Tiré du blogue de l’auteure.
L’en-jeu ne serait-il pas ailleurs ? Une part des commentateurs s’accorde pour dire que le président turc étant en mauvaise posture politique entreprend une nouvelle opération de séduction électorale. C’est sans doute vrai. Ce que redoute de plus en plus ce président est de perdre le pouvoir politique. Mais quelles en sont les raisons réelles ? L’argent. Sans la mainmise sur le marché des armes, Erdoğan et sa famille ont gros à perdre. Dans ce clan, affaires privées et publiques sont en effet systématiquement mêlées.
Rappelons tout d’abord que l’armée turque est la deuxième plus importante de l’Otan, après les États-Unis, avec 77 000 soldats professionnels et quelque 325 000 conscrits[1]. Au sein de l’Alliance atlantique, l’État turc joue depuis la proclamation du Califat – existence de Daesh (EI) – et jusqu’à peu, un rôle de tremplin. Il a répondu aux exigences des États-Unis, comme par exemple fermer ses frontières à l’EI, accueillir sur son sol les réfugiés fuyant la guerre en Syrie et faire ainsi bonne impression auprès de l’UE[2].
Une série de mariages juteux
Ensuite, depuis le coup d’État du 15 juillet 2016, le président et sa famille se sont permis quelques écarts vis-à-vis de leurs potentiels alliés[3]et cela a été rendu possible grâce à l’échafaudage de multiples… mariages. En 2001, Burak, le fils aîné, épouse la fille d’un homme d’affaires qui aura participé à la société créée par Erdoğan dans le domaine de la marine marchande[4]. Cette première création sera suivie d’autres, permettant ainsi « un redéploiement discret des activités économiques du Premier ministre [Erdoğan à l’époque], après sa sortie du secteur de la distribution »[5].
En 2003, le fils cadet, Bilal, se marie avec une fille de bonne famille, ce qui lui permet de se lancer dans le secteur des cosmétiques, puis à son tour dans le transport maritime[6]. Bilal Erdoğan est depuis à la tête du groupe BMZ, une série d’entreprises mises en cause dans la signature de contrats de transport avec des entreprises européennes d’exploitation afin d’acheminer vers différents pays d’Asie le pétrole irakien volé par l’EI[7]. Cette opération rapporte ainsi entre un et deux milliards de dollars de revenus annuels à l’organisation terroriste et s’effectue en violation des résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.
En 2004, la fille aînée, Esra épouse Berat Albayrak, fils d’un journaliste islamiste, soutien inconditionnel du président. Formé aux États-Unis, Berat possède et dirige ATV, l’une des chaînes de télévision privée la plus regardée en Turquie. Devenu député du Parti de la justice et du développement (AKP) en juin 2015, il occupe depuis le portefeuille de l’Énergie et des Ressources naturelles[8]. Enfin, le 14 mai 2016 Sümeyye Erdoğan, la fille cadette, épouse Selçuk Bayraktar. Détenteur d’un doctorat du Georgia Institute of Technologyaux États-Unis, ingénieur dans le domaine de la défense, ce nouveau gendre travaille depuis 2007 comme directeur technique à Baykar Makina, l’entreprise familiale qui produit pour l’armée turque des Bayraktar(drones)[9], si chers à la politique de défense du pays, et qui les fournit à l’armée syrienne dans le cadre de ses opérations au sud-est du pays contre les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), en guerre contre Ankara depuis 1984[10].
Sümeyye Erdoğan, à elle seule, fait fonctionner un hôpital clandestin en Turquie tout près de la frontière syrienne[11]. Les camions de l’armée turque y acheminent tous les jours des dizaines de blessés djihadistes de l’EI, les soignent et les renvoient au front en Syrie. En outre, le père de Selçuk, le mari de Sümeyye donc, est un ami de son père (Yilmaz, le président, il faut suivre…) depuis les années 1990, alors qu’ils militaient ensemble, d’autant qu’il est originaire d’une ville proche de Rize, dont Erdoğan provient. Le témoin du marié, Hulusi Akar, est entretemps devenu le chef d’état-major (18 août 2015). Sa présence lors de la cérémonie de mariage témoigne alors de la connotation militaire de l’événement.
Cette option est amplifiée par les invitations du Premier ministre pakistanais et du fils de l’émir du Qatar[12]. En effet, en mars 2015, dans le cadre de la guerre syrienne, se crée une nouvelle alliance militaire,Jaish Al-Fatah (Armée de la conquête), regroupant des combattants djihadistes, salafistes et proches des Frères musulmans. Ce regroupement serait le produit du pacte scellé entre l’Arabie saoudite, le Qatar et la Turquie, sous l’impulsion du roi saoudien Salman, au pouvoir depuis janvier de la même année[13]. La présence de l’émir et du magistrat pakistanais constitue alors un message adressé au Congrès américain, notamment opposé à la livraison par les États-Unis de F-16 au Pakistan[14]. Ce mariage signe l’entrée du secteur militaire, longtemps inaccessible aux islamistes turcs, dans la famille Erdoğan.
Du fric aux armes et inversement
Le président turc joue sur plusieurs tableaux. En interne, il utilise la violence militaire et l’érige en système : la violence d’État est licite alors que la contre-violence (manifs, tribunes, …) est illicite. Cette violence est entretenue pour des raisons de solidarité par des milices, très masculinistes et militarisées, dont les activités entraînent le renforcement de la circulation des armes à feu. En effet, depuis 2016, des organisations sont apparues sur les réseaux sociaux numériques, telles que « AKmilisler » (milices AK), « AKgençlik » (jeunesse AK). Elles ont rejoint les « Osmanlı Ocakları » (Les foyers ottomans) et les « Osmanlı Ocakları 1453 », deux organisations informelles de l’Adalet ve Kalkınma Partisi (Parti de la justice et du développement ou AKP), qu’Erdoğan préside.
L’ensemble de ces groupes ont lancé sous le hashtag #AKsilahlanma (AKarmement) des appels à s’armer[15]. Les propos tenus ont réclamé une nécessaire sécurisation des militants pro-régime contre le terrorisme, cadres… et ont appelé à l’armement civil. La prolifération des armes à feu et les demandes de port d’armes avec permis ont augmenté dans le but de « contrer les coups d’État », écrivait le journaliste Aydın Engin le 23 novembre 2016 dans le quotidien d’opposition Cumhuriyet[16], sans qu’aucune autorité politique ne démente ni ne condamne cette situation. Elle a aussi contribué à l’augmentation des féminicidesdans le pays.
En externe, les turbulences au sein des alliances armées et aujourd’hui la guerre contre les Kurdes indiquent la ferme volonté du tout puissant président de préserver ses richesses, accumulées dans la militarisation du pays, et de continuer à s’enrichir par tous les moyens.
Joelle Palmieri
20 octobre 2019
Notes
[1]« L’armée turque, l’une des forces les mieux entraînées au monde », Le Parisien, 16 juillet 2016, http://www.leparisien.fr/flash-actualite-monde/l-armee-turque-l-une-des-forces-les-mieux-entrainees-au-monde-16-07-2016-5972557.php, consulté le 7 mars 2018.
[2]Mireille Sadège, La France et la Turquie dans l’Alliance atlantique, CVMag, 2005, 314 p.
[3]Mikhail Gamandiy-Egorov, « La Turquie poursuit son éloignement de l’Otan », Sputnik France, 7 février 2018, https://fr.sputniknews.com/points_de_vue/201802071035060205-turquie-otan/, consulté le 7 mars 2018.
[4]Ariane Bonzon, « Le mariage de la fille d’Erdoğan, symbole d’une stratégie militaire », Slate, 18 mai 2016,http://www.slate.fr/story/118237/mariage-sumeyye-Erdoğan-strategie-militaire, consulté le 27 février 2018.
[5]Nicolas Cheviron, Jean-François Pérouse, Erdoğan, nouveau Père de la Turquie ?, Éditions François Bourin, 2016.
[6]Ariane Bonzon, op.cit.
[7]« La famille Erdoğan éclaboussée par le pétrole de Daech », Sputnik France, 26 novembre 2015, https://fr.sputniknews.com/presse/201511261019838757-Erdoğan-daech-petrole-ei/, consulté le 7 mars 2018.
[8]Ibid.
[9]Ibid.
[10]Marie Jégo, « En Turquie, Erdoğan est le chef de l’entreprise de défense », Le Monde, 23 février 2018, http://www.lemonde.fr/economie/article/2018/02/23/en-turquie-Erdoğan-est-le-chef-de-l-entreprise-de-defense_5261437_3234.html, consulté le 27 février 2018.
[11]« La famille Erdoğan éclaboussée par le pétrole de Daech », Sputnik France, op.cit.
[12]Ariane Bonzon, op.cit.
[13]Marie Jégo et Benjamin Barthe, « Doha-Riyad-Ankara : un axe sunnite au secours des rebelles de Syrie », Le Monde, 12 mai 2015, http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/05/12/doha-riyad-ankara-un-axe-sunnite-au-secours-des-rebelles-de-syrie_4631759_3218.html#bUqCOAeoDDgtzarH.99, consulté le 27 février 2018.
[14]Ariane Bonzon, op.cit.
[15]« Aux armes citoyennEs ! Allumons le feu ! », Kedistan, 28 décembre 2017, http://www.kedistan.net/2017/12/26/aux-armes-citoyennes-allumons-le-feu/, consulté le 26 février 2018.
[16]Ibid.
SHARE THIS :
Un message, un commentaire ?