Tiré du site de la revue Contretemps.
Néanmoins, qualifier de pogrom ce qui s’est passé banalise des horreurs authentiques et relève de l’ignorance historique, comme le montrent dans cet article Djene Rhys Bajalan et Ben Burgis. Une telle interprétation des faits – promue très vite par Netanyahou – a essentiellement pour fonction de victimiser l’État colonial d’Israël et, ce faisant, de légitimer la guerre génocidaire que celui-ci mène contre les Palestinien·nes de Gaza, ainsi que le nettoyage ethnique en Cisjordanie et les bombardements incessants sur des populations civiles au Liban (accompagnés d’une invasion terrestre), mais aussi la répression des mouvements de solidarité avec la Palestine, partout dans le monde occidental.
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La semaine dernière, le journal de Bari Weiss, Free Press, a titré : « Le pogrom de la nuit dernière à Amsterdam ». Deux jours plus tard, Fox News informait ses lecteurs en ligne que le premier ministre israélien Benjamin Netanyahu avait « condamné » le « pogrom antisémite d’Amsterdam ».
À présent, une recherche Google avec le seul mot « pogrom » fait apparaître une interminable succession de gros titres sur ce même événement, souvent accompagnés de vidéos de supporters de l’équipe de football Maccabi Tel-Aviv attaqués dans les rues d’Amsterdam.
La logique de ce récit semble assez simple. Ce qui s’est passé après le match entre le Maccabi et l’Ajax d’Amsterdam était (a) une séquence de violences où (b) les victimes étaient juives et (c) les auteurs ne l’étaient pas. Il s’agit donc d’un « pogrom ».
Mais que s’est-il réellement passé à Amsterdam ? À y regarder de plus près, on s’aperçoit qu’on ne peut strictement en aucune manière parler de « pogrom ».
Ce qu’étaient réellement les pogroms
Le terme « pogrom » évoque de profonds souvenirs de traumatismes juifs, ainsi qu’une histoire de brutalisation aux mains des communautés ethniques dominantes. Pourtant, appliquer ce terme à des événements récents est une grave erreur, qui déforme la véritable signification des pogroms tels qu’ils sont apparus historiquement, en particulier lors de la transition de la civilisation féodale à la civilisation capitaliste.
Les pogroms ne sont pas des actes de violence isolés. Il s’agissait d’agressions calculées pour maintenir les Juifs fermement enfermés dans leur périmètre social. Les pogroms étaient un outil utilisé par la majorité contre une minorité racialisée à qui l’on refusait tous les droits politiques et civils.
Si leur objectif premier était le maintien d’une hiérarchie, des spécialistes des pogroms, comme le professeur Hans Rogger, ont fait valoir qu’ils atteignaient leur paroxysme lorsque l’appareil de l’ordre existant – les systèmes juridiques et institutionnels qui perpétuent la discrimination – commençait à s’affaiblir ou à devenir inopérant. La minorité était alors la cible de la vengeance de la majorité qui estimait qu’elle « se hissait au-dessus de sa condition ». En bref, les pogroms ont servi d’instruments de terreur, renforçant les fondements du régime social existant en période de changement rapide.
Ce modèle de violence calculée ressemble étrangement à d’autres moments de l’histoire où les structures légales d’assujettissement étaient en déclin, comme la violence brutale que les musulmans ottomans ont infligée aux Arméniens – un processus qui s’est déroulé précisément au moment où la base légale de la « dhimmitude » (le statut inférieur des non-musulmans) était en train d’être démantelée. De même, aux États-Unis, le massacre de Tulsa est un pogrom de violence raciale visant les Noirs américains ayant réussi économiquement, et à ce titre, une tentative de consolider la stratification raciale à un moment où de nombreux Blancs craignaient l’érosion de la hiérarchie existante.
Ces exemples illustrent un principe fondamental : les pogroms ne peuvent se produire en dehors du cadre d’une société qui refuse systématiquement des droits à une minorité, en veillant à ce qu’elle reste vulnérable à la violence de la majorité. Ce qui s’est passé à Amsterdam ne ressemble en rien à cette structure. Il ne s’agissait pas d’attaques fondées sur l’oppression religieuse ou raciale. Il s’agissait d’incidents alimentés par la discorde politique entre différents groupes de nationalistes.
Décrire ce qui s’est passé à Amsterdam comme un pogrom ne sert qu’à brouiller les frontières entre l’antisémitisme et l’antisionisme, à obscurcir la nature spécifique (bien que se chevauchant parfois) de chacun et à déformer profondément les réalités matérielles de l’Europe moderne.
Ce qui s’est passé à Amsterdam
Les Juifs de l’Empire russe, où le terme « pogrom » a été inventé, savaient très bien qu’il ne fallait attendre aucune aide de la part des autorités tsaristes. Dans un pogrom classique, ces autorités se tenaient généralement à l’écart et laissaient libre cours à la violence, voire y participaient directement. Et les victimes étaient souvent bien trop effrayées par les conséquences pour elles-mêmes ou pour leur communauté pour essayer de se défendre.
Le plus souvent, les meilleures options étaient de barricader les portes ou de fuir. Si vous aviez beaucoup de chance, vous pouviez fuir jusqu’aux États-Unis, par exemple, où les pogroms n’existaient pas. (À titre personnel, c’est ainsi que la famille de l’un des auteurs de cet article est arrivée ici).
La dynamique de ce qui s’est passé à Amsterdam aurait difficilement pu être moins proche de cette histoire. Comme de nombreuses équipes dans le monde, certains supporters du Maccabi Tel Aviv sont ce que l’on appelle communément des « hooligans ». Comme on le voit couramment dans d’autres pays, cette brutalité comporte un élément politique nationaliste. Lors du match d’Amsterdam, les hooligans semblent s’être dépassés à cette occasion.
Avant que la situation ne s’inverse, certains supporters du Maccabi avaient arraché et brûlé des drapeaux palestiniens, attaqué violemment des chauffeurs de taxi musulmans, et applaudi et scandé pendant une minute de silence lors du match contre l’Ajax pour les victimes d’une inondation en Espagne. Selon le New York Times, la plupart des chants nationalistes de ce groupe au cours de ces événements ont dérapé vers « des slogans incendiaires et racistes, déclarant notamment qu’il n’y avait “plus d’enfants” à Gaza… ».
Par la suite, des supporters israéliens ont été agressés, notamment lors d’attaques avec délit de fuite par des auteurs circulant à bicyclette. Certaines des victimes étaient des supporters de Maccabi qui n’avaient pas participé aux actes d’hooliganisme précédents. En d’autres termes, l’événement s’est déroulé comme une violence footballistique nationaliste classique : les voyous d’un groupe de supporters se livrent à des actes violents, et l’affreuse dynamique intercommunautaire conduit à ce que non seulement les auteurs de ces actes, mais aussi l’ensemble du groupe de supporters (ou même de simples passants dont on suppose à tort qu’ils partagent leurs origines ou leur nationalité) soient attaqués.
S’il s’agissait, par exemple, de hooligans de Manchester City se livrant à des violences à Madrid et que d’innocents supporters de Manchester City (ou peut-être même de simples Anglais) étaient attaqués en retour, personne n’appellerait ça un « pogrom ». On parlerait simplement de violences footballistiques. Il est d’ailleurs frappant de constater que, loin de se comporter comme les autorités tsaristes lors d’un pogrom, la police d’Amsterdam semble avoir réprimé beaucoup plus durement ceux qui ont attaqué les supporters de Maccabi que les hooligans ouvertement racistes de Maccabi qui ont eux-mêmes déclenché la première phase des violences.
Notre propos ici n’est pas de dire que les actions incendiaires (et, dans certains cas, réellement violentes) des hooligans du Maccabi justifient ce qui s’est passé par la suite. Notre point de vue, vraiment très original, sur les événements qui se sont déroulés est que les violences dans le football sont une mauvaise chose.
Mais notre autre point de vue, plus important, est qu’essayer de faire entrer des violences assez classiques entre deux nations dans la catégorie des « pogroms » tient de l’exagération la plus grossière. En outre, l’utilisation de cette désignation pour salir de manière opportuniste le refus mondial contre les atrocités commises par Israël à Gaza en prétendant y voir une manifestation d’antisémitisme classique ne sert qu’à banaliser les horreurs véritables. Toutes celles et ceux qui se soucient réellement de l’antisémitisme devraient rejeter cet amalgame historiquement analphabète.
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Ben Burgis est chroniqueur au Jacobin, professeur adjoint de philosophie à l’université Rutgers et animateur de l’émission YouTube et du podcast Give Them An Argument. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont le plus récent est Christopher Hitchens : What He Got Right, How He Went Wrong, and Why He Still Matters.
Djene Rhys Bajalan est professeur associé au département d’histoire de l’université de l’État du Missouri. Il est également co-animateur du podcast This Is Revolution.
Article publié initialement sur Jacobin. Traduction : Contretemps
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