Quelques rapides enseignements des élections législatives ukrainiennes
1°) Le dépouillement n’est pas achevé, mais le taux de participation est en chute par rapport aux présidentielles de mai, à 53,27% (en tenant compte du fait que ce chiffre officiel est proportionnel aux électeurs considérés comme inscrits dans le sud-est et en Crimée, qui n’ont pu voter). En mai, ce taux était assez élevé pour l’Ukraine, sans doute en raison du sentiment de défense nationale associé au fait de voter, et parce que Poroshenko n’était pas encore au pouvoir et donnait quelques espoirs.
A présent il y est, et une « offre politique » assez largement oligarchique, alors que le Maidan visait la destruction de cette oligarchie, explique largement que le mécontentement ait été cette fois-ci beaucoup moins freiné par le sentiment, qui demeure, de défense nationale.
La participation est plus élevée à l’Ouest, ce qui est assez classique -70% dans l’oblast de Lviv, 68,3% à Ternopil, 64% à Ivano-Frankivsk, 65% en Volhynie, 55,7% à Kyiv. Elle tombe à 39,5% à Odessa. Dans l’oblast du Donbass elle est de 32,5% et celui de Louhansk de 32,5%, ce qui est relativement important compte tenu de l’interdiction de voter mise en place par les « séparatistes », la majorité des électeurs inscrits n’ayant pu voter.
2°) Le score des partisans du président en place Poroshenko est mauvais par rapport aux prévisions. Avec 21,45 % des suffrages exprimés, son « Bloc Poroshenko » arriverait juste derrière la coalition « Front populaire » de Turchynov, Yatseniuk et Avakov, 21, 82 %, qui agrège l’ensemble des forces ayant pris le pouvoir après la fuite de Ianoukovitch en dehors, justement, de Poroshenko (et du parti Svoboda), ce qui serait un lourd échec symbolique attestant d’une usure rapide et bien compréhensible …
3°) Si le « Front populaire » peut se targuer d’avoir autant ou un peu plus de voix que le « Bloc Poroshenko » il apparaît cependant comme une addition de forces toutes aussi contestées et décevantes les unes que les autres. Le fait qu’il fasse 10% de plus que ce que promettaient les sondages apparaît comme un grand succés, mais il s’agit surtout d’une défiance envers Poroshenko et d’une sorte de manoeuvre de l’électorat qui, quitte à voter pour des partis peu afriolants, n’a pas voulu concentrer tous les pouvoirs sur un seul d’entre eux.
Le « Bloc oppositionnel », provenant de l’ancien Parti des Régions, fait 9,73 %, et le KPU (PC), dont l’interdiction par « les nazis » était pour la énième fois annoncée voici peu par la blogosphère « communiste résistante » (si l’on peut dire ! ), fait 3,93 % : les forces au pouvoir jusqu’en février font donc 13,66 %, vote qui n’a guère de contenu idéologique mais traduit la lenteur des anciennes clientèles à se reclasser (c’est encore eux qui sont concernés par la plus grosse affaire d’achats de voix de ce scrutin, à Kirovograd …).
Baktivtchina (« Mère Patrie ») de Iulia Timoshenko est durablement marginalisé avec 5,66%, et le Parti radical de Oleh Lyashko, que les sondages donnaient à 15-20% et qui passait pour récupérer les voix de Svoboda, ne fait que 7,39%.
Svoboda est en dessous des 5%, à 4,72%. Son effondrement est encore plus prononcé dans son bastion historique, la Galicie, qu’ailleurs : ce parti ne sauverait que 5 députés, élus au suffrage majoritaire à un tour (50% de la rada est élu ainsi, l’autre moitié l’étant à la proportionnelle au dessus de 5 %), dont seulement 2 en Galicie. Pravy Sector est à 1,87 %, mais obtient 2 députés grâce à ce système, dont son chef Iarosh à Dnipropetrovsk, bien qu’il soit loin d’avoir obtenu la majorité des voix.
Naturellement la blogosphère agitée par « les nazis ukrainiens » totalise les voix de Svoboda, de Pravy Sector et celles du Parti radical (dont la nature politique est différente, il s’agit d’un mélange de démagogie, de nationalisme et de populisme paysan), et d’autres encore, pour dire qu’avec quelques 15 % des voix voire plus selon eux, « les nazis » multiplient dix fois leur score par rapport à celui des présidentielles (1,6% pour Tianybok de Svoboda, et Iarosh de Pravy Sector, réunis ! ) qui les avait beaucoup contrarié car il contredisait leur propagande délirante, et dont jusqu’à présent ils évitaient de parler.
En fait, les scores de Svoboda et de Pravy Sector sont sans surprise, ils correspondent dans les circonstances des législatives à leurs résultats des présidentielles et illustrent cette réalité politique : l’extrême-droite en Ukraine n’a pas été renforcée, mais affaiblie par le Maidan et la chute de Ianoukovitch, tenant le haut du pavé seulement dans les oblasts de Donetsk et de Louhansk avec l’aide russe.
Mais plus généralement, ces élections expriment la lassitude, le rejet ou la déception à l’égard de la quasi-totalité des forces politiques ayant pignon sur rue.
4°) L’exception, c’est Samopomitch avec 11,12 % des voix, seule force véritablement victorieuse dans cette élection. Samopomitch signifie quelque chose comme « organisons-nous nous-mêmes », mieux traduit par l’anglais « self-help ».
Ce parti a été formé ce printemps par le maire de Lviv, Andriy Sadovyi, hostile depuis le début à la montée de Svoboda dans sa région (Svoboda avait conquis la majorité au niveau de la Galicie, mais pas à Lviv, d’où les mobilisations contre l’administration nommée par Svoboda). Sur un programme que l’on pourrait qualifier de démocrate et coopératif, c’est une organisation qui s’appuie sur des comités de quartiers et sur les secteurs de l’Eglise uniate hostiles à Svoboda et à sa récupération par les ultranationalistes.
Mais en fait, ce qui a dopé Samopomitch, c’est la décision prise par « Semen Semenchenko », pseudonyme du dirigeant du bataillon Donbass (originaire de Donetzk, il tient à protéger sa famille), de soutenir ce parti et d’y inscrire des candidats aux élections issus de son bataillon. Semenchenko, hospitalisé pour ses blessures de guerre, s’est sévèrement affronté au gouvernement fin août début septembre, préconisant le volontariat plutôt que la conscription (dans laquelle les passe-droits soulèvent des vagues de protestations), exigeant des armes et de la nourriture pour les volontaires et accusant le gouvernement de les abandonner, exigeant la démission du ministre de la Défense. Effectivement, son « bataillon Donbass », dont une majorité de recrues semblent issues du sud-est de l’Ukraine, a été en grande partie lâché et horriblement massacré par les forces russes, juste avant la signature d’un cessez-le-feu, dans la poche d’Ilovaisk (il semble que des photographies de victimes des massacres circulent depuis, sur la blogosphère « communiste résistante » et d’extrême-droite, pour illustrer le « génocide commis contre les russophones » - précisons que le bataillon Donbass est parfaitement « russophone » ! ).
Ce bataillon était précisément la principale formation de volontaires armés à échapper pratiquement au contrôle soit du ministère de la Défense, soit de l’extrême-droite ukrainienne, soit des deux. Inutile de préciser que la blogosphère dont il vient d’être question a particulièrement été nourrie d’ « informations » en faisant une sorte de « division SS » : de telles « informations » sont nécessaire à la non-compréhension de ce qui se passe réellement, et donc à la non-mobilisation internationaliste. Il est donc probable que dans l’addition des voix des « nazis », la blogosphère néostalinienne et néofasciste ajoutera Samopomitch, de façon à avoisiner les 25 % !
Bien entendu, il n’est pas question ici d’idéaliser ni le bataillon Donbass, ni Samopomitch, mais d’analyser les faits politiques : le seul succès politique notable de ces élections est celui qui associe volonté de défense nationale, contestation du pouvoir en place et refus de l’extrême-droite.
Hautement significatif : Samopomitch arrive en tête à Kyiv.
Par ailleurs, les forces politiques de la gauche radicale, dont parle l’article ci-dessous d’A. Volodarskiy, n’ont pas pu présenter de candidats. Il y a donc un vide politique béant, et les « phénomènes » divers tels que Samopomitch mais aussi Lyashko, en partie avant lui Svoboda, encore auparavant Timoshenko ou Natalia Vitrenko si l’on remonte il y a 20 ans, manifestent à leur façon ce vide. Il ne suffit d’ailleurs pas d’en constater l’existence pour le remplir !
Une autre indication intéressante est donnée par l’élection, à la majorité absolue dans sa circonscription, d’un des très rares candidats indépendant, sans sponsor ni parti en place ni moyens financiers : Volodomyr Parasiuk, qui sur le Maidan de Kyiv, par une intervention décisive, avait démoli la manœuvre des chefs des trois partis Baktivchina, Oudar et Svoboda, concertée avec les ministres allemand, français et polonais pour former un gouvernement d’union nationale préservant Ianoukovitch. Fort populaire pour ce rôle historique, il a été blessé et capturé, sans que son identité réelle ne soit découverte, lors du terrible massacre d’Ilovaisk début septembre. Au main du renseignement militaire russe qui ne l’a pas identifié, il a été échangé contre des prisonniers séparatistes. Il vient, tout seul, de faire 54 % des voix dans un territoire de Galicie occidentale.
On ne peut pas dire du tout ce que politiquement il va devenir, comment il va tourner. Mais des hommes de cette trempe auraient leur place dans un mouvement d’émancipation pour chasser tous les oligarques !