Édition du 17 décembre 2024

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Europe

Élections européennes : où en est-on ?

Nous voilà un mois du scrutin des européennes, le premier depuis la grande séquence électorale de 2017. Les résultats sont attendus, les commentateurs sont dans les starting-blocks. Mais l’opinion est incertaine.

Pour l’instant, les sondages suggèrent une participation faible, qui approche à peine celle des précédentes élections européennes de mai 2014 : 42% pour Ipsos (22 avril), 40,5% pour l’Ifop (24 avril) et 40% pour Opinionway (25 avril) contre 42,4% en 2014 (44% en métropole).

Comme d’ordinaire, la propension à l’abstention décroît fortement avec l’âge et, un peu moins, avec la position dans la hiérarchie sociale. Selon Ipsos, la participation plafonnerait à 32% chez les moins de 35 ans et à 56% chez les plus de 60 ans ; elle oscillerait entre 40% chez les cadres supérieurs et 35% chez les ouvriers, les retraités étant les seuls à dire qu’ils vont se déplacer majoritairement en mai prochain (54%).
 
L’abstention, comme en 2014, est surtout politiquement typée, affectant la gauche davantage que la droite. En 2014, Ipsos estimait à 44% la participation effective des sympathisants de gauche et à 50% celle de la droite à 50%. À la fin avril 2019, le même institut suggère que les écarts se sont légèrement creusés (44% de participation à gauche, 51% à droite hors LREM). Le détail est plus révélateur encore : seuls les proches du PCF enregistrent une mobilisation comparable à celle de la droite (57%), tous les autres se situant dans une fourchette allant de 30% de participation (LO) à 43% (FI et PS). À droite, à l’exception de l’UDI de Jean-Claude Lagarde et de DLF de Nicolas Dupont-Aignan, les indices de participation sont tous au-dessus de 50%.

Un rapport des forces à peu près stable

Si l’on sent tient aux sondages, le rapport des forces politiques global a peu évolué depuis l’été 2017.

 
Le rapport des forces entre la gauche et la droite est peu modifié, toujours à l’avantage de la droite. Pour l’instant, la gauche est loin de son score pourtant médiocre de mai 2014 : autour de 30% dans les dernières vagues de sondage, contre 34% aux européennes précédentes. Elle est de plus fortement éparpillée, plus encore qu’en 2014.

La séquence électorale de 2017 avait changé la donne, avec l’effondrement du PS, malgré le ralliement des écologistes à la candidature de Benoît Hamon. En avril 2017, Jean-Luc Mélenchon avait concentré sur son nom 70% du total des voix de gauche. Mais cet électorat n’était pas un électorat strictement France insoumise, ni même un électorat Front de gauche, comme en 2012. Les législatives suivantes avaient d’ailleurs donné une image plus juste du rapport des forces réel : avec ses 11%, la France insoumise avait alors regroupé près de 40% du total des voix de gauche, et le total FI-PC flirtait avec les 50%. Dans les deux cas, la gauche de gauche avait en tout cas rétabli en sa faveur l’équilibre qui avait marqué la domination de plus en plus écrasante du PS après 1981.

Où en est-on en cette fin d’avril ? Au total, la gauche semble aller un tout petit peu mieux qu’en 2017. Mais la part de la FI s’est tassée, se situant entre 25% et 30% des voix portées sur la gauche. Le décrochage s’est fait en continu, entre décembre 2017 et septembre 2018. Au départ, la moyenne des sondages plaçait la FI un peu au-dessus de son score de juin 2017 (un maximum de 14% et une moyenne de 12,3%). À la fin de l’année 2018, la moyenne était tombée à 10% environ, pour baisser encore entre janvier et mars. De façon concomitante, la part de la FI dans la gauche a perdu de sa centralité de départ : de 40% en moyenne avant la fin 2018, elle est passée à un quart en février 2019.

Les dernières vagues d’enquête suggèrent une situation incertaine, d’autant plus que le paysage n’est pas encore complètement fixé, les instituts continuant de tester l’hypothèse de la présence d’une liste « Gilets jaunes », dont on mesure mal l’impact concret sur les différents électorats. Fin avril, les estimations donnent donc une fourchette de 7 à 9,5% pour la FI (avec une moyenne, en hausse, de 8,5%) et de 7 à 9% pour les Verts (avec une moyenne de 7,9%). En dehors des deux protagonistes qui se disputent la première place à gauche, seule la liste PS-Glucksmann se situe au-dessus de la barre des 5% (avec une moyenne de 6%).

La moyenne des cinq derniers sondages (voir tableau ci-dessus) dessine un tableau à gauche encore bien flou. Si l’on s’en tient au positionnement classique sur l’axe gauche-droite, la « gauche de gauche » (extrême gauche, FI et PCF) regroupe à peu près 12% sur les 30% que représente le total gauche. Le bloc PS-Génération-s regroupe 9,5% et EE-LV un peu plus de 8%. Mais si la « gauche de gauche » reste en tête, elle ne bénéficie plus de l’existence du Front de gauche qui fédérait l’essentiel de ses forces. Dans l’immédiat, le total FI-PCF, avec une moyenne proche de 11% n’a pas atteint le total de 2017 (13,8%) qui est le véritable point de comparaison pour interpréter le résultat européen à venir.

Où en est donc la gauche ?

Il est difficile de dire que la gauche va bien, en général et dans le détail. Benoît Hamon escomptait que sa campagne de 2017 et son départ du PS lui ouvriraient un espace de recomposition à gauche, lui permettraient de récupérer une part de l’électorat socialiste persistant (7,9% en juin 2017) et même une part de l’électorat tenté par Mélenchon et par la FI. En fait, quel que soit la qualité de son propos, il ne semble pas avoir réussi à se sortir de l’étau qui avait entraîné son échec d’avril 2017, toujours coincé entre la FI et une mouvance socialiste hésitant elle-même entre la modération sociale-démocrate à l’européenne et un retour à gauche prononcé. Après une timide consolidation en février, les récentes vagues de sondage replacent Génération-s sensiblement au-dessous des 5% salvateurs.

Le PCF a décidé qu’il lui fallait se redonner un poids politique suffisant, pour affirmer une « identité communiste » que les alliances passées lui paraissaient avoir altérée. En faisant le choix d’une liste PC autonome conduite par Ian Brossat, les communistes entendent jouer de trois registres en même temps : manifester leur existence distincte, jouer la carte du renouvellement et maintenir l’image de réalisme, qu’incarne le très médiatique adjoint de la maire de Paris.

Incontestablement, Brossat a bien tiré son épingle du jeu dans la phase de pré-campagne et la liste PC a plutôt conforté sa présence (de 1,7% en moyenne avant l’automne 2018 à 2,4% en avril). Mais les communistes souffrent encore d’un double handicap : celui de la crédibilité d’un parti que les législatives ont réduit officiellement à 2,7% des suffrages exprimés ; la difficulté à faire entendre une voix franchement différente à l’intérieur d’une gauche en mouvement, qui est toujours bien loin de la refondation globale attendue.

Le Parti socialiste d’Olivier Faure a fait quant à lui un double pari. Il considère que les sociaux-démocrates restent la force principale de gauche dans une Europe très droitisée et il espère que l’inflexion à gauche imprimée après le désastre de 2017 finira par porter ses fruits en relançant le socialisme, comme en Espagne ou au Portugal. Par ailleurs le choix d’une tête de liste non socialiste et d’une liste politiquement mixte s’est voulu le signe que la centralité socialiste ne se pensait plus, comme après 1981, sous la forme d’une hégémonie sans partage du Parti socialiste lui-même. Pour l’instant, la liste proposée a plutôt conforté ses positions après janvier, sans parvenir au score pourtant bien modeste de 2017. A priori, le tassement dans les sondages de la FI, jusqu’en février, et les déboires du macronisme nourrissaient l’espoir d’y parvenir. Rien ne dit que l’inédit Raphaël Glucksmann parviendra à le concrétiser au bout du compte.

Quant aux Verts, absents de la présidentielle de 2017 et condamnés à un petit 4% aux législatives, ils ont tablé sur les ressorts généralement plus favorables du scrutin européen, sur la montée en puissance de l’enjeu climatique et sur la bonne tenue des écologistes dans de nombreux pays européens (Belgique, Luxembourg, Bavière, etc.). Les sondages suggèrent la possibilité d’un certain renforcement du groupe des Verts au Parlement européen, ce qui en ferait des partenaires incontournables pour une social-démocratie globalement affaiblie. Mais ce pari a poussé Yannick Jadot et sa liste plutôt dans la voie d’une écologie « réaliste », sur le modèle des « Grünen » allemands, ce qui pousse vers le « ni droite ni gauche ». Les Verts, dans une gauche dominée par la FI, pouvaient jouer le jeu d’une force de gauche neuve et capable de jouer un rôle actif dans l’enceinte parlementaire européenne. En refusant ce positionnement et face au tête-à-tête du macronisme et de l’extrême droite, ils risquent de ne rien gagner au centre et de décourager la gauche. Un possible « perdant-perdant », quand tout pouvait laisser espérer aux Verts un « gagnant-gagnant »…

Et la France insoumise ?

Si l’on tient compte du positionnement ambigu des Verts, la France insoumise reste la première force au sein d’une gauche toujours encalminée. Elle est bien sûr loin des premières estimations de la première moitié de l’année 2018 et reste au-dessous du seuil les législatives de juin 2017 – le véritable point de comparaison pour elle. Elle a durement encaissé le choc qu’a constitué l’épisode des perquisitions. En outre, son attitude particulièrement rude à l’égard de que ses responsables appelaient la « gôche », les « tambouilles » ou la « soupe aux logos » a détourné une large part de ceux qui avaient vu, en Jean-Luc Mélenchon, une voie possible pour une gauche « post-sociale-libérale ».

Les dirigeants de la FI comptaient sur le « dégagisme » et sur la crise profonde de la gauche historique pour esquisser une voie plus proche du populisme sud-américain que de la convergence populaire des gauches propre à la tradition française pré-mitterrandienne. L’émergence inattendue des gilets jaunes leur est apparue comme une occasion unique de prendre la main, de discréditer un peu plus la gauche traditionnelle et de venir braconner sur les terres occupées politiquement par le Front national devenu Rassemblement national.

Or ce pari ne s’est pas révélé payant, à ce jour du moins. Parce que les gilets jaunes expriment davantage un désarroi populaire et une réaction contre un espace politique dépassé et discrédité, qu’un mouvement autour de valeurs claires et d’un projet partagé de société alternative. De ce fait, alors que la mobilisation en cours depuis décembre frappe les observateurs par sa puissance, sa complexité, son écart par rapport aux attitudes et structurations existantes, les enquêtes suggèrent que ce n’est pas la FI qui en tirerait le bénéfice global. Le mouvement des ronds-points et des manifestations répétées est loin d’être corseté par l’extrême droite, mais la sympathie à l’égard du mouvement (ceux qui se « sentent » gilets jaunes » ou les « soutiennent » sans en faire partie) semble porter plus volontiers vers les droites extrêmes que vers les gauches, fussent-elles les plus à gauche.

Le tableau ci-dessous est construit à partir du « rolling » quotidien de l’IFOP. Il reprend les détails de quelques sondages et une moyenne générale des deux mois de mars et d’avril.

 
Le RN continue d’attirer une large part des catégories populaires, du moins celles qui ont l’intention de voter (le premier parti populaire reste celui des abstentionnistes) et une part significative de ceux qui se sentent gilets jaunes.

En revanche, l’intention de vote en faveur de la FI a été fragilisée d’abord par une capacité moindre à mobiliser l’électorat de la présidentielle, y compris celui qui affirme sa proximité avec la France insoumise. Cette fragilité n’a pas été compensée par un gain dans les autres familles politiques, ni à gauche ni à droite. La FI a perdu de ses soutiens à gauche et n’a rien gagné ailleurs, ni sur l’électorat populaire du FN ni sur ceux qui se « sentent » gilets jaunes. Cette moindre attraction à gauche a des effets globaux : elle limite en particulier la capacité à s’adresser aux catégories populaires. Celles-ci se détournent généralement de la gauche, se sentent trahies par elle, mais ne suivent pas pour autant ceux qui viennent de la gauche et veulent fortement marquer leur distance avec elle.

Ce qui faisait la force de la gauche s’est longtemps trouvé, non pas dans le ressentiment populaire, mais dans le lien qui s’établissait entre des attentes sociales et l’espoir, à la fois raisonné et sensible, dans une société de dignité populaire. Ce qui attire encore fortement vers l’extrême droite une partie non négligeable des catégories populaires – et parmi elle des gilets jaunes déclarés - n’est pas la colère en elle-même, mais le sentiment, souvent confus mais ancré, que le Rassemblement national propose une alternative réaliste parce qu’elle travaille sur le mythe de la protection par la clôture. C’est le projet de l’extrême droite, exprimé ou sous-jacent, qui attire le peuple délaissé. C’est la carence de projet – et un projet ne se réduit pas à un programme – qui empêche la gauche de retrouver des couleurs et de réactiver une fibre populaire analogue à celle qui fit les beaux jours du PCF.

La FI a raison de dire que les formules anciennes, que les ritournelles sur le rassemblement de la gauche ne font pas l’affaire. Mais tourner le dos à la gauche, répugner à se réclamer d’elle n’est pas plus une solution. Sans doute est-ce le sentiment de cette lacune et les rapports difficiles avec le « peuple de gauche » qui a poussé Jean-Luc Mélenchon à lancer son idée de « fédération populaire ». Or prendre au sérieux cet appel – quoique l’on pense par ailleurs de la formule elle-même – suppose que soient levées bien des ambiguïtés. Par exemple, JLM argue de la centralité de la FI. On pouvait parler de centralité à gauche du vote Mélenchon d’avril 2017, déjà un peu moins de la centralité du vote FI de juin. Mais a fortiori il est impossible de parler de centralité aujourd’hui, de qui que ce soit. Il est exact que la gauche ne saurait désormais converger que dans une pratique de rupture avec le désordre libéral-capitaliste existant. Il est toutefois aussi vrai qu’elle ne convergera que dans une diversité assumée, qui exclut toute hégémonie ou privilège de quiconque. On n’en reviendra ni à ce qu’était une gauche dominée par le PCF d’hier, ni à ce qu’était une gauche dominée par un PS mitterrandisé.

Les dissensions de la gauche ne sont pas qu’affaire de mauvaise volonté et de querelles d’egos. La gauche aura besoin de beaucoup de débats sereins et sans contournement pour aller de l’avant. Elle ne le fera pas d’ici le 26 mai.
Par ailleurs, le terme de « fédération » ne doit pas être porteur de confusion. Viser à un rassemblement politique majoritaire demande d’avancer vers deux objectifs, également nécessaires mais distincts : faire converger toutes les sensibilités de la gauche sur des projets émancipateurs concrets, à toutes les échelles de territoire ; mettre en place une force, pluraliste et cohérente, qui se situe ouvertement dans la tradition des ruptures populaires qui ont accompagné la gauche française de souche révolutionnaire. Confondre les deux exigences est source d’impuissance. C’est en effet oublier qu’il n’y a pas une gauche unique et que nul ne peut avoir la prétention d’être, à lui seul, à la fois « la gauche » et « le peuple ».

En attendant, tout désir de rassembler au lieu d’exclure est bon à prendre. Le choix de Manon Aubry était sans nul doute une manière de ne pas fermer toutes les portes, comme l’était à sa manière le choix de Raphaël Glucksmann par le PS. Mais un acte ou des actes isolés ne font pas une politique. Tout comme la dénonciation de la « caste » et, a fortiori, tous les appels à la « haine » des élites ne font pas un projet d’émancipation et risquent même de le contredire.

C’est l’absence de ce projet, en France comme en Europe, qui ne permet pas à la gauche d’être à la hauteur et qui fait que les catégories populaires ne se sentent pas motivées par le scrutin européen. Contrecarrer le pessimisme, redonner au peuple le sens de sa dignité et de son combat exclut tout raccourci. On ne peut faire l’économie d’une démonstration patiente, celle qui consiste à prouver que, sur quelque territoire que l’on vive, national, infranational ou supranational, il n’y a pas d’issue en dehors d’un rassemblement majoritaire pour combattre les choix dominants, expérimenter des voies nouvelles et empêcher, partout, que les choix populaires soient remis en question. On ne « sort » pas d’un cadre inadéquat, au risque de se trouver enfermé dans un autre plus contraignant encore : on crée les conditions, au mieux pour changer le cadre, au pire pour éviter qu’il ne soit un carcan et empêche d’avancer.

Il est certes dommage que des forces ne se soient pas rassemblées à gauche, pour faire vivre ensemble une telle façon de faire. Mais il est vrai que les dissensions de la gauche ne sont pas qu’affaire de mauvaise volonté et de querelles d’egos. La gauche aura besoin de beaucoup de débats sereins et sans contournement pour aller de l’avant. Elle ne le fera pas d’ici le 26 mai. En attendant, si de la concurrence à gauche une force émerge davantage qu’une autre, il reste à espérer qu’elle le fera dans cet esprit d’ouverture et de refondation, et pas dans un esprit de clôture et de dénigrement.
 
Roger Martelli
titre documents joints
Intentions de vote LFI et RN (IFOP) (PDF – 467.4 ko)
Sondages entre décembre 2017 et avril 2019 (PDF – 446.2 ko)
Données de référence (PDF – 622.5 ko)

Roger Martelli

Journaliste à Mediapart (France).

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