure occasion dans l’histoire de Hongkong – de mobiliser les gens. Le 5 août, 350’000 personnes ont exercé leur droit de grève à des fins politiques. Avec ce mouvement, j’estime que les travailleurs devraient avoir voix au chapitre et ils viennent d’ailleurs d’exprimer à quel point ils sont frustrés par la situation et la manière dont le gouvernement l’a gérée.
Quelles sont les revendications spécifiques que vous adressez au gouvernement de Hongkong ?
Carol Ng : Nous avons les mêmes cinq revendications que les manifestants : le retrait définitif du projet de loi d’extradition, une commission d’enquête indépendante sur les allégations de brutalités policières, le retrait de la caractérisation des manifestants comme émeutiers, l’amnistie pour tous les manifestants arrêtés et le suffrage universel. Ce que demandent les manifestants, c’est comment maintenir et protéger leur avenir, qui est aussi notre avenir. La HKCTU joue un rôle important et, dès lors, nous faisons partie du mouvement : en soutenant les jeunes protestataires nous nous soutenons aussi nous-mêmes.
Existe-t-il une tentative de dialogue social entre le gouvernement, les acteurs sociaux et les employeurs ?
Lee Cheuk-yan : Le gouvernement ne fait pas preuve de sincérité quand il s’agit de dialogue social. Quand on ne cesse de tabasser, d’arrêter, de poursuivre en justice, voire de tirer à balles réelles sur les manifestants… il est très difficile d’avoir un dialogue. Nous avons demandé la mise sur pied d’une commission d’enquête indépendante pour faire la lumière sur les brutalités policières, mais le gouvernement la refuse.
Le climat politique n’est absolument pas propice au dialogue et le gouvernement ne propose aucune solution politique à la crise. Même au Conseil législatif [LegCo], le parlement de Hongkong, les pan-démocrates [partis politiques pro-démocrates qui occupent une minorité des sièges au sein de l’assemblée législative] ont demandé un dialogue avec Carrie Lam. Carrie Lam a, toutefois, refusé de discuter des cinq demandes du peuple avec eux.
[À cela est venu s’ajouter un] nouveau rebondissement : Carrie Lam a subitement exacerbé le problème en invoquant une loi d’urgence, la loi « antimasque », à savoir l’interdiction de dissimuler son visage. Cette interdiction n’avait pas été invoquée depuis l’ère coloniale et montre que Mme Lam ne tient pas à passer par le LegCo ; qu’elle veut seulement faire passer des décisions sans aucun droit de regard.
Que pensez-vous des violences survenues pendant la crise actuelle ?
Carol Ng : Nous n’incitons pas à la violence, et nous n’organiserions ni ne suggérerions jamais le recours à la violence, sous quelque forme que ce soit. Si elle survient, c’est parce que le gouvernement n’a toujours pas répondu ou satisfait aux cinq revendications. Le gouvernement a seulement retiré le projet de loi d’extradition mais qu’en est-il de la commission d’enquête indépendante ? Quid de la brutalité policière ? Le gouvernement doit s’attaquer à ces questions. Plus il les évitera, moins les jeunes seront susceptibles de mettre fin à leurs actions. Du point de vue de la HKCTU, puisque nous nous situons du côté rationnel, ce que nous pouvons faire c’est mobiliser le droit de grève des travailleurs.
Les violences ont, toutefois, également visé les travailleurs du MTR [Mass Transit Railway], les travailleurs de l’aéroport et même les journalistes.
Carol Ng : En effet, mais par la suite, ils [les manifestants] sont venus présenter leurs excuses. Je pense que c’est très bien que ces gens trouvent en eux la force de se remettre en question et qu’ils soient prêts à présenter leurs excuses aux parties lésées, mais les méfaits du gouvernement durent depuis si longtemps. Carrie Lam a présenté ses excuses une fois, mais si elle tenait vraiment à s’excuser, elle devrait au moins répondre au deuxième point de la liste des demandes, à savoir la mise sur pied d’une commission d’enquête indépendante.
Hongkong se distinguait comme l’un des endroits les plus sûrs, les plus transparents et les moins corrompus du monde, avec une police qui était jusqu’ici très respectée. Qu’est-ce qui se cache derrière un changement aussi radical ?
Lee Cheuk-yan : Tout ceci est totalement nouveau pour nous aussi. Auparavant, la police a peut-être été impliquée dans l’un ou l’autre affrontement lors de nos manifestations… mais pas au point de tabasser les gens. Je pense que le gouvernement chinois a dit au gouvernement de Hongkong [en substance] : « Il vous revient de réprimer le mouvement de protestation par vos propres moyens. Nous n’allons pas mobiliser l’Armée populaire de libération. » En conséquence, Carrie Lam a senti qu’elle devait faire quelque chose pour mettre fin aux manifestations. Et il semblerait qu’elle n’ait personne d’autre vers qui se tourner que la police. Ainsi, sans même faire face au problème, c’est-à-dire les exigences des manifestants, chaque jour elle fait appel à la police.
De plus, deux incidents en particulier ont suscité énormément de colère chez nous à Hongkong. Le 21 juillet, les triades [les mafias chinoises] ont été rameutées pour s’en prendre, non seulement aux manifestants, mais encore à quiconque se trouvait à ce moment-là dans la station de métro de Yuen Long, et, pendant ce temps la police n’a rien fait. Le 31 août, après une manifestation, la police est descendue dans la station de métro et a tabassé quiconque s’y trouvait. Encore une fois, pas uniquement les manifestants.
Un viol a même été signalé à l’intérieur d’un commissariat de police. Et alors que toutes ces informations font surface, la police reste impunie. Nous ne pouvons donc rien faire pour mettre un terme à ces brutalités policières. Et les gens demandent : « Comment pouvons-nous encore nous fier à la police » ?
Quant à savoir si le gouvernement chinois se trouve derrière tout cela, nous ne pouvons pas l’affirmer avec certitude. Des cas se sont présentés de policiers qui dialoguent en mandarin, ce qui est en quelque sorte très suspect [la langue le plus couramment parlée à Hongkong est le cantonnais], mais nous ne possédons aucune preuve de l’origine de ces personnes.
Il y a eu des cas de travailleurs licenciés suite à leur participation aux manifestations ou pour avoir exprimé leur soutien aux manifestants sur les réseaux sociaux. Les entreprises hongkongaises ne soutiennent-elles pas le droit de leurs employés à manifester ou les répercussions sont-elles attribuables aux pressions chinoises ?
Carol Ng : Je ne crois pas qu’elles soutiennent les manifestants. Prenons, par exemple, Cathay Pacific et Cathay Dragon [la compagnie aérienne de Hongkong et sa filiale], celles-ci ont abandonné leur personnel et l’ont complètement trahi. Lorsque la Civil Aviation Authority of China (administration de l’aviation civile de Chine) déclare que Cathay Pacific court un risque de sécurité et qu’elle doit empêcher toute personne radicalisée [s’entend les membres d’équipage qui ont affiché leur soutien pour les manifestants ou participé aux manifestations] de voler, cette question prend une ampleur toute particulière. Les membres d’équipage ont été mis à l’épreuve, évalués et examinés par leur employeur, conformément aux normes internationales de l’aviation civile. Il est déraisonnable et parfaitement inique d’évaluer l’aptitude d’une personne à piloter un avion ou à servir les passagers sur la base de ses convictions politiques.
Nous croyons également que ce que le gouvernement chinois cherche à faire, c’est rompre clairement avec ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Et les entreprises obéissent à une consigne similaire, qui dit qu’elles doivent penser à leurs affaires sur le continent. C’est plutôt bouleversant et décevant et je ne pense pas que cette perte de confiance puisse être réparée de sitôt.
En ce qui concerne la liberté de réunion et la liberté syndicale, où en est Hongkong en ce moment ?
Lee Cheuk-yan : Il n’y a plus de liberté de réunion à Hongkong car la police a interdit toutes les marches. Vous pouvez peut-être organiser une réunion, mais vous ne pouvez rester qu’à un seul endroit. Ils n’autorisent aucune manifestation légale, et surtout pas des marches. Nous n’avons pas eu de marches légales depuis un mois déjà.
En ce qui concerne la liberté d’association et la négociation collective, nous constatons une discrimination politique et une discrimination syndicale. Le licenciement par Cathay Pacific de 30 employés – parmi eux le président de notre affilié, le syndicat du personnel de cabine de Cathay Dragon (Cathay Dragon Cabin Crew Union) – met en exergue la faille présente dans le code du travail de Hongkong : nous n’avons pas de protection contre la discrimination politique. Ainsi, en cas de licenciement d’un membre du personnel de cabine [dans le cadre du] mouvement de protestation, les travailleurs n’ont aucune possibilité de recours à une indemnisation ou une réintégration. Les employeurs sont donc libres de licencier qui ils veulent sans motif.
Et c’est Cathay Pacific qui donne le ton parce que la Chinese Civil Aviation Authority a exercé une pression directe sur Cathay. Ils lui ont clairement dit : « Vous feriez bien de faire le ménage chez vous. Il n’y a pas de place en Chine pour quiconque proteste ou participe à des manifestations illégales. Faites ce que vous avez à faire. »
Le monde des affaires avait autant de raisons de craindre la loi sur l’extradition que n’importe quel autre groupe à Hongkong. Quelle est sa position concernant le droit aux cinq demandes ?
Lee Cheuk-yan : La réaction de la communauté des affaires [locale] a été plutôt décevante. Ils se conduisent en hommes de main de Beijing, en licenciant les travailleurs. La Chambre de commerce américaine a été la seule à s’exprimer au début.
Le nouveau conflit entre les employeurs et les employés concerne la liberté politique des travailleurs. La libre entreprise ne devrait pas permettre au Parti communiste de dicter ce qui se passe à l’intérieur des entreprises. Mais maintenant, ils ouvrent la porte au Parti communiste. Pour autant, devrons-nous dorénavant avoir un « secrétaire privé » du Parti communiste dans chaque entreprise ? Elles le permettent pratiquement déjà aujourd’hui en se pliant aux injonctions de la Chine.
Hongkong perd peu à peu son caractère distinctif [et s’apparente de plus en plus à la Chine]. Cela n’augure rien de bon pour l’économie hongkongaise, ni pour l’économie mondiale.
Il semblerait que nous nous trouvions à un tournant critique, pratiquement à mi-chemin du processus de rétrocession qui touchera à sa fin en 2047, année où les libertés dont Hongkong jouit à l’heure actuelle – en vertu de la Loi fondamentale – « expireront ».
Quelle est votre lecture de l’instant présent ? Allons-nous droit vers « un point de non-retour » si les libertés et les valeurs de Hongkong ne sont pas sauvegardées dès à présent ?
Lee Cheuk-yan : D’une certaine façon, c’est bien que tout cela arrive maintenant. Le choc entre les deux systèmes, entre les deux valeurs, il est là depuis toujours. Dans le passé, c’était la loi anti-subversion [2003], puis il y a eu le mouvement des parapluies en 2014.
Fondamentalement, nous sommes enlisés dans un système inique, sans avenir politique… il est donc bon que tout cela explose avant 2047. S’il n’y avait pas de résistance aujourd’hui, imaginez ce qui pourrait advenir en 2047 – quand nous disposerons d’encore moins de marge de négociation à cause de toute la Loi fondamentale. Nous résistons aujourd’hui dans l’espoir que les choses iront mieux en 2047. Il est très urgent que nous luttions maintenant pour sauvegarder l’avenir de Hongkong, notre système et nos valeurs.(Article publié par EqualTimes, avec la traduction française, en date du 18 octobre 2019)
[1] Dans le territoire de Hongkong, la liberté d’association est garantie par la loi.
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