Tiré de 24 hres.
En avril dernier, quatre chercheurs vêtus de sarraus blancs se sont enchaînés aux portes de la banque JP Morgan Chase, à Los Angeles, pour protester contre ses investissements massifs dans les combustibles fossiles. Dans un discours expliquant leurs motivations, le climatologue de la NASA Peter Kalmus a fondu en larmes.
Le sociologue et coordonnateur du collectif Scientifiques en rébellion, Milan Bouchet-Valat, parle de ce moment comme d’un fertilisant pour la communauté scientifique.
« Ça a créé un électrochoc. On a vu que l’attention médiatique a augmenté à la suite de cette action [...] à la hauteur de la gravité de la crise climatique », souligne l’expert, en entrevue à 24 heures.
« On a l’impression que les scientifiques doivent rester neutres, calmes, froids, que s’ils commencent à montrer des émotions, ils ne sont pas crédibles, poursuit-il. Mais si on vous dit que c’est la fin du monde et qu’on reste tranquillement au bureau en train de faire nos petites analyses, c’est là qu’on perd toute notre crédibilité. On est loin de ce qu’on écrit dans nos rapports toujours plus alarmants. »
Dans les jours qui ont suivi, près de 1200 scientifiques ont participé à des actions de désobéissance civile dans 26 pays.
« Se contenter d’une marche peut sembler assez léger », ajoute M. Bouchet-Valat. S’enchaîner à une banque et risquer la prison est, selon lui, une opération plus cohérente avec le niveau d’alerte.
Désobéir pour calmer son anxiété
Les dizaines de milliers d’études publiées depuis le tout premier rapport du GIEC en 1990 n’ont pas suffi. Elles démontrent pourtant que le temps presse pour limiter le réchauffement planétaire et que certaines de ses conséquences sont déjà irréversibles.
« La science rappelle sans cesse qu’on se dirige droit dans le mur », lance le coordonnateur des Scientifiques en rébellion, un mouvement créé en 2020.
Plus de 1000 scientifiques de toutes disciplines avaient alors lancé un appel à la désobéissance civile dans Le Monde : l’invitation a provoqué la formation du groupe Scientists Rebellion et de son chapitre français peu de temps après.
« Les rapports sont toujours plus alarmants, l’inquiétude monte dans la population, mais les gouvernements et les entreprises ne sont pas du tout à la hauteur. Ça crée beaucoup d’angoisse dans la communauté scientifique », affirme M. Bouchet-Valat.
Pour le chercheur, la désobéissance civile est une manière de calmer cette anxiété, et de faire beaucoup de bruit avec peu de moyens.
En 2019, lui et quelques scientifiques ont participé à une première action avec le collectif citoyen Action non violente COP21. Les militants ont alors brandi devant la tour Eiffel des portraits du président français Emmanuel Macron volés dans une centaine de mairies pour dénoncer « le vide de sa politique climatique et sociale » en pleine COP25.
« On a été mis en garde à vue avec deux collègues scientifiques pendant 24 heures. C’est la première fois que j’étais arrêté par les policiers », dit-il.
Marquer l’imaginaire en peu de temps
Si la COVID a freiné le mouvement, les actions de désobéissance scientifique ne cessent de se multiplier depuis le début de l’année. Et certaines marquent l’imaginaire.
En octobre, la coautrice du dernier rapport du GIEC et professeure à l’Université de Lausanne, Julia Steinberger, a bloqué l’autoroute A6 à Berne, en Suisse, avec des militants de Renovate Switzerland. Dans une vidéo devenue virale, on la voit couchée au sol, imperturbable.
« L’action civile non-violente, c’est très important parce que notre gouvernement n’agit pas pour le réchauffement climatique. Et il nous reste très peu de temps », dit-elle doucement, pendant qu’elle se fait arrêter par les forces policières.
« Ce n’est pas dans la nature des scientifiques de faire de la désobéissance civile. Mais quand une autrice du GIEC est prête à avoir un dossier criminel et même à se faire mettre en prison parce qu’elle a l’impression de ne pas être entendue, ça démontre que pour elle, il faut pousser le combat plus loin », analyse Stephan Botez, neurologue au CHUM et membre de l’Association québécoise des médecins pour l’environnement (AQME).
Le père de trois jeunes enfants ne se dit pas encore prêt à prendre ce risque. Il doute également des résultats de ces actions.
Il faut dire qu’au Québec, encore très peu de scientifiques choisissent la voie de la désobéissance civile.
« Mais il n’y a pas une journée où je me lève en ne me demandant pas ce que je pourrais faire de plus, précise-t-il. Je comprends ces scientifiques et je salue leurs actions. Se fixer des objectifs climatiques pour 2050, c’est beaucoup trop loin. Et c’est vrai qu’on a le sentiment de ne pas être écoutés. »
Se rebeller avec son « privilège » scientifique
Les scientifiques jouissent d’une certaine notoriété dans la société. Au Québec, 90% de la population dit avoir confiance en les scientifiques, selon le Baromètre des professions 2022.
Pour Milan Bouchet-Valat, il est impératif d’utiliser cette « position privilégiée » : une fois les rapports sur les changements climatiques ou la perte de biodiversité rédigés, sortir dans les rues apparaît même comme « un devoir ».
« Certains pensent qu’on a une responsabilité de porter cette parole parce qu’a priori, on est le mieux informés. On est aussi plus écouté des médias et des gouvernements, détaille-t-il. Quand on fait une action illégale, on est mieux traités par les policiers que le citoyen lambda. »
« Pour pas mal de collègues, ne pas utiliser ce pouvoir serait perçu comme une faute », ajoute le sociologue.
Les gens tendent-ils plus l’oreille lorsqu’un médecin leur explique l’impact des changements climatiques sur leur santé ? Le neurologue Stephan Botez croit que oui.
« Pour moi, c’est assez clair que j’ai le devoir d’informer les gens, confirme-t-il. On a un rôle de plus à jouer. C’est la seule façon de s’en sortir. Mais quand expliquer et informer ne semblent pas suffire, il faut user de tous les moyens pour le faire. »
C’est à ce moment que la désobéissance civile entre en jeu.
Une analyse publiée dans la revue Nature au mois d’août indique par ailleurs que près de 40% des scientifiques qui contribuent aux rapports du GIEC ont déjà signé des pétitions ou des lettres appelant à des actions plus radicales.
Pour les autres militants environnementaux issus de la société civile qui prêchent pour la désobéissance civile, le soutien des scientifiques est important.
« Quand des experts de l’ONU et du GIEC se tournent vers la désobéissance civile, ça légitimiste nos actions. Ce sont eux qui comprennent le mieux les dangers de la crise climatique, et c’est ce qu’ils proposent comme solution », assure Michèle Lavoie, 37 ans, membre du Collectif Antigone.
Son collègue Jacob Pirro, 22 ans, est aussi de cet avis.
« Les scientifiques sont la cause de nos actions. Ils sonnent l’alarme depuis des dizaines d’années. Le fait qu’ils appellent à se mettre en action, ça nous motive. Ils réalisent que le système actuel n’est pas adapté à la crise climatique en cour. »
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