Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Espagne : l’attaque contre l’Etat social

Les deux principaux partis politiques de l’Etat espagnol – le PSOE (social-libéral) et le PP (droite de droite) – se sont mis d’accord pour inscrire dans la Constitution le principe de « l’austérité » (sous la forme de la « règle d’or »), autrement dit la règle de l’atteinte contre l’ensemble des dimensions du salaire social. Et cela conjointement à une contre-réforme appuyée de la législation sur le « droit du travail ».

Le 6 septembre 2011, le Sénat confirme la décision de la chambre des députés ayant trait à la « règle d’or ». La synchronisation européenne de la guerre sociale contre les salarié·e·s se renforce. Des éléments de la contre-attaque se dessinent en Espagne. Le mardi 6 septembre, les deux centrales syndicales CC OO (Commissions ouvrières) et l’UGT (Union générale des travailleurs), qui ont pourtant tout accepté, se devaient d’organiser des manifestations. Un geste obligé. Par contre, le mouvement des Indignés reprend ses actions : déjà le 28 août 2011 la mobilisation a été importante. Elle se poursuit. Nous y reviendrons. (Rédaction)

L’approbation du pacte du PSOE-PP qui tente d’établir une limite aux dépenses publiques (« règle d’or ») afin d’équilibrer le budget de l’Etat entraînera la poursuite des coupes exorbitantes dans les droits sociaux – tels que le gel des retraites – qui s’effectuent actuellement en Espagne. Le fait d’inscrire cette exigence dans la Constitution fournira un outil très puissant pour affaiblir et même pour démanteler l’Etat social espagnol, dont le financement est déjà insuffisant actuellement.

Ceux qui proposent cette mesure la présentent comme étant éminemment raisonnable. Leur argument est que, de même que des familles ne peuvent pas dépenser plus que ce qu’elles gagnent, on ne devrait pas permettre que les dépenses de l’Etat (qui en Espagne inclut l’Etat central, les régions autonomes et les municipalités) ne dépassent ses revenus. Et pour souligner la nécessité et l’importance d’une telle mesure, ils proposent de l’inscrire dans la Constitution.

Cette argumentation néglige ou dissimule cependant le fait que chez la grande majorité des familles les dépenses annuelles dépassent les revenus, à cause de l’existence du crédit. Lorsqu’une famille achète une maison ou une voiture ou éduque ses enfants en investissant dans leur formation, elle effectue un emprunt qu’elle va ensuite rembourser en plusieurs années. Il en va de même pour l’Etat, qui investit constamment dans les infrastructures physiques (comme les routes) ou sociales (comme des centres de soins et des écoles publiques) qui vont améliorer la vie actuelle et future des citoyens, non seulement celle d’aujourd’hui mais aussi celle des générations suivantes. Et pour financer cela, l’Etat a besoin de s’endetter.

L’argument que l’on répète sans cesse à droite d’après lequel il serait « injuste de laisser une dette publique à nos enfants » occulte le fait que ces investissements sont indispensables pour que nous puissions laisser à nos enfants un monde meilleur. Le fait de refuser à l’Etat la possibilité de contracter des dettes serait comme si on décrétait que les familles n’avaient plus le droit de s’endetter. Or la dette publique est bien moins importante – 60% du PIB – que la dette privée des familles (et des entreprises), qui est de 189%. Sans même poser la question : qui possède la dette ? Ceux qui paient un impôt plus que restreint et touches les intérêts des obligations publiques qu’ils possèdent.

Il est évident que la prudence est de mise lorsqu’il s’agit d’emprunter, mais l’Etat espagnol (à tous les niveaux) est très loin d’avoir dépassé ses limites. Sa dette publique est moins importante que la moyenne de l’UE-15 (le groupe des 15 pays les plus riches de l’Union européenne). En outre, l’Espagne a des dépenses publiques sociales (qui constituent une grande partie des dépenses publiques par habitant) plus basses que l’UE-15 puisqu’elles ne se situent qu’à 74% de la moyenne de l’UE-15. Or ce niveau est bien en dessous de ce qui correspondrait au niveau de développement économique de l’Espagne, qui est déjà à 94% du PIB per capita de l’UE-15.

Monsieur Rajoy & Cie (dirigeant du PP) répètent fréquemment qu’il faut « limiter les dépenses publiques sociales pour sauver le futur Etat social ». Mais cette formule se fonde sur l’idée fausse que ce dernier est hypertrophié, ce qui ne tient pas à la lumière des faits. Ce que cache en réalité cet argument est le désir de maintenir – voire de réduire – le secteur public en diminuant encore davantage les rares ressources que perçoit l’Etat, dans le but de privatiser les services publics de l’Etat social, que ce soit les retraites, les secteurs de la santé, de l’éducation, les services à domicile aux personnes dépendantes, les garderies et l’ensemble des services sociaux.

Une des conséquences de ces mesures est d’augmenter encore le caractère régressif du système fiscal espagnol, qui est déjà l’un des plus régressifs dans l’Union européenne. Les niveaux nominaux d’imposition peuvent paraître progressifs. Mais dans la pratique (suite aux déductions, aux avantages fiscaux et à la fraude fiscale) les niveaux réels sont très fortement régressifs. La majorité de la population active (qui touche un salaire) paie des impôts dans des pourcentages analogues à ceux de ses homologues de l’UE-15 (un travailleur d’usine paie le même pourcentage d’impôts que la moyenne de l’UE-15).

Par contre, les grandes entreprises (qui paient beaucoup moins – en termes proportionnels – que les moyenne et petites entreprises), les banques et les revenus les plus élevés paient des impôts en pourcentage (qui dérivent de leurs rentes liées au patrimoine) qui sont bien plus bas (leurs niveaux d’imposition réels sont de 10 à 17%) que ceux de leurs homologues dans la moyenne de l’UE-15. Et ceci est une conséquence de leur influence importante et excessive sur l’Etat, et de la tolérance et/ou complicité de ce dernier à l’égard de cette régressivité. D’après le syndicat de Techniciens du Ministère du Trésor public, 80% des fraudes fiscales (pour un montant de 88’000 millions d’euros) sont l’œuvre de ces fractions sociales.

Mais outre cette situation de régressivité qui caractérise la situation dans l’Etat espagnol, il existe une autre, de nature structurelle, que l’on retrouve également dans la plupart des pays de l’OCDE (le club des pays les plus riches du monde). Les rentes (revenus) issues du capital y sont beaucoup moins imposées que les rentes du travail.

Comme le disait paradoxalement Warren Buffet, un des hommes les plus riches des Etats-Unis, dans un article du New York Times intitulé de manière significative « Il faut arrêter de chouchouter les super-riches » (14.8.2011), il est profondément injuste qu’une personne qui reçoit 80’000 dollars par ce qu’elle possède des actions en banque paie beaucoup moins d’impôts qu’une personne qui obtient la même somme en travaillant.

On justifie cette politique en argumentant qu’il faut ménager le capital pour favoriser les investissements et créer des emplois. Mais comme le dit très bien Monsieur Buffet, on a crée beaucoup plus d’emplois aux Etats-Unis durant la période 1950-1980 – où la charge fiscale était plus élevée – que dans la période entre 1980 et 2010, durant laquelle il y a eu une baisse d’impôts sur le capital et en général.

Le parti républicain, contrôlé par le Tea Party, qui est l’ultra droite états-unienne, propose maintenant d’inscrire dans la Constitution états-unienne une mesure de limitation des dépenses publiques presque identique à celle que propose le pacte PSOE-PP, cela après avoir également été responsable – comme l’ont été les gouvernements du PSOE et du PP – de baisser les impôts sur les revenus du capital. En réalité, cette diminution d’impôts a contribué en grande partie à créer le déficit de l’Etat, ce déficit qu’on tente maintenant de supprimer en rognant les dépenses publiques sociales. Et tout cela par ordre de la Constitution ! (Traduction A l’Encontre)

Vincenç Navarro est universitaire spécialisé dans les Politiques Publiques de l’Université Pompeu Fabra à Barcelone et professeur de Public Policy à la John Hopkins University. Cet article a été publié dans Sistema, revue digitale en date du 31 août 2011.

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