Édition du 17 décembre 2024

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Europe

En raison du coût de la guerre, l’Ukraine a du mal à payer ses enseignant·es

L’Ukraine a été contrainte de réduire les subventions accordées aux écoles et les autorités locales se démènent pour financer les salaires des enseignants.

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/20/en-raison-du-cout-de-la-guerre-lukraine-a-du-mal-a-payer-ses-enseignant%c2%b7es/

L’invasion de la Russie oblige le gouvernement ukrainien à mettre en œuvre des mesures d’austérité dans le secteur de l’éducation, alors que les enseignant·es du pays s’inquiètent du coût de la vie. Des entretiens avec des fonctionnaires locaux, des enseignant·es et des militant·es syndicales/syndicaux en Ukraine révèlent l’ampleur des coupes budgétaires imposées par le gouvernement ukrainien. Plus d’un an après l’invasion, les finances publiques de l’Ukraine sont soumises à une pression énorme, alors que les dépenses de défense augmentent et que presque tous les autres financements sont réduits. Cela s’est traduit par des coupes budgétaires au niveau local, laissant les autorités locales se démener pour trouver l’argent nécessaire pour combler le manque à gagner sur les salaires des enseignant·es, qui sont habituellement couverts par les subventions du gouvernement central.

«  Les salaires représentent une charge très importante pour les budgets locaux », a déclaré à openDe- mocracy Serhiy Romaniuk, vice-président du syndicat ukrainien des travailleurs de l’éducation. Les collectivités locales paient « l’entretien des établissements d’enseignement, tout le personnel de service, et maintenant elles doivent encore payer une partie des salaires des enseignant·es ».

Dans son budget 2023, l’Ukraine a prévu de consacrer un total de 64,5 milliards de d’euros aux dépenses de l’État, alors que son déficit est de 31,68 milliards d’euros, soit presque autant que ses recettes prévues, qui s’élèvent à 32,48 milliards d’euros.

«  Ce budget est le plus difficile de notre histoire », a déclaré le ministre ukrainien des finances, Serhiy Martchenko, lorsqu’il a présenté le plan de dépenses pour 2023 au parlement en novembre dernier, en pointant du doigt les « actions criminelles de la Fédération de Russie ». La pression exercée sur les finances publiques de l’Ukraine a déjà conduit à des mesures d’austérité dans le domaine des soins de santé et de la rémunération des soldats. Mais l’inflation liée à l’invasion, l’augmentation du coût du logement et les perturbations économiques ont également augmenté le coût de la vie depuis février 2022, date de l’invasion russe. En conséquence, les enseignants craignent que les réductions de leurs salaires ne rendent leur vie encore plus difficile.

Trop d’écoles ?

Les écoles et le personnel éducatif ont toujours été sous-financés en Ukraine, qui conserve un réseau étendu de près de 15 300 établissements d’enseignement datant de l’ère soviétique. De nombreuses écoles, en particulier dans les zones rurales, ont un nombre d’élèves relativement faible – entre 10 et 30 – mais sont toujours dotées d’un personnel au complet. Avant l’invasion russe, l’Ukraine avait mis en œuvre une vaste réforme des pouvoirs des autorités locales et du système éducatif. Ces réformes visaient à améliorer la gestion des services publics locaux, en créant de nouvelles autorités locales élargies, ainsi qu’à « optimiser » les dépenses publiques en matière d’éducation. Le financement central des salaires des enseignant·es dans chaque école est désormais calculé à l’aide d’une formule qui tient compte de la population et d’autres facteurs. Cela signifie souvent que les écoles des zones rurales peu peuplées sont lésées. Mais la simple pression économique liée à la lutte contre l’armée russe a contraint le gouvernement ukrainien à réduire les subventions centrales destinées aux salaires des enseignant·es.

En conséquence, le gouvernement a alloué 87,5 milliards de hryvnias (2,19 milliards d’euros) aux salaires des enseignants en 2023, soit près de 20% de moins qu’en 2022. Le budget du ministère ukrainien de l’éducation et de la culture s’élève à 156 milliards de hryvnias (3,87 milliards d’euros) pour cette année, financé par des fonds de la Banque mondiale.

Pas encore de licenciements

Jusqu’à présent, les licenciements massifs d’enseignant·es que l’on craignait ne se sont pas concrétisés, les autorités locales absorbant la charge des salaires manquants. Mais les responsables locaux de tout le pays utilisent diverses échappatoires pour économiser de l’argent. Ils ont notamment réduit les primes, le paiement des heures supplémentaires : une part importante de la rémunération des enseignant·es – et pressé les enseignant·es de prendre des congés non rémunérés.

Volodymyr Paraphin, professeur de géographie, a déclaré à openDemocracy que les enseignant·es de sonvillage – Kozliv, dans la région de Volyn, au nord-ouest de l’Ukraine – ont récemment été invité·es à prendre trois à cinq jours de congé sans solde pendant les vacances de printemps, en raison d’un manque à gagner sur les salaires des enseignant·es. Faisant partie d’une autorité locale de la ville voisine de Lokatchi, Kozliv n’a pas les moyens de payer ses enseignant·es d’où les « vacances forcées non payées ».

Iryna Borys, responsable du département des finances du gouvernement local dans une autre ville, Khyriv, près de la frontière avec la Pologne, a déclaré à openDemocracy que «  si nos enseignant·es ne demandent pas un congé sans solde d’au moins deux semaines cet été, nous n’aurons pas d’argent pour payer leurs salaires en novembre ». Elle a ajouté : « Et c’est ce que nous leur disons : s’il vous plaît, prenez un congé sans solde – pour éviter de fermer l’école et de perdre des emplois. »

L’autorité locale de Khyriv a été créée dans le cadre de la décentralisation de l’Ukraine en 2021. Elle est responsable de 15 écoles et de 1700 élèves. Selon la formule de financement, l’autorité de Khyriv n’a actuellement pas les fonds nécessaires pour payer 30 de ses 356 enseignant·es. Borys a déclaré à openDe- mocracy qu’après les réductions de la subvention du gouvernement central en temps de guerre, Khyriv fait face à un déficit budgétaire de 11,5 millions de hryvnias (285 000 euros) pour les salaires des enseignant·es.

« Nous avons ajouté six millions de hryvnias au budget local [pour les salaires des enseignant·es], mais il nous manque encore cinq millions et demi  », a déclaré M. Borys. Plusieurs rémunérations supplémentaires pour les enseignant·es, tels que la prime de « prestige », ont déjà été supprimées en conséquence, a ajouté M. Borys.

Borys a indiqué que deux communautés voisines ont fermé plusieurs écoles avec un petit nombre d’élèves, mais que cela n’a pas résolu le problème du déficit de la subvention à l’éducation pour ces communautés. L’autorité de Khyriv ne l’a pas fait car « il n’y a pas de transport, pas de routes pour transporter ces enfants vers l’école la plus proche ».

Atterrissage en douceur

Jusqu’à présent, les coupes budgétaires dans le domaine de l’éducation ont connu un « atterrissage en douceur » pour deux raisons. Premièrement, bien que les deux tiers des autorités locales situées en dehors des zones de combat aient signalé une baisse de leurs recettes fiscales au cours de l’année écoulée, certaines d’entre elles ont été en mesure de combler le manque entre les salaires des enseignant·es et le budget alloué. Par exemple, Mukatchevo, la deuxième ville de la région occidentale de Zakarpattia, n’a pas eu à faire face aux attaques russes.

Les autorités municipales ont couvert les réductions des subventions du gouvernement central avec près de 33 millions de hryvnias (815 000 euros) pro- venant de leur propre budget et sont en mesure de payer aux enseignant·es l’intégralité de leur salaire. Deuxièmement, la structure complexe des salaires des enseignant·es en Ukraine a également permis d’amortir quelque peu le choc. Plutôt que de procéder à des licenciements massifs, les réductions de salaires ont été appliquées progressivement car, selon la loi, certaines primes ne peuvent être supprimées.

Comment les enseignant·es ukrainien·es sont-iels payé·es ?

Le salaire d’un·e enseignant· commence par un taux de base qui dépend de la catégorie dans laquelle iel se trouve, en fonction de son expérience et de ses qualifications. Il existe quatre catégories principales et la différence de salaire entre chaque catégorie est d’environ 10 %. Les enseignant·es sont également rémunéré·es pour tout travail supplémentaire. Par exemple, un·e professeur de classe est payé 25% de plus que le salaire de base et la correction des cahiers d’exercices donne lieu à une somme supplémentaire.

Une prime de prestige, destinée à augmenter le salaire de base des enseignant·es, varie entre 5 et 30% du taux de base. Payée sur le budget local, elle a été l’une des premières à être réduite. Mais le paiement de la prime de « prestige » a déclenché un débat. La députée Inna Sovsun, qui est en faveur d’un taux de rémunération unique pour les enseignant·es, a déclaré : « Si le travail d’enseignant·e est aussi prestigieux partout, il devrait faire partie du salaire, et non de l’allocation. » Elle est opposée à l’idée de « compléter les salaires à partir d’une série de petits paiements supplémentaires ».

Ihor Chylo, professeur de physique à Poltava, dans le centre de l’Ukraine, a déclaré à openDemocracy que la prime de « prestige » représentait auparavant 20% de son salaire.

Mais aujourd’hui, il ne reçoit plus que 5% de prime en raison de la réduction de la subvention du gouvernement central. Le résultat, selon Chylo, est qu’il gagne 1500 hryvnias (34 euros) par mois de moins qu’avant, ce qui lui laisse un salaire mensuel de 10 000 hryvnias (247 euros). «  Il est difficile de survivre avec le salaire qu’un enseignant reçoit aujourd’hui », a déclaré Chylo. « Si vous êtes une famille avec un enfant ou si vous n’avez pas votre propre logement, ce n’est pas possible du tout », a-t-il ajouté, soulignant le fait que les coûts de logement ont augmenté de 30% à Poltava depuis que la ville a accueilli tant de familles déplacées après l’invasion russe.

Bien qu’il n’y ait pas eu de licenciements à l’école de Chylo, il a déclaré que plusieurs de ses collègues envisageaient de changer de profession. Membre du syndicat libre ukrainien de l’éducation et de la science, M. Chylo a fait de sombres calculs :

La location d’un appartement [à Poltava] coûte aujourd’hui entre 8 000 et 10 000 hryvnias. Et un enseignant qui a commencé à travailler sans expérience et sans catégorie élevée [de salaire], ou un jeune diplômé, recevra environ 7 000 hryvnias [170 euros].

L’avenir de l’éducation ukrainienne

Alors que les coûts de l’invasion russe ne cessent de s’accumuler, on a le sentiment que l’avenir de l’éducation ukrainienne est en jeu. Des millions d’enfants ont dû fuir leur domicile, souvent à l’étranger, et des centaines d’écoles ont été détruites par les tirs de roquettes et d’artillerie russes. L’avenir semble également sombre en ce qui concerne la capacité du gouvernement ukrainien à planifier et à financer un enseignement de qualité. Pour la première fois en six ans, il n’y a pas d’argent réservé dans le budget du gouvernement pour la réforme très médiatisée de la Nouvelle école ukrainienne (NUS). La NUS prévoyait la refonte de toutes les branches de l’éducation, y compris la formation des enseignant·es et la modernisation des écoles, ainsi qu’une nouvelle priorité vers les sciences. La première phase de la réforme de l’école primaire a été achevée en 2018- 2019. L’école secondaire devait suivre, mais la pandémie m’a ralenti. Iryna Kohut, analyste associée du groupe de réflexion ukrainien Cedos, a déclaré que la mise en œuvre de la réforme posait des problèmes avant même ceux qu’avaient provoqués la guerre ou la pandémie.

«  La réforme a perdu son élan avant même le Covid », a-t-elle déclaré, faisant référence à un projet de formation des enseignant·es qui n’a pas vu le jour. Elle a ajouté que l’« inaction » du ministère de l’éducation suggère qu’il n’y a « aucune vision de la réforme, ni aucun désir de la mener à bien ». Il appartiendra au nouveau ministre ukrainien de l’éducation, Oksen Lisovyi, de se pencher sur l’avenir du système ainsi que sur son manque de financement. En poste depuis le 21 mars, M. Lisovyi a appelé à repenser la « manière d’inculquer les valeurs » du pays face à l’invasion russe et a affirmé que « le plus gros problème de notre système éducatif est la tolérance à l’égard de la corruption  ».

La députée Inna Sovsun, ancienne vice-ministre de l’éducation, a déclaré que M. Lisovyi devrait commencer par évaluer dans quelle mesure l’éducation des enfants ukrainiens a souffert de l’invasion russe. Il devrait également veiller à ce que des abris anti-bombes soient disponibles dans toutes les écoles et s’occuper de la structure salariale complexe qui régit le salaire des enseignant·es.

M. Kohut, du groupe de réflexion Cedos, a déclaré :
La réforme [de l’éducation] ne doit pas s’arrêter. Nous devons au moins nous efforcer de revoir, de replanifier maintenant, de nous arrêter, de voir ce qui a été fait de bien ou de mal, d’évaluer l’efficacité et de réfléchir à ce que nous pouvons faire […] pour qu’après la guerre, nous puissions « reconstruire en mieux ».

Kateryna Semtchuk

Kateryna Semtchuk est correspondante en Ukraine pour openDemo- cracy et rédactrice en chef de l’Ukrainian Political Critique. Publié par open- Democracy, 3 avril 2023. Traduction Patrick Le Tréhondat.
Publié dans Les Cahiers de l’antidote : Soutien à l’Ukraine résistante (Volume 19) :
https://entreleslignesentrelesmots.wordpress.com/2023/05/02/les-cahiers-de-lantidote-soutien-a-lukraine-resistante-volume-19/
https://www.syllepse.net/syllepse_images/articles/soutien-a—lukraine-re–sistante–n-deg-19.pdf

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