7 janvier 2023 | tiré du Courrier international | Source : The New York Times | DESSIN D’ALANAH SARGINSON PARU DANS THE NEW YORK TIMES, ÉTATS-UNIS.
Il semble que les conditions soient réunies pour que le monde se retrouve confronté à une conjugaison de crises simultanées : la pandémie de Covid-19 en est à sa troisième année ; la guerre en Ukraine menace de devenir nucléaire ; des événements climatiques extrêmes frappent l’Amérique du Nord, l’Europe, l’Asie et l’Afrique ; et l’inflation atteint des taux jamais vus depuis des décennies, tandis que l’autoritarisme est en marche dans le monde entier. Or il ne faut pas croire qu’il s’agisse d’une coïncidence, aussi désolante que temporaire, que, pour le malheur de l’humanité, tout semble partir à vau-l’eau en même temps.
Un nœud complexe
En réalité, la probabilité que les bouleversements actuels soient le fruit du hasard se réduit de jour en jour. Nous sommes presque certainement face à quelque chose de beaucoup plus durable, et dangereux. Nous sommes à même de voir les crises du moment, mais nous sommes pour ainsi dire incapables d’identifier les processus masqués qui font que ces crises s’aggravent les unes les autres – et d’analyser les véritables dangers qui planent peut-être sur nous tous.
Le politologue canadien Thomas Homer-Dixon est directeur exécutif du Cascade Institute de la Royal Roads University, en Colombie-Britannique, au Canada. L’écologue suédois Johan Rockström est directeur de l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique et professeur en science du système Terre à l’université de Potsdam.
Le terme qui décrit le mieux le désordre actuel est celui de polycrise mondiale, un terme popularisé depuis peu parl’historien Adam Tooze [historien britannique, professeur à l’université Columbia]. Il sous-entend que l’humanité doit résoudre un nœud complexe de crises apparemment distinctes, mais en fait profondément indémêlables. Et c’est justement parce qu’elles sont à ce point enchevêtrées qu’elles provoquent dans le monde entier des dégâts beaucoup plus graves que la somme de leurs maux individuels.
Au cours des dix dernières années, les choses ont fondamentalement dégénéré. Les chiffres de la faim dans le monde, du nombre de migrants contraints de se déplacer à l’intérieur de leurs pays ou vers l’étranger, du niveau de l’autoritarisme politique, des violations des droits humains et des manifestations violentes et des conflits en cours, toutes ces mesures de ce qui va mal sont en hausse, considérablement pour certaines.
Dans le même temps, l’espérance de vie moyenne de l’homme a chuté pour atteindre 70,96 ans en 2021, par rapport à une estimation de 72,6 en 2019, la première baisse enregistrée depuis que les Nations unies ont commencé à établir des tableaux de ce type de données en 1950.
Prises séparément, les tensions naturelles et sociales qui peuvent aboutir à une crise mondiale sont qualifiées de “risques systémiques”. Elles incluent le réchauffement climatique, les épidémies de maladies zoonotiques (qui se transmettent de l’animal à l’homme), le déclin de la biodiversité, l’aggravation des inégalités économiques, l’instabilité du système financier, l’extrémisme idéologique, les cyberattaques, les troubles sociaux et politiques croissants et les déséquilibres géopolitiques.
Simultanéité et synchronisation à l’œuvre
La plupart de ces risques systémiques entraînent aujourd’hui davantage de perturbations, et sont plus dangereux. Et en règle générale, ils empirent de plus en plus vite. En d’autres termes, ces risques s’amplifient en termes de gravité, et leur rythme s’accélère. Par exemple, comme le montrent les ravages causés par le Covid-19, les épidémies de maladies zoonotiques deviennent plus graves. Et elles se produisent aussi plus souvent. De même, le réchauffement climatique s’est à la fois amplifié et précipité.
Nous sommes également témoins de la hausse rapide de la gravité et de la fréquence d’événements extrêmes tels que les sécheresses, les inondations, les ouragans et les vagues de chaleur, qui affectent des milliards de gens et multiplient par conséquent les déplacements de population, l’instabilité sociale et les conflits, en particulier en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud-Est.
L’amplification et l’accélération du risque ont deux moteurs puissants. Tout d’abord, la consommation des ressources par l’humanité et la pollution ont pris de telles proportions qu’elles sapent la résistance des systèmes naturels et accentuent les risques de réchauffement climatique, de déclin de la biodiversité et d’épidémies zoonotiques. Ensuite, la connectivité entre nos systèmes économiques et sociaux s’est tellement développée que le volume et la vélocité des flux à longue distance de matières, d’énergie et d’information ont brutalement augmenté, ce qui accroît des risques comme l’instabilité des systèmes financiers, les pandémies, les inégalités économiques et l’extrémisme idéologique. La simultanéité des crises que nous vivons laisse entrevoir qu’autre chose est à l’œuvre – la synchronisation des risques.
Effet domino de l’effondrement
Des liens causaux complexes et pour l’essentiel méconnus entre les systèmes économiques, sociaux et écologiques de la planète expliquent peut-être pourquoi de nombreux risques atteignent leur seuil critique presque tous au même moment. Si tel est le cas, la simultanéité apparente n’est pas seulement une coïncidence temporaire ; il est probable qu’elle persiste et qu’elle finisse par dépasser la capacité de la société à s’adapter, provoquant un véritable effondrement dans certaines régions, comme en Haïti actuellement.
Mais nous ne pouvons en être vraiment sûrs parce qu’en général les experts de l’évaluation des risques disposent d’un savoir extrêmement spécialisé et compartimenté – en économie, par exemple, ou en épidémiologie. Ce savoir se transforme rarement en une compréhension exhaustive de l’action d’autres risques systémiques et de l’influence qu’ils peuvent avoir les uns sur les autres.
Ainsi, si les spécialistes de l’impact économique du changement climatique comprennent en partie comment le réchauffement aggrave les inégalités économiques au sein des sociétés et entre elles, ils ne savent que fort peu de choses sur son influence sur l’extrémisme idéologique. Et ils n’accordent presque aucune attention à la possibilité que ce lien de cause à effet puisse fonctionner dans l’autre sens – autrement dit, que les inégalités et l’extrémisme puissent aussi contribuer à aggraver le réchauffement.
Pourtant, il est possible que tous ces processus soient à l’œuvre actuellement. Le réchauffement climatique a un effet négatif sur la santé de la population et déclenche des catastrophes météorologiques, qui affectent les infrastructures et la production alimentaire sur toute la planète. Dans les pays plus pauvres, ces changements limitent la croissance économique et creusent encore le fossé des inégalités économiques. Partout où ils surviennent, le fléchissement de la croissance et le durcissement des inégalités intensifient l’extrémisme idéologique. Et cet extrémisme ne pourra que compliquer la mise en place d’un consensus national et international sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, ce qui fait que le problème du réchauffement ne cesse d’empirer.
L’urgence de réponses globales
Les cercles vicieux de ce type sont définis par les théoriciens de la complexité comme des “boucles de rétroaction positives” autorenforçantes [phénomène d’influence mutuelle et auto-entretenu qui crée une sorte de chaîne de réactions qui tend à s’amplifier]. Nous avons tendance à voir des fragments et des détails d’une boucle causale [hypothèse où des événements séparés dans l’espace et le temps s’influencent mutuellement de manière paradoxale], mais pas le tableau dans son ensemble. Pour cette raison, il est urgent que nous identifiions et surveillions ces rétroactions et que nous repérions celles que nous ne connaissons pas encore afin d’établir si elles synchronisent les risques systémiques mondiaux. Les entreprises procèdent à un genre comparable d’analyse du risque en effectuant des diagrammes des boucles causales dans les systèmes dynamiques qui les concernent.
Le système, c’est la planète elle-même
Dans le cas qui nous préoccupe, le système, c’est la planète elle-même. Cela revient à appliquer la première règle de l’écologie énoncée par Barry Commoner [biologiste américain] – toutes les parties du système sont interdépendantes –, mais avec une modification essentielle : certaines interdépendances comptent plus que les autres.
Nous proposons la mise en place d’une collaboration scientifique mondiale pour identifier les mécanismes causaux qui relient ces risques. Cette collaboration s’articulerait autour d’un consortium planétaire d’instituts financés au niveau national. Elle aurait avant tout pour mission d’étudier les mécanismes qui amplifient, accélèrent et synchronisent les risques systémiques mondiaux, et ensuite de déterminer de quelle façon pratique l’humanité pourrait intervenir. Elle chercherait également des moyens de maîtriser ces rétroactions afin d’orienter les systèmes économiques, sociaux et écologiques clés vers de meilleurs résultats.
Ce consortium serait le pendant scientifique international du Laboratoire du futurproposé par le secrétaire général des Nations unies António Guterres, projet qui a pour objectif de concentrer tous les “travaux [de l’humanité] sur la prospective, les grandes tendances et les risques”. Et il soumettrait régulièrement des rapports aux gouvernements participants et à l’opinion publique mondiale, dans le but explicite de galvaniser les actions pour répondre à la polycrise.
Il est d’une importance cruciale de lancer ce type d’initiative. “Si nous poursuivons dans la même voie, a averti Guterres, nous pourrions voir l’ordre mondial s’effondrer, des crises sans fin se succéder et voir naître un monde qui ne fait de place qu’aux gagnants.”
Thomas Homer-Dixon et Johan Rockström. Le politologue canadien Thomas Homer-Dixon est directeur exécutif du Cascade Institute de la Royal Roads University, en Colombie-Britannique, au Canada. L’écologue suédois Johan Rockström est directeur de l’Institut de recherche de Potsdam sur les effets du changement climatique et professeur en science du système Terre à l’université de Potsdam.
Courrier International
Source
The New York Times (New York)
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