Parmi les dénonciations, celles accusant la déclaration de constituer un « coup d’Etat » (Alfonso Guerra – membre du PSOE et vice-président du gouvernement de décembre 1982 à janvier 1991 – dixit) ou un « coup porté à l’Etat » (El Pais) sont parmi les plus clémentes. Nous avons rapidement constaté une brutale réactivation de ce qu’il y a de pire dans le nationalisme espagnol face à ce qu’ils considèrent comme une menace à « l’unité de l’Espagne ». Il y a même eu des appels à la suspension immédiate de l’autonomie catalane et, comme on pouvait s’y attendre, une diabolisation de la CUP à cause de son anticapitalisme.
Malgré la réponse initiale de Mariano Rajoy (PP) et le fait qu’il se présente comme étant le seul président pouvant garantir la défense de l’Espagne, il a dû, au cours d’une campagne préélectorale, faire face à la forte propension des dirigeants du PSOE et de Ciudadanos à le concurrencer en ce qui concerne la « responsabilité de l’Etat ». Cela a obligé le président du gouvernement à conclure un « pacte national contre le sécessionnisme ». Le dirigeant de Podemos, Pablo Iglesias, s’est distancié de ce pacte en manifestant sa volonté de reconnaître le droit des citoyens et citoyennes de Catalogne à décider de leur avenir. Il a ainsi insisté sur le fait qu’il souhaite chercher l’emboîtement constitutionnel de la Catalogne dans une Espagne unie afin de les persuader de ne pas partir.
Sur le fond du problème, on pourrait s’interroger sur la légitimité d’une proposition de déclaration qui va dans le sens d’un Etat indépendant alors que les résultats des élections du 27 septembre passé ont montré qu’il n’était pas clair que les votes indépendantistes dépassaient la barre des 50 %. Toutefois, il y a effectivement une majorité parlementaire absolue en faveur de cette option, mais, comme on l’affirme dans la déclaration de Revolta Global[1], le plus logique serait tout de même que la proposition d’un processus constituant propre comporte également l’option d’une « libre fédération de la République catalane avec les autres peuples de l’Etat, un objectif qui permettrait ainsi d’adjoindre solidement le bloc favorable au droit de décider dans la feuille de route de rupture avec l’Etat ». Il serait également souhaitable, comme le soutient le communiqué déjà cité, d’y inclure « un plan de sauvetage citoyen contre les effets de la crise et un plan de régénération face à la corruption », notamment compte tenu des nouveaux scandales qui affectent le parti dirigé par Artur Mas (Convergence démocratique de Catalogne) et qui renforcent sans doute l’opposition de la CUP à son investiture (de Mas) en tant que président.
Ces aspects contestables parmi d’autres de la proposition de déclaration dépendent encore du débat qui se déroulera ces prochains jours au Parlement catalan. En revanche il paraît très difficile à changer l’attitude belligérante de la nouvelle « troïka » étatique [PP, PSOE et Ciudadanos] – avec l’UPyD [Union progrès et démocratie] agonisante comme « force » subalterne. Elle semble disposée à chercher la confrontation, convaincue que ce n’est qu’ainsi qu’elle pourra obtenir des points sur le plan électoral et – c’est également ce que cherche la Convergence démocratique de Catalogne – de détourner l’attention de la lutte contre les politiques d’austérité partagées par ces partis qui étaient des fidèles serviteurs de la « vieille » troïka super-étatique.
C’est la raison pour laquelle il est important pour les défenseurs du droit de décider de la Catalogne – y compris jusqu’à l’indépendance – d’insister encore et encore sur le fait que si ce moment critique de menace de rupture de la légalité formelle constitutionnelle est arrivé c’est parce que cette dernière était déjà vue comme matériellement brisée sur le plan qui nous occupe – sur d’autres plans, comme celui des droits sociaux, cette légalité formelle était déjà cassée depuis longtemps, avant d’être totalement vidée de con contenu par la réforme de l’article 135 en août 2008 qui instaure une contrainte budgétaire d’exception – depuis la sentence du Tribunal constitutionnel de juillet 2010 (STC/031-2010), un véritable « coup d’Etat judiciaire », selon la récente définition de Javier Pérez Royo [2].C’est alors qu’un tribunal ayant de plus en plus perdu de sa légitimité, y compris à partir de sa composition, a décidé d’annuler des articles clés du nouveau Statut d’Autonomie catalane, qui avait déjà été rogné par le Parlement espagnol, après avoir été approuvé par référendum en Catalogne.
C’est justement à partir de ce moment qu’on a constaté l’échec définitif de la voie fédéralisante (celle que certains prétendent maintenant ressusciter tardivement, cette fois en suivant le « modèle » allemand). Cette constatation a été le point d’inflexion à partir duquel il y a eu une rapide montée du mouvement souverainiste et en grande partie indépendantiste, qui coïncide en outre avec les effets de la crise financière et sociale. La non-reconnaissance de la légitimité du référendum du 9 novembre 2014 est venue confirmer le fondamentalisme constitutionnel intéressé dans lequel continuait à baigner le gouvernement du PP, malgré le fait que de nombreuses enquêtes continuent à révéler que l’écrasante majorité de la population catalane est en faveur de la tenue d’une consultation. La dernière de ces enquêtes d’opinion, parue le vendredi 30 octobre dans Metroscopia dans El Pais, donne une majorité de 80 %.
On a donc bouclé définitivement, d’abord la voie statutaire et ensuite celle de la consultation, ce qui explique le caractère plébiscitaire qu’a acquis, qu’on le veuille ou non, l’élection du 27 septembre passé. Même si les résultats de celle-ci ne sont pas clairs en matière du nombre de votes (il conviendrait en effet d’inclure une partie des votes de Catalogne « Oui on peut »), il est en revanche clair que pour la première fois dans l’histoire il existe une majorité indépendantiste absolue dans le nouveau parlement catalan.
C’est ainsi que nous nous trouverons devant un choc de légitimités dans une période préélectorale [élection du 20 décembre], et donc alors qu’on ne sait pas encore quel sera le nouveau rapport de forces dans le Parlement espagnol. Sur point, il est peu probable qu’à partir du 20 décembre le PP ou le PSOE (malgré la promesse de réforme constitutionnelle de ce dernier) modifient de manière significative leur position face au « défi sécessionniste ». Il en va de même pour Ciudadanos, dont la devise « España no se toca » [« On ne touche pas à l’Espagne »] est suffisamment éloquente et dont les cinq points du Pacte sont encore plus explicites ; on y trouve, par exemple, l’interdiction de « gouverner pour ceux qui veulent rompre avec l’Espagne ». On peut juste espérer que Podemos, Izquierda Unida (IU) et des forces politiques « périphériques » – même s’ils savent qu’elles seront minoritaires dans le nouveau parlement espagnol – puissent forger, dès maintenant, avec des organisations sociales et culturelles défendant la pluri-nationalité et la pluri-culturalité, une large alliance alternative au « front anti-sécessionniste », dans le but catégorique d’empêcher toute mesure répressive contre les pas en avant que le Parlement catalan pourrait adopter dans l’exercice de sa propre souveraineté.
En fait, on parle beaucoup en ce moment du recours à l’article 155 de la Constitution afin que le gouvernement espagnol adopte « les mesures nécessaires » dans le cas où « une Communauté autonome ne respecterait pas les obligations que la Constitution ou d’autres lois lui imposent, ou agirait de manière à attenter gravement à l’intérêt général de l’Espagne » [3]. Il est question également du rôle de condamnation que pourrait jouer le Tribunal constitutionnel, réformé de manière ad hoc à la hâte dans la dernière ligne droite de la législature, dans l’hypothèse de l’intérim qu’il pourrait y avoir avant la formation des nouvelles Cortes [parlement]. En centrant le débat sur le type de voie répressive à adopter, les grands partis et les médias démontrent une fois de plus leur manque de volonté politique de construire des ponts et de chercher une solution démocratique au conflit ouvert, ou à ce « choc entre deux trains » auquel il est fait allusion en permanence. S’ils optent pour cette voie et font recours aux ressorts nationalistes « espagnoliste » de toujours, surtout alors qu’ils ont le soutien d’un Etat, ils ne feront que favoriser une « déconnexion » encore plus importante en Catalogne, y compris parmi ceux qui ne sont pas des indépendantistes.
Pourtant des propositions de solutions démocratiques n’ont pas manqué pendant ces dernières années. Par exemple celle d’une lecture flexible de la Constitution (en particulier d’articles tels que le 92 et le 150.2) ce qui aurait permis la tenue légale d’une consultation en Catalogne pour pouvoir, ensuite, en fonction de ses résultats – fédération ou indépendance – ouvrir la porte à une réforme constitutionnelle, ou à des processus constituants différents. Ou encore la « solution » proposant que les principaux partis étatiques s’engagent en priorité à l’élaboration d’une Loi de Clarté référendaire [4], suivant le modèle canadien-québécois. Ou de suivre simplement la « voie écossaise », moyennant un pacte entre les parlements catalan et espagnol qui ouvre la voie à un référendum, démontrant ainsi que le principe démocratique est au-dessus du principe de légalité lorsque cette dernière ne prend pas en compte la nouvelle réalité.
C’est ainsi qu’a progressé l’humanité tout au long de son histoire dans la conquête de ses droits, et c’est ainsi que cela se passe aussi dans le cas de la reconnaissance des droits des peuples n’ayant pas d’Etat. La vieille « théorie de l’eau salée » – selon laquelle le droit à l’autodétermination n’est applicable qu’aux pays colonisés –, dont le fidèle Secrétaire général de l’ONU se rappelle maintenant de manière intéressée, a suffisamment démontré sa fonction de dissimulation des intérêts des grands Etats du Nord avant d’être définitivement invalidée par les expériences comme celles du Québec ou de l’Ecosse.
Depuis l’extérieur de la Catalogne, il est donc urgent de ne pas se laisser emporter par la nouvelle vague de nationalisme espagnol belligérant, non seulement contre la Catalogne mais aussi contre d’autres réalités nationales légitimes existant à l’intérieur de cet Etat et qui n’ont jusqu’à maintenant jamais été reconnues dans des conditions d’égalité. La seule voie de sortie continue à être l’issue démocratique, c’est-à-dire celle de la reconnaissance de la souveraineté du peuple catalan pour qu’il se gouverne comme il le souhaite. La conquête de son autonomie gouvernementale, à plus forte raison si elle est accompagnée d’une volonté croissante de rupture avec les politiques autoritaires et la corruption, supposera sans doute une profonde brèche dans le régime contre lequel nous luttons également. Et notre tâche est donc d’approfondir cette brèche dans l’ensemble de l’Etat. Par contre, si la nouvelle « troïka » espagnole gagne des forces dans cette épreuve, nous perdrons toutes ces personnes sur lesquelles nous pouvons compter pour cheminer vers la rupture démocratique et sociale dans l’ensemble de l’Etat.
Jaime Pastor, professeur de sciences politiques de l’UNED et éditeur de Viento Sur. Article publié sur le site Viento Sur en date du 1er novembre 2015. Traduction par A l’Encontre.
Notes
[1] « Avant la déclaration du début du processus d’indépendance », disponible sur le sitehttp//www.anticapitalistas.org/com
[2] « Il ne faut pas réformer la Constitution, il faut la faire sauter », La Vanguardia, 9.10.15, dans un autre de ses ouvrages également récent, La réforme constitutionnelle non-viable (La Catarata), Pérez Royo rappelle le caractère anti-fédéral de la Constitution de 1978, soulignant également le rôle essentiel que joue l’organisation provinciale dans le système électoral pour le Congrès et dans la composition du Sénat.
[3] Alfonso Guerra a rappelé récemment que cet article se fonde sur l’article 37 de la Loi fondamentale de la République fédérale allemande de 1949 comme s’il s’agissait là d’un argument faisant autorité. Tout le monde devrait savoir que cette « constitution » a été élaborée sous la tutelle et le contrôle des puissances occupantes occidentales et se fonde non pas sur un fédéralisme plurinational, mais sur un fédéralisme territorial, en outre elle n’a jamais été soumise à un référendum, même pas après la « réunification » avec l’Est.
[4] Même si le « modèle » et son à-propos pour le cas catalan sont discutables, c’est la proposition des socialistes Manuel Escudero et Olon Elorza dans « De la confrontation au dialogue. Une proposition de Loi de Clarté pour l’Espagne », El Pais, 24.9.2015.