Tiré de regards.fr
Mercredi 9 octobre, le Nord-Est syrien s’est rappelé à son triste sort. Celui des bombes tombant du ciel et des morts qui se comptent par centaine dans un pays en guerre depuis huit ans. L’opération « source de paix » lancée par le président turc Recep Tayyip Erdogan ne fait que commencer. Et elle vise les Kurdes, principaux alliés des puissances occidentales dans la lutte contre l’Etat islamique. En décidant quelques jours plus tôt de retirer ses troupes de la région – par un simple tweet de Donald Trump – malgré les pressions de la communauté internationale, le président américain a fait le choix d’abandonner son allié, ouvrant ainsi la porte à une intervention turque.
Erdogan n’en demandait pas tant. Le président turc a désormais le champ libre pour réaliser la zone de sécurité qu’il prône depuis des mois et ainsi repousser les Kurdes et sa faction armée, les Unités de protection du peuple qualifiées par Ankara de « terroristes », loin de sa frontière. La perspective pour le président turc d’y installer les millions de réfugiés syriens présents sur son sol est également un argument non négligeable.
Les appels de l’Union européenne et les menaces de Trump n’y feront rien. « Erdogan est un élément incontournable de la région que personne ne peut sous-estimer. Trump peut évidemment faire des menaces, mais en réalité, il ne peut se passer de la Turquie comme acteur important de l’Otan, abonde Dominique Vidal, historien spécialiste du Moyen-Orient. La Turquie a également un "gentleman’s agreement" avec la Russie, et elle est l’un des rares pays qui ne participent pas aux sanctions de l’Iran. Quoique fasse Erdogan, il bénéficie d’alliances qui vont au-delà des réactions épidermiques liées à l’intervention militaire actuelle. » Sûr de sa force, le président turc a promis qu’il irait jusqu’au bout lors d’un discours à Istanbul vendredi 11 octobre. « Nous continuerons notre combat », a-t-il martelé, n’en déplaise à la communauté internationale. Sur le plan intérieur, Erdogan est également plus fragile qu’il n’y paraît. Cette intervention militaire, il en a aussi besoin pour redorer son blason après ses défaites aux élections municipales à Istanbul et Ankara de juin dernier.
Poutine, le grand gagnant ?
Abandonnés sur le terrain et en grandes difficultés face à l’armada turque et ses alliés de l’armée nationale syrienne issue de la rébellion et de factions islamistes, les Kurdes, eux, ont décidé de se tourner vers Bachar el-Assad. « Nous savons que nous devrons faire des compromis douloureux », mais « entre les compromis et le génocide de notre peuple, nous choisirons la vie », s’est justifié Mazloum Abdi, haut commandant des Forces démocratiques syriennes (FDS), majoritairement composées de Kurde, auprès de Foreign Policy.
De quoi remettre le régime, et son allié russe, au centre du jeu. « L’objectif pour Bachar el-Assad est de regagner le maximum de territoire, même s’il ne fait pas le poids contre l’armée turque », résume Dominique Vidal. Pour Adel Bakawan, chercheur associé à l’Institut Français des Relations Internationales, le grand gagnant n’est autre que Vladimir Poutine : « Au moment où les Etats-Unis se retirent et perdent toute crédibilité, le président russe apparaît comme celui qui tient sa parole. Nous sommes là, à vos côtés et nous ne vous lâcherons pas ». Et l’Etat islamique dans tout ça, alors que de nombreux djihadistes ont profité de l’intervention turque pour s’évader des geôles tenues par les Kurdes ? « Une chance inespérée pour les dirigeants de l’organisation, selon Adel Bakawan, alors que les Forces démocratiques syriennes ont abandonné Raqqa », ancienne capitale du califat autoproclamé. Un constat que nuance pourtant Dominique Vidal : « Je pense que l’Etat islamique est avant tout un problème irakien, né de l’invasion américaine et de la chute de Saddam Hussein. Le terreau se situe en Irak, et tant que les Sunnites resteront marginalisés, que la corruption demeurera au sein du pouvoir, l’Etat islamique représentera toujours une menace ».
« Les Kurdes ont toujours été seuls contre tous »
La trahison diplomatique des Etats-Unis envers les Kurdes, l’histoire en a été maintes fois témoin. Et les Kurdes en ont toujours fait les frais. « Les Kurdes ont toujours été seuls contre tous. Ça n’a rien de nouveau. Cela fait un siècle que ça dure, souligne Dominique Vidal. Après la Première guerre mondiale, un état kurde était même prévu, avant d’être finalement oublié dans les négociations. Les Kurdes sont en quelque sorte les cocus de l’Histoire. »
Pour autant, sont-ils exempts de tout reproche, notamment dans le conflit qui gangrène la Syrie depuis huit ans ? « Il y a un élément très important, c’est qu’ils ont toujours fricoté avec le régime de Bachar el-Assad depuis le début du conflit, ce qui a passablement fâché beaucoup de gens et notamment les tribus arabes qui peuplent la région, confirme Dominique Vidal. Quand Alep a été assiégée, on ne les a pas vus, ce qui est une erreur majeure à mon sens. »
Alliés précieux des pays occidentaux sur le terrain, les Kurdes n’ont jamais vu leurs aspirations étatiques se réaliser. L’imaginaire collectif d’un Rojava souverain et indépendant est encore loin selon Dominique Vidal : « Quel que soit leur rôle d’allié, les revendications des Kurdes vont à l’encontre de leurs voisins, qu’il s’agisse de la Turquie, du gouvernement syrien, des intérêts irakiens et même iraniens ». Leur alliance récente avec Bachar el-Assad et les Russes pourrait-elle changer la donne ? « J’ai pu consulter un document rédigé entre les Russes, Damas et les Kurdes, révèle Adel Bakawan. Il y a une mention qui précise que la Russie donne la garantie d’une autonomie des Kurdes à l’avenir. » Pour Dominique Vidal, « il n’y a jamais d’expérience démocratique qui soit perdue. Les Kurdes de Syrie ont une base de reconstruction pour le futur ». L’Histoire en est témoin.
Alexandre Luca
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