Édition du 19 novembre 2024

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États-Unis

États-Unis : Une nouvelle radicalisation, une nouvelle gauche

Avec la campagne contre le « wokisme » et la Critical Race Theory aux États-Unis, nous assistons à la contre-offensive de la droite et de l’extrême-droite états-uniennes contre le mouvement noir en réaction à l’extraordinaire mobilisation, qui a suivi la mort de George Floyd aux États-Unis et à l’échelle planétaire, sous la bannière du mouvement Black Lives Matter (voir article de Luc Allaire).

4 février 2022 | tiré de l’Aut’journal

Ces deux mouvements de protestation, puis de ressac, ont des répercussions au Québec. Rien d’étonnant. Le mouvement des droits civiques des années 1960 et 1970 a eu influence considérable sur le mouvement indépendantiste québécois et le présent mouvement influencera également la politique québécoise. Alors, profitons de ce Mois de l’Histoire des Noirs pour jeter un coup d’œil sur l’évolution du mouvement aux États-Unis à travers le livre From #Blacklivesmatter to Black Liberation (Haymarket Books, 2021) de Keeanga-Yamahtta Taylor, préfacé par la célèbre Angela Y. Davis.

Une longue histoire de luttes héroïques

Les Afro-américains ont une longue histoire de luttes héroïques. À commencer avec la révolte des esclaves dirigée par Nat Turner, suivie par les exploits de Harriet Tubman qui, après s’être enfuie de sa plantation, est retournée à treize reprises dans le Sud pour libérer d’autres esclaves, avant de devenir la seule femme à diriger un assaut militaire pendant la Guerre de Sécession. Un film qui lui est consacré est disponible sur Netflix.

Les Afro-Américains avaient commencé à récolter, pendant la période de la Reconstruction, les fruits de leur émancipation en occupant plusieurs postes électifs dans le Sud jusqu’à ce qu’ils soient trahis lors de l’élection présidentielle de 1877, lorsque les Démocrates acceptent de reconnaître la victoire du candidat républicain en échange du départ des troupes nordistes du Sud pour les rediriger vers la « Conquête de l’Ouest » contre les Autochtones. Une fois les soldats nordistes partis, des hordes d’anciens soldats sudistes dirigées par les propriétaires des plantations ont terrorisé les Afro-Américains.

Keeanga-Yamahtta Taylor raconte que les Afro-américains étaient arrêtés pour vagabondage et condamnés à du « travail forcé » dans des conditions similaires à celles de l’esclavage. En 1892, en Géorgie, 90 % des forçats étaient des Noirs. En 1898, 73 % des revenus de l’Alabama provenaient du travail des forçats noirs dans les mines de charbon. Ce système préfigurait la situation actuelle alors que les États-Unis, avec une population qui représente 5 % de la population mondiale, détiennent 25 % de la population carcérale mondiale. Avec un million de prisonniers, les Noirs ont un taux d’incarcération six fois plus élevé que les Blancs.

Les Afro-Américains ont très peu profité des mesures du New Deal de Roosevelt parce que celui-ci ne voulait pas s’aliéner l’électorat blanc sudiste représenté par le Parti Démocrate. La situation a changé après la guerre, avec le retour de 125 000 soldats afro-américains. Ils se sont inscrits dans le vaste mouvement de population des Noirs du Sud vers les grandes villes du Nord où, face à un grave problème d’habitation, ils ont été confrontés à l’opposition violente de Blancs qui leur interdisaient de s’installer dans les quartiers blancs.

Depuis les années 1930, rappelle Taylor, une nouvelle génération de militants afro-américains, qui se dénommaient eux-mêmes les « New Negroes », avait vu le jour dans les villes. Plusieurs d’entre eux, inspirés par la Révolution russe de 1917, avaient adhéré au Parti communiste états-unien. Ils furent écrasés par la répression maccarthyste. Entre 1947 et 1956, plus de 5 millions de fonctionnaires fédéraux furent contraints d’exprimer leur « loyauté » à l’égard de l’Amérique et 25 000 ont fait l’objet d’une enquête du FBI. Plus de 2 700 fonctionnaires fédéraux ont été congédiés et 12 000 autres ont démissionné. Le maccarthysme a détruit toute la gauche. Les purges des communistes et des radicaux de l’AFL-CIO ont entraîné le déclin de la lutte contre la ségrégation raciale au sein de la grande centrale syndicale.

Au début des années 1960, une nouvelle génération de militants, avec comme figures de proue Martin Luther King et Malcolm X, a entrepris une vaste mobilisation populaire, qui a culminé par l’adoption des législations sur le droit de vote et le développement de l’État-providence avec les programmes sociaux de la Great Society de Lyndon B. Johnson. L’histoire de ces années tumultueuses est assez bien connue, mais Keeanga-Yamahtta Taylor attire notre attention sur un aspect plus méconnu : l’implication des Afro-américains dans le mouvement syndical et l’ampleur de la mobilisation des travailleurs et travailleuses.

De 1967-1974, il y eut une moyenne de 5 200 grèves par année, comparativement à un sommet de 4 000 la décennie précédente. Elle cite plus particulièrement la grève illégale de 1970 de 200 000 travailleurs des postes, dont 20 % étaient des Afro-américains et en constituaient la section la plus militante. Nixon avait fait appel à la Garde nationale pour écraser le mouvement. Mais être facteur est un métier difficile. Aussi, des 26 000 soldats réquisitionnés, 16 000 ne se sont pas présentés. Après deux semaines de grève, l’administration a dû leur consentir 14 % d’augmentation de salaire.

Taylor s’intéresse plutôt à la suite des événements, c’est-à-dire l’émergence d’une classe moyenne noire, à l’élection de représentants du peuple noir dans les villes, au Congrès et même à la présidence (Obama).

La constitution d’une mince classe moyenne noire

Au terme de la période qui a suivi la lutte pour les droits civiques, un constat est particulièrement frappant. L’écart entre les riches et les pauvres est plus prononcé chez les Noirs que chez les Blancs ! Chez les familles les plus fortunées d’Afro-Américains, leurs avoirs sont deux cents fois supérieurs à ceux des familles de la classe moyenne, alors qu’ils sont 74 fois supérieurs dans les familles blanches. Un sondage révélait que 40 % des Noirs étaient de l’opinion, devant cette situation, qu’on ne pouvait plus parler des Noirs comme constituant une seule race !

Trois causes expliquent ce phénomène. La répression qui s’est abattue sur la fraction militante du mouvement d’émancipation, une campagne idéologique et une politique d’intégration économique et politique d’une mince strate de la population afro-américaine, afin de « discipliner » les couches les plus pauvres des Afro-Américains.

Au chapitre répressif, il y a eu les assassinats de Martin Luther King et de Malcolm X. Le Black Panthers Party (BPP), dont le programme prônait l’abolition de l’économie capitaliste et la construction du socialisme, par la violence si nécessaire, a vu, au cours de sa brève existence, 50 de ses membres assassinés, 200 autres blessés et 300 arrêtés. De nombreux militants des droits civiques ont été cités à comparaître devant les « grands jurys » pour les intimider. Au plan politique, le BPP avait perdu l’appui de cette partie de l’élite blanche new-yorkaise qui l’avait soutenu jusqu’à ce que le gouvernement abolisse la conscription. Le dirigeant Bobby Seale a invoqué les chiffres que nous venons de citer pour justifier un changement de stratégie et sa candidature à la mairie de la ville d’Oakland en 1973.

Il n’était pas le seul. D’autres révolutionnaires ont présenté le terrain électoral comme une expression de la « guerre civile » entre le pouvoir noir et le pouvoir blanc. Même Martin Luther King a donné son aval à cette stratégie, sans toutefois la privilégier à la mobilisation populaire.

Taylor montre que cette intégration de la politique noire dans le courant politique dominant américain s’accompagnait de milliards d’investissements gouvernementaux pour constituer une classe moyenne noire. En 1970, la moitié des diplômés masculins et 60 % des diplômées féminines étaient employés dans la fonction publique, comparativement à 35 % pour les diplômés blancs des deux sexes. Alors que les employés gouvernementaux ne représentaient que 18 % de l’ensemble de la main-d’œuvre aux États-Unis, 26 % des adultes afro-américains travaillaient pour le gouvernement. Entre 1969 et 1974, le revenu moyen du 5 % les plus riches des familles non blanches est passé de 17 000 $ à 24 000 $. Entre 1970 et 2006, le nombre de ménages noirs gagnant plus de 100 000 $ par année est passé de 1 % à 9 %.

Si la participation aux élections locales était un projet du mouvement noir, il a été approuvé par l’establishment américain, souligne Taylor. Nixon n’a-t-il pas justifié l’attribution de nombreux programmes fédéraux de financements aux entreprises dirigées par des Noirs par ces mots : « Black pride, Black jobs, Black opportunity and, yes, Black Power. »

Le premier maire noir à être élu a été Carl Stokes à Cleveland en 1967, après un premier échec. Entre les deux élections, une émeute est survenue et la deuxième campagne électorale s’est menée sous ce slogan à l’intention de la population noire « Keep it Cool for Carl ! ». Une de ses premières décisions a été d’augmenter le budget de la police ! Cela donnait le ton pour l’avenir.

L’évolution de l’élite politique noire

Taylor s’intéresse au Congressional Black Caucus (CBC), créé en 1970, dont l’évolution est révélatrice de la tangente prise par une partie du mouvement noir. Au départ, ses membres formaient l’opposition la plus à gauche du Congrès avec leur opposition à la guerre du Vietnam et au démantèlement des programmes sociaux de la Great Society de Lyndon B. Johnson. Puis, leurs activités se sont résumées à des auditions et des études sans fin sur l’oppression des Noirs. Plutôt que de tirer le Parti démocrate vers la gauche, ils se sont ralliés à son agenda conservateur.

Ils ne furent pas les seuls. Un mois après l’élection de Ronald Reagan en 1980, 125 universitaires se réunissent à San Francisco pour discuter de la signification du conservatisme noir avec comme invité de marque Milton Freedman, le gourou du néolibéralisme. Charles Hamilton, un des coauteurs avec Stokeley Carmichael en 1968 du livre Black Power, invitait les politiciens noirs à « déracialiser » leur message politique pour ne pas s’aliéner le vote des Blancs.

Un des principaux lieutenants de Martin Luther King, Ralph David Abernathy, avait même appuyé la candidature de Reagan. Jesse Jackson Sr conviait les hommes d’affaires noirs à troquer les « Civils Rights » pour les « Silver Rights ». Autrement dit, le développement d’une bourgeoisie noire devenait le nouvel objectif.

Au début du XXIe siècle, les membres du CBC font comme tous les autres politiciens à Washington : ils se mettent en ligne pour recevoir les contributions des grandes corporations (pharmaceutiques, assurances, matériel militaire, etc.). Les plus importantes viennent de Wal-Mart et McDonald’s. Ils ont même accepté de l’argent de l’America Legislative Exchange Council qui s’active à supprimer le vote des Noirs !

Déjà, au milieu des années 1980, treize villes de plus de 100 000 habitants étaient contrôlées par une administration noire et elles ont toutes adopté le credo des réductions de taxes aux entreprises et les partenariats publics-privés. La construction de prisons a été envisagée comme un projet de développement économique.

En 1970, les Noirs ne constituaient que 6 % de l’effectif des forces policières dans les 300 plus grandes villes des États-Unis. Au début du XXIe siècle, dans les villes de plus de 250 000 habitants, ils représentaient 20 % des effectifs et un autre 14 % étaient des latinos. À Détroit, les Noirs forment 60 % de la force constabulaire ; à Washington, elle est constituée à 70 % de membres des minorités. Aujourd’hui, à travers les États-Unis, des milliers de noirs occupent des postes électifs et dirigent des villes et des banlieues.

Pour Taylor, la plus significative transformation dans la vie des Noirs au cours des cinquante dernières années a été l’émergence de cette élite noire qui, au plan politique, a été responsable de compressions dans les budgets gouvernementaux et dont une un grand nombre appuie aujourd’hui une plus grande privatisation des fonds publics dans l’éducation, le logement et les soins de santé.

Là, où tout a basculé, dans l’esprit de Taylor, c’est lors de la rébellion qui a suivi le meurtre de Freddie Gray à Baltimore, une ville où les Noirs contrôlent l’ensemble de l’administration. « Quand un maire noir, gouvernant une cité noire, aide à la mobilisation d’un contingent militaire noire dirigé par une femme noire pour supprimer une rébellion noire, nous entrons dans une nouvelle phase de la lutte des Noirs pour la liberté », écrit Taylor.

Black Lives Matter

Le livre de Taylor a été écrit avant le meurtre de George Floyd, mais celui-ci s’inscrit dans une longue liste d’assassinats semblables par les forces policières. Un moment particulier est survenu lors du meurtre de Trayvon Martin, 17 ans, qui déambulait pacifiquement dans les rues de Sanford en Floride au printemps 2012, lorsqu’il a été assassiné par George Zimmerman qui s’était improvisé vigile. Zimmerman n’a été arrêté que 45 jours plus tard, après des semaines de protestation, de marches et de manifestations organisées sur les réseaux sociaux et non par les organisations des droits civiques traditionnels, de plus en plus discréditées. Lorsqu’à l’été 2013 Zimmerman a été innocenté et que le président Obama a légitimé le jugement en déclarant « Nous sommes une nation de droits et le jury a parlé », c’en était trop ! L’organisatrice communautaire Alicia Garz a posté un hastag sur Facebook #blacklivesmatter, qui s’est répandu comme une traînée de poudre. Avec d’autres militantes et militants, elle a transformé le slogan en une organisation.

Nous entrons alors, écrit Taylor, dans une nouvelle période, une nouvelle radicalisation et à la naissance d’une nouvelle gauche. Depuis, les débats sont animés sur les orientations et les formes d’organisation à prendre. Par exemple, certains favorisent une organisation horizontale basée sur les réseaux sociaux, d’autres comme Taylor militent pour une organisation structurée.

De plus, Taylor prône une approche englobante, dont les Noirs sont le moteur, mais qui englobe aussi les Blancs dans une lutte contre le capitalisme et l’impérialisme. Elle rappelle qu’aux États-Unis, la majorité des pauvres, la majorité de ceux qui n’ont pas d’assurance-maladie, la majorité des sans-abri sont Blancs. Elle s’inspire de Martin Luther King qui déclarait : « La Révolution noire est beaucoup plus que la lutte pour les droits des Noirs. Elle force l’Amérique à faire face à tous ses vices interreliés : le racisme, la pauvreté, le militarisme et le matérialisme. C’est démasquer tous les démons enracinés profondément dans toute la structure de la société. »

* * * * *

Racisme systémique ou culture de la pauvreté ?

Dans leur livre Black Power, Stokeley Carmichael et Charles Hamilton ont inventé les termes « racisme institutionnel » et « racisme systémique », rappelle Keeanga-Yamahtta Taylor. Ils l’ont défini comme étant les politiques, les programmes et les pratiques des institutions publiques ou privées qui ont pour résultat des taux de pauvreté, de dépossessions, de criminalisation, de maladies et de mortalité plus élevés chez les Afro-Américains. Leur définition impliquait une analyse de tous les facteurs de discrimination avec cette précision importante : c’est le résultat qui compte et non l’intention des individus. Devait évidemment s’ensuivre une redistribution majeure de la richesse.

Dans son rapport, la Commission Kerner, créée en juillet 1967 à l’instigation du président Lyndon B. Johnson (LBJ), dans le but d’enquêter sur les origines des émeutes raciales, a reconnu que le racisme blanc était responsable de la pauvreté des Noirs. « Notre conclusion principale est que notre nation se dirige vers deux sociétés : une noire, une blanche, séparées et inégales. » La Commission identifiait trois problèmes principaux : la brutalité policière, l’emploi et l’habitation. Le rapport s’est vendu à deux millions d’exemplaires.

Le rapport embarrassait LBJ et l’élite américaine. On s’est donc activé à remettre en question ses constats et ses recommandations. Le sénateur Patrick Moynihan a publié The Negro family : The Case for National Action, dans lequel il identifiait l’origine des problèmes sociaux dans le comportement des familles noires pauvres. C’était le recyclage du concept de « culture de la pauvreté » popularisé par l’anthropologue Oscar Lewis en 1959. La pathologie sociale de la structure familiale des Noirs pouvait être surmontée par des changements comportementaux. Une approche qui pouvait rallier les libéraux et les conservateurs, contrairement au concept de « racisme systémique » qui impliquait des milliards de dollars d’investissements publics.

L’explication « culturelle » propageait l’image que la pauvreté est noire, alors que la majorité des pauvres aux États-Unis sont blancs. La conséquence a été que les Noirs ont eu droit à la police et à la prison à la faveur de l’augmentation des budgets policiers et l’allongement des sentences, particulièrement dans le cadre de la supposée Guerre contre la drogue.

Après les belles années du mouvement des droits civiques s’est ouverte la période de « colorblindness », comme la caractérise Taylor. La race disparaît du discours public. Ceux qui l’invoquent sont accusés de « jouer la carte raciale ». Mais elle est présente de façon subliminale, comme lorsque le président Reagan décrie les récipiendaires des programmes sociaux avec sa campagne contre les « welfare queens », dont tout le monde comprend qu’elles sont noires malgré le non-dit. La société est désormais une société méritocratique où l’émancipation est le résultat d’efforts individuels.

L’explication « culturelle » est revenue à l’ordre du jour sous Obama avec son discours sur la responsabilité des pères absents, sans jamais faire mention du fait qu’une bonne partie de ces pères étaient en prison. À travers les États-Unis, 1,5 million d’Afro-Américains manquent à l’appel parce qu’ils sont incarcérés ou morts prématurément.

Le mouvement Black Lives Matter a remis à l’ordre du jour le concept de racisme systémique en l’enrichissant d’une approche intersectionnelle qui vise la reconnaissance que l’oppression des Afro-Américains est multidimensionnelle.

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