Tiré de A l’Encontre
9 septembre 2023
Par Jasmine Payne-Patterson et Adewale A. Maye
Bernie Sanders, le 4 mai 2023, avec des syndicalistes, soutient le projet de loi de salaire minimum horaire de 17 dollars.
A la lumière de cette nouvelle proposition législative, nous revenons sur les 85 ans d’histoire du salaire minimum, sur les différences entre les Etats et les localités, et sur la manière dont les lois sur le salaire minimum continuent d’avoir des implications pour la justice raciale, économique et de genre aujourd’hui.
Histoire du salaire minimum fédéral et de la Fair Labor Standards Act de 1938
Le principe de la FLSA a vu le jour dans les années 1930 en réponse à la Grande Dépression, une période où environ 25% des travailleurs et travailleuses étaient au chômage, où les gens perdaient leur épargne en raison des faillites bancaires et où beaucoup luttaient pour obtenir un logement et de la nourriture. En 1933, le président Franklin Delano Roosevelt a réagi en adoptant la National Industrial Recovery Act (NIRA) et en créant la National Recovery Administration (NRA). Par ces politiques, l’administration Roosevelt a cherché à relancer l’économie et à aider le pays à se redresser en instituant des « codes de concurrence loyale » [opposés à « concurrence destructrice »] à l’échelle de l’industrie, destinés à fixer les salaires et les prix, à créer des emplois et à permettre la négociation collective. A travers la NRA, plus de deux millions d’entreprises ont cherché à obtenir le label « Blue Eagle » (Aigle bleu – logo de la NRA qui pouvait être apposé) en faveur des travailleurs en signant des accords portant sur des politiques telles qu’un salaire minimum hebdomadaire de 12 à 15 dollars, l’engagement de ne pas embaucher de travailleurs âgés de moins de 16 ans et une semaine de travail ne dépassant pas 40 heures.
Cependant, la Cour suprême a invalidé la NIRA [en mai 1935] en statuant que le pouvoir exécutif n’avait pas le pouvoir d’instituer de telles normes (codes de conduite). L’opposition de la Cour réclamait la mise en place d’un autre instrument de protection des travailleurs. L’administration Roosevelt a donc cherché à élaborer une législation qui protégerait les travailleurs, recueillerait suffisamment de soutien pour être adoptée par le Congrès et s’alignerait explicitement sur la Constitution afin d’éviter toute controverse juridique.
Les efforts pour faire passer cette législation se sont intensifiés à mesure que l’opinion publique s’indignait de la décision de la Cour suprême. Alors que Roosevelt fait campagne pour sa réélection dans le Massachusetts [en 1936], une jeune fille travaillant dans une usine cherche à lui remettre un mot, mais un policier l’en empêche. Roosevelt demande à son assistant d’aller chercher le mot qui demande de l’aide : « Nous avons travaillé dans une usine de couture… et jusqu’à il y a quelques mois, nous recevions le salaire minimum de 11 dollars par semaine… Aujourd’hui, les 200 filles se sont vu réduire leur salaire à 4, 5 et 6 dollars par semaine. » [A la question d’un journaliste, le président a répondu : « Il faut faire quelque chose pour éliminer le travail des enfants, les longues heures de travail et les salaires de famine. »] Répondant ainsi à l’appel de la jeune fille, Roosevelt est déterminé à créer une loi sur le salaire minimum.
Le processus d’élaboration du projet de loi final a été long, à commencer par les efforts soutenus de Roosevelt pour nommer en mars 1933 au poste de secrétaire au Travail Frances Perkins, défenseuse des droits des travailleurs, qui partageait ses objectifs en matière de normes du travail. [Elle avait travaillé avec Roosevelt, gouverneur de New York en 1929, et avait introduit, suite à des enquêtes dans les entreprises, un salaire minimum, une réduction du temps de travail pour les femmes, etc.] Frances Perkins est devenue la première femme à occuper un poste ministériel et a proposé une loi visant à établir un salaire minimum, à plafonner le nombre d’heures travaillées par semaine et à imposer des restrictions au travail des enfants. L’un de ces projets de loi est devenu la FLSA et, après trois sessions du Congrès, la législation a finalement été adoptée. Roosevelt a signé la loi FLSA le 25 juin 1938. Elle est entrée en vigueur le 24 octobre 1938.
Partisans et adversaires du salaire minimum
Les partisans de la loi soulignent la nécessité de créer de meilleures conditions pour le tiers des Américains qui connaissent des difficultés financières, et notent que la loi améliorera les normes de travail pour les salarié·e·s. Les partisans du projet de loi ont déclaré qu’elle mettrait fin aux « horaires inutilement longs qui épuisent une partie de la population active alors que cela empêche les autres d’obtenir des emplois ». Ils ont fait remarquer qu’un salaire minimum soutiendrait l’ensemble de la grille salariale en créant un plancher sur lequel les travailleurs et travailleuses pourraient prendre appui pour obtenir des salaires plus élevés par le biais de la négociation collective.
Certains représentants syndicaux de l’époque craignaient que les employeurs ne paient pas plus que le salaire minimum fixé par la loi. Ils ont donc plaidé pour que le projet de loi ne couvre que les travailleurs faiblement rémunérés ne faisant pas partie de syndicats. Par conséquent, le projet de loi initial excluait les emplois couverts par la négociation collective. Dans les années 1950, les syndicats ont commencé à soutenir et à préconiser l’extension du salaire minimum aux travailleurs syndiqués.
Les opposants au projet de loi ont insisté sur le fait que des salaires plus élevés entraîneraient des réductions d’effectifs, mais l’administration Roosevelt s’est défendue avec acharnement. Lors d’une discussion au coin du feu [Roosevelt depuis 1933 s’adressait régulièrement le soir à la population au moyen de la radio] sur le projet de loi, le président Roosevelt a déclaré : « Ne laissez pas un dirigeant qui hurle à la catastrophe avec un revenu de 1000 dollars par jour […] vous dire […] qu’un salaire de 11 dollars par semaine aura un effet désastreux sur l’ensemble de l’industrie des Etats-Unis. » Les déclarations de ce type des industriels opposés au salaire minimum se répètent encore aujourd’hui, avec des affirmations selon lesquelles les augmentations du salaire minimum entraîneraient des fermetures d’entreprises ou des suppressions d’emplois. Des études démontrent que ces prévisions ne se sont pas concrétisées.
L’évolution du salaire minimum dans le temps
La Fair Labor Standards Act a été modifiée à plusieurs reprises depuis le projet de loi initial de 1938. La modification la plus récente est entrée en vigueur le 24 juillet 2009 et a porté le salaire minimum fédéral à 7,25 dollars. Malgré de nombreux efforts, il n’y a pas eu d’augmentation du salaire minimum fédéral depuis lors.
Le tableau 1 présente les augmentations du salaire minimum fédéral au fil du temps, en dollars nominaux, en comparaison de ce que serait ce salaire en dollars 2023 corrigés de l’inflation. Le Congrès a relevé le salaire minimum de manière relativement constante pendant des décennies, mais la situation a commencé à changer dans les années 1980, les augmentations devenant de plus en plus rares.
En l’absence de tout mécanisme d’ajustement automatique à la hausse des prix, la valeur réelle du salaire minimum fédéral a progressivement diminué, atteignant en 2023 son niveau le plus bas depuis 66 ans, soit 42% de moins que le niveau le plus élevé atteint en 1968. En outre, le salaire minimum fédéral vaut aujourd’hui 30% de moins que lorsqu’il a été relevé pour la dernière fois il y a 14 ans. Cette perte significative de pouvoir d’achat signifie que le salaire minimum fédéral actuel est loin d’être un salaire décent.
Source : All values in July 2023 dollars, adjusted using the CPI-U in 2023 chained to the CPI-U-RS (1978–2022) and CPI-U-X1 (1967–1977) and CPI-U (1966 and before). Calculations by Ben Zipperer, Economic Policy Institute.
Des exemptions
La FLSA prévoit plusieurs exemptions pour des catégories socio-professionnelles spécifiques, notamment les cadres, les administrateurs, les professionnels et certains représentants commerciaux. Toutefois, un autre groupe important de travailleurs exemptés en vertu de la FLSA était celui des travailleurs agricoles, des employés de maison et des autres employés du secteur des services.
Les conséquences de ces exemptions ont été importantes pour les travailleurs et travailleuses à bas salaires, en particulier ceux des communautés marginalisées. Ce type de salarié·e·s étaient vulnérables à la surexploitation et incapables de faire valoir les droits fondamentaux du travail prévus par la loi, tels qu’un salaire minimum équitable et le paiement des heures supplémentaires. Ces exemptions aggravaient les disparités économiques et perpétuaient un système à deux vitesses dans lequel certains salarié·e·s bénéficiaient de protections et d’avantages, tandis que d’autres n’étaient pas protégés, ce qui aggravait le cycle de la pauvreté et de l’inégalité salariale. Il a fallu attendre les amendements ultérieurs à la FLSA et à la loi sur les droits civils de 1964 pour que bon nombre de ces exclusions soient prises en compte. Toutefois, un nombre important de ces travailleurs et travailleuses, y compris dans le secteur agricole, continuent d’être confrontés à des conditions de travail extrêmes, à de longues heures de travail et à de maigres salaires.
L’impact racial du salaire minimum
Lorsque la FLSA a été introduite pour la première fois, bon nombre des secteurs exemptés du salaire minimum étaient également des secteurs dans lesquels les travailleurs noirs étaient fortement représentés. Certains ont affirmé que le président Franklin D. Roosevelt avait exclu des secteurs majoritairement occupés par des travailleurs noirs pour s’attirer les faveurs des élus du Sud [ce sur quoi la démocrate Alma Adams, de Caroline du Nord, a insisté lors d’une audition d’une commission du Congrès en mai 2021]. Ces exemptions ont rendu les travailleurs noirs très exposés aux bas salaires, à des horaires excessivement longs sans paiement des heures supplémentaires et à un manque général de protection sur le lieu de travail.
Les modifications apportées à la FLSA au cours des décennies suivantes ont permis de couvrir une plus grande partie du salariat. Les amendements de 1966 ont étendu la couverture et introduit un salaire plancher de 1 dollar dans plusieurs nouveaux secteurs, notamment l’agriculture, les écoles, les maisons de retraite et les restaurants – des secteurs dans lesquels les travailleurs et travailleuses noirs étaient surreprésentés. En conséquence, l’extension du salaire minimum a eu un impact particulièrement positif pour les travailleurs et travailleuses noirs.
Toutefois, les amendements de 1966 ont également permis aux employeurs d’intégrer une partie des pourboires versés à des employé·e·s dans le salaire minimum, ce qui leur a permis de réduire leurs obligations salariales. Cela signifie que les salarié·e·s dépendant d’un pourboire, qui travaillent principalement dans les restaurants et d’autres secteurs de services, ont vu à la fois l’extension de leur couverture en termes de salaire minimum et simultanément la réduction de leur rémunération par les employeurs. Or, nombre de ces travailleurs étaient également des femmes et des personnes de couleur.
En outre, le fait que le salaire minimum n’ait pas été adapté de manière adéquate pour suivre le rythme de l’inflation et de la croissance économique a nui à son efficacité dans la lutte contre l’inégalité raciale des salaires. Aujourd’hui, les travailleurs noirs sont payés 10 à 15% de moins que les travailleurs blancs ayant les mêmes profils. De même, le maintien d’un salaire minimum inférieur pour les travailleurs et travailleuses « rémunérés au pourboire » continue de perpétuer les inégalités raciales. Sans l’élimination du salaire minimum inférieur pour les travailleurs à pourboire, les travailleurs de couleur auront du mal à maintenir leur situation économique.
Niveaux de salaire minimum dans les Etats
Les Etats sont habilités à fixer des salaires minimums plus élevés que le salaire minimum fédéral pour tenir compte des niveaux de salaires régionaux plus élevés ou du coût de la vie. Cela a conduit à une variation significative des salaires minimums à travers le pays, comme le montrent diverses études de l’EPI (voir la carte interactive du salaire minimum dans les différents Etats, carte établie par l’EPI https://www.epi.org/minimum-wage-tracker/).
Trente Etats et Washington, D.C. fixent actuellement leur salaire minimum à un niveau supérieur au niveau fédéral. Rien que cette année 2023, 27 Etats et 42 villes et comtés augmenteront leur salaire minimum [1]. Dans l’ensemble des Etats-Unis, 19 Etats et Washington ont des salaires minimums qui connaissent une certaine indexation à l’inflation, ce qui signifie que leurs salaires minimums augmenteront probablement chaque année. Cette année, suivant les Etats, les augmentations ont été comprises entre 0,23 et 1,50 dollar de l’heure.
Dans le même temps, 20 autres Etats fixent leur salaire minimum à un niveau égal ou inférieur à celui de l’Etat fédéral. Les employeurs des Etats où les minima sont inférieurs au niveau fédéral ne peuvent payer leurs salarié·e·s moins que s’ils ne sont pas couverts par la FLSA. Pour être soumises à la FLSA, les entreprises doivent réaliser un chiffre d’affaires annuel d’au moins 500 000 dollars et participer au commerce interétatique. Sur ces 20 Etats, sept n’ont pas de loi sur le salaire minimum ou ont un salaire minimum inférieur au salaire minimum fédéral. Six de ces Etats se trouvent dans le Sud (Alabama, Géorgie, Louisiane, Mississippi, Caroline du Sud et Tennessee). Ces six Etats du Sud, qui ne représentent que 12% des Etats américains, concentrent pourtant 23% de la main-d’œuvre noire [ce qui explique depuis les années 1980 le déplacement de certains investissements vers ce Sud].
Une nouvelle législation au Congrès porterait le salaire minimum à 17 dollars de l’heure
La proposition la plus récente d’augmentation du salaire minimum fédéral est le Raise the Wage Act of 2023, qui porterait progressivement le salaire minimum fédéral à 17 dollars de l’heure d’ici à 2028. En outre, le projet de loi vise à augmenter progressivement et, à terme, à éliminer les sous-salaires minimaux pour les travailleurs à pourboire, les travailleurs handicapés et les jeunes travailleurs, garantissant ainsi que tous les employé·e·s couverts par la loi sur les normes du travail (Fair Labor Standards Act) reçoivent un salaire égal. L’analyse de la loi Raise the Wage Act of 2023 réalisée par EPI le 25 juillet 2023 https://www.epi.org/publication/rtwa-2023-impact-fact-sheet/ estime que plus de 27,8 millions de travailleurs et travailleuses seraient concernés, et que le salarié moyen qui travaille toute l’année recevrait 3100 dollars de plus par an.
L’augmentation du salaire minimum est essentielle pour protéger les travailleurs et travailleuses qui ont été historiquement marginalisés et laissés pour compte. Pour les travailleurs et travailleuses noirs, en particulier, un salaire minimum plus élevé constituerait une étape essentielle dans l’amélioration du niveau de vie et la « promotion de la justice économique ». Depuis des générations, les travailleurs et travailleuses noirs sont représentés de manière disproportionnée dans les emplois faiblement rémunérés, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux aléas économiques. Un salaire minimum fédéral plus élevé apporterait un soulagement bien nécessaire à de nombreux travailleurs noirs, près de 30% d’entre eux en bénéficieraient si le salaire minimum fédéral était porté à 17 dollars d’ici à 2028. En résumé, la loi de 2023 sur le relèvement des salaires (Raise the Wage Act of 2023) permettrait une augmentation de salaire qui leur est due depuis longtemps et d’instaurer un plancher salarial plus solide et plus équitable, dynamique qui pourrait s’imposer dans les Etats. (Article publié sur le site Economic Policy Institute, le 31 août 2023 ; traduction rédaction A l’Encontre)
[1] Le 1er janvier 2023, 23 Etats ont augmenté leur salaire minimum, y compris New York qui a augmenté son salaire minimum le 31 décembre 2022. Cet été, trois Etats (Connecticut, Nevada et Oregon) et Washington, D.C., ainsi que 15 villes et comtés ont augmenté leur salaire minimum. La Floride augmentera son salaire minimum le 1er septembre 2023.
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