Jérôme Duval
L’évènement frappe, au cœur de l’ancienne puissance coloniale, où les sculptures, plaques de rues, avenues et boulevards célébrant les « héros » belges ayant « apporté la civilisation au Congo » quadrillent la ville.
Ludo de Witte est historien et auteur de nombreux livres dont L’Ascension de Mobutu ou le célèbre ouvrage L’Assassinat de Lumumba. Ce dernier, au retentissement impressionnant, déboucha en 2001 sur la création d’une « Commission d’enquête parlementaire chargée de déterminer les circonstances exactes de l´assassinat de Patrice Lumumba et l´implication éventuelle des responsables politiques belges dans celui-ci ». Depuis, la Belgique a reconnu avoir « une part irréfutable de responsabilité » dans ce meurtre politique. Défiant sans doute une fête voulue consensuelle en période pré-électorale, Ludo de Witte a échappé de justesse à la censure lors d’une conférence à l’Hôtel de ville de Bruxelles portant sur Patrice Lumumba la veille de l’inauguration de la place portant son nom. Nous nous rencontrons ce 30 juin sur la place Lumumba fraîchement inaugurée. Entretien.
Jérôme Duval : Ce 29 juin, la veille de l’inauguration de la place Lumumba, se tenait à l’Hôtel de ville de Bruxelles, une conférence1 dans laquelle vous étiez programmé pour intervenir dans un panel intitulé « Lumumba et la lutte contre l’impérialisme : idéaux, principes d’égalité et de justice ; le combat qui dérange ? Non-dits et dossiers cachés. » Or, au dernier moment vous avez été interdit de prise de parole sur ordre du bourgmestre Philippe Close (PS). La presse s’est emparée de l’affaire et vous avez reçu le soutien de l’ex-ministre de la Culture de la République d’Haïti, Raoul Peck, réalisateur en 1990 du film « Lumumba, la Mort d’un prophète », puis de « Lumumba » en 2000. Ne pouvant se déplacer pour participer au débat, Raoul Peck a adressé une lettre à l’auditoire parlant d’interdiction inacceptable « dans le cadre d’une démocratie sereine ». Le bourgmestre de la ville de Bruxelles Philippe Close finira par reconnaître publiquement « une erreur ». Pouvez-vous expliquer quelles sont les motivations qui ont amené cette tentative de censure alors que vous deviez vous exprimer sur ce dossier sensible ?
Ludo de Witte : Finalement le bourgmestre et la majorité du Conseil communal ont quand même cédé à la demande de différentes associations et des activistes afro-européens pour me laisser parler. Donc il faut reconnaître que le bourgmestre a admis que c’était une erreur et s’est excusé. Il faut l’accepter et pardonner, mais en même temps il ne faut pas oublier. Parce que c’est important, ça révèle que la Belgique officielle, même au niveau d’une commune, de la ville, aimerait limiter la place de Patrice Lumumba dans la vie publique. Et cela même si un pas a été fait et qu’un square Lumumba a été a instauré.
Les pouvoirs publics veulent garder une image figée de Lumumba, telle une icône du passé qui n’aurait plus rien à nous dire sur le monde d’aujourd’hui. Quelque chose qui ne devient pas concret, qui ne rentre pas dans les détails de la vie et de l’œuvre de Patrice Lumumba pour qu’on ne puisse pas en tirer les conséquences pour la lutte d’aujourd’hui. C’est à mon avis, la raison pour laquelle on a voulu m’interdire d’intervenir, car on sait qu’il y a pas mal de non-dits qu’il faut encore mettre sur la table… Notamment l’affaire des dents de Lumumba2 et le rôle des Nations Unies dans la destruction du gouvernement Lumumba et de son assassinat. A mon avis, tous cela constitue des éléments expliquant pourquoi on a préféré me faire taire.
Pourquoi a t’on fait ça ? Pourquoi a t-on dit aux organisations africaines que je ne pouvais pas parler, alors que c’est une initiative contre-productive ? Je crois qu’il y a, sous-jacent derrière cette tentative, un complexe de supériorité envers les afro-européens. On est toujours dans un modus operandi qui se base sur la croyance qu’on peut leur imposer presque n’importe quoi. Ils se trompent parce que la longue nuit du Mobutisme3 est finie. Pendant des décennies, la communauté afro-européenne qui était très apolitique, ici à Bruxelles, s’est tu. Mais il y a maintenant une nouvelle génération de jeunes afro-européens, qui sont très mobiles, actifs, intelligents et politisés, et qui exigent leur place dans la société. Ils ne se satisfont plus de petits cadeaux ou d’une place qu’il leur serait accordée. Non, c’est un pays qui leur appartient aussi et ils exigent une place pour leur Histoire, leurs héros, leurs mémoires, leurs identités dans l’espace public. C’est pour ça qu’ils ont réagi et cela a finalement abouti au fait que j’ai pu parler ce 29 juin à la conférence à l’Hôtel de ville.
En tant qu’auditeur, je vous remercie d’avoir pris la parole sur ce sujet éminemment politique, très instructif. Justement, lors de la conférence à l’Hôtel de ville, vous avez mentionné l’accaparement des terres et le transfert négatif de flux financiers entre le Nord et le Sud… Pouvez-vous rappeler de quoi il s’agit pour avoir une idée du contexte dans lequel on se place ?
Lumumba a été la victime de l’impérialisme. En fait on voulait continuer l’impérialisme au Congo, remplacer un système colonial par un système néocolonial. Un système où il y aurait des noirs, des congolais, qui seraient des politiciens et des ministres mais, en coulisse, ce seraient toujours les pouvoirs occidentaux et leurs grandes sociétés qui domineraient le pays. C’est bien ça le néocolonialisme contre lequel Lumumba voulait lutter et c’est pour cela qu’il a été assassiné. On a beaucoup parlé du vol de terres massif qui a été réalisé par Léopold II4 à l’époque où il gérait le Congo comme son domaine privé. Et bien ce vol de terres se perpétue encore aujourd’hui. Selon les chiffres de la Banque mondiale, des terres sont accaparées chaque année, par l’industrie agroalimentaire, dans tous les pays du Sud, en Amérique latine, en Afrique centrale et en Asie du Sud-Est, pour une surface équivalente à six fois la surface de la Belgique. Cet impérialisme est toujours d’actualité. Chaque année, il y a un transfert net de ressources en terme de matières premières, en terme de fuite des capitaux, en terme d’échanges inégaux. Ce transfert net équivaut à 2 500 milliards de dollars du Sud vers le Nord. Le Sud est en train d’enrichir le Nord. Au niveau écologique, il faudrait quatre planètes terre pour avoir un développement industriel tel que celui pratiqué en Europe au niveau mondial. Pour faire perdurer ce système impérialiste dans les pays développés, il est nécessaire d’opérer un transfert colossal de ressources du Sud vers les pays développés. C’est contre cela qu’il faut lutter pour avoir des relations d’égal à égal entre le Sud et le Nord. Il faut combattre l’impérialisme et pour cela, la vie et l’œuvre de Lumumba donnent des leçons qui sont vraiment très importantes pour la lutte aujourd’hui.
Revenons sur Lumumba. Vous avez aussi dit qu’aucunes des recommandations de la Commission d’enquête parlementaire n’ont été mises en œuvre. Pouvez-vous expliquer ce déni des travaux de la Commission ?
Confrontée à des preuves irréfutables du rôle de la Belgique dans cet assassinat, la Commission a essayé de limiter les dégâts. Ils ont utilisé une formule dans leur conclusions disant que la Belgique avait une « responsabilité morale » dans l’assassinat de Lumumba. Une « responsabilité morale » élude toute responsabilité tangible, concrète. Les reconnaissances d’une responsabilité concrète seraient énormes sur le plan financier et sur le plan juridique et c’est pourquoi on a limité cette reconnaissance à une responsabilité « morale ». Il ne faut pas oublier que l’assassinat de Lumumba a donné suite à l’installation de la dictature de Mobutu avec des conséquences désastreuses pour tout le continent. Aucune des décisions de la Commission n’ont été mises en œuvre. Il a été décidé d’instaurer un fond Lumumba, mais ils ne l’ont pas fait. Il a été décidé de stimuler les études d’archives historiques sur la décolonisation, mais ils ne l’ont pas fait. Aucun dédommagement n’a été octroyé à la famille Lumumba pour cet assassinat. A mon avis, l’exemple le plus frappant et le plus choquant, est le fait que la Commission Lumumba qui avait les pouvoirs d’un juge d’instruction et qui pouvait donc procéder à des perquisitions, n’a jamais voulu faire une perquisition chez le commissaire de police qui a détruit le corps de Lumumba. On n’a jamais fait de perquisition chez celui qui avait reconnu avoir gardé quelque part chez lui des restes de son corps comme un trophée de chasse.
Quand il y a deux ans, un journaliste courageux a interviewé la fille de ce commissaire de police, depuis décédé, celle-ci lui a bêtement montré l’héritage de son père dont les dépouilles de Lumumba ! J’ai alors introduit une plainte pour recel de dents, car c’est un crime. Le jour suivant, le procureur a ordonné une perquisition et on a confisqué les restes de Lumumba. Depuis deux ans, ces dépouilles dorment au Palais de justice de Bruxelles et rien ne se passe. Il serait pourtant normal de prendre des initiatives, de contacter la famille pour organiser la restitution de ses dépouilles. Dès à présent, il faut entamer des actions pour que la dépouille de Lumumba rentre dans son pays, qu’il soit restitué à la famille et qu’il ait une sépulture. Et j’espère que ça va aller plus loin et ne pas se limiter à une statue. C’est l’occasion de créer une institution, un lieu de débat et de réflexion où l’on puisse travailler sur la mémoire de Lumumba et son idéologie, de sorte que le peuple congolais puisse renouer le lien avec la lutte idéologique qui a été développée par Patrice Lumumba.
Où en est le volet juridique de cette affaire ?
Vu que les conclusions de la Commission n’ont pas été exécutées, la famille Lumumba a introduit une plainte auprès de la justice contre des belges qui sont impliqués dans l’assassinat de Lumumba. Pour l’instant, le juge d’instruction est toujours en train de travailler sur le dossier, la plainte est considérée recevable puisqu’il s’agit d’un crime de guerre et qu’il n’y a pas prescription. Il est maintenant en train d’interroger les personnes impliquées. Des recherches sont en cours dans les archives et on attend les résultats des travaux de la juge d’instruction pour savoir si, effectivement, un procès va être lancé ou non.
Ce 30 juin 2018 est une journée historique. Que ressentez-vous, après tant d’années de travail, alors qu’on inaugure officiellement, et bien tardivement il est vrai, une place Lumumba en plein cœur de Bruxelles ?
Beaucoup d’émotions. J’ai déjà reçu des menaces de mort parce que je travaille sur ce dossier depuis 25 ans maintenant. Il ne faut pas oublier que Lumumba a été diabolisé de manière terrible en Belgique. Encore de son vivant, on a publié un appel à son assassinat à la Une de la Libre Belgique. Et après son assassinat, dans L’Echo de la Bourse, le quotidien de la haute finance belge, on a écrit qu’il serait hypocrite de se dire attristé par la mort de Lumumba. C’est donc dans ce contexte des années 90 que j’ai commencé mes travaux sur la décolonisation du Congo.
Ce qu’on a réussi aujourd’hui, c’est « une petite plaque » mais c’est quand même un grand pas et c’est important. Le fait que sous Magnette, responsable du PS, on aie instauré la même chose à Charleroi, ça signifie qu’au niveau du Parti socialiste, il y a une volonté de faire un pas. Je pense aussi qu’il y a certainement des mobiles électoralistes de la part de la majorité communale à Bruxelles où vivent plus ou moins 6 000 congolais. Mais ce qui est fondamental, c’est la lutte engagée par les afro-européens qui se sont mobilisés pendant des années et ont fait des actions. En quelques sortes, je crois que c’est la raison essentielle pour laquelle le pouvoir en place a fini par céder. Le danger est d’arriver dans une situation de « tolérance répressive » décrite par le philosophe Herbert Marcuse. On a toléré quelque chose pour réprimer l’essentiel. En d’autres termes, on a donné quelque chose pour dire écoutez, vous avez votre place, ça suffit maintenant. Et bien, non ça ne suffit pas, ça doit être un début pour quelque chose de plus profond. Il faut changer les mentalités, il faut décoloniser complètement l’espace public. Il faut changer la façon dont on enseigne l’histoire, il faut stimuler les travaux artistiques, historiques et politiques. Tout cela doit être entamé sans plus tarder.
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