Tiré de A l’Encontre
16 novembre 2024
Par Ivan Petrov, Membres du Cercle marxiste d’Oufa.
La campagne en faveur de la défense de Boris Kagarlitsky n’a pas faibli, mais a au contraire pris de l’ampleur. Son cas n’est cependant que la partie émergée de l’iceberg du système répressif de notre pays, qui fait encore d’autres victimes.
Si Boris Kagarlitsky est un visage connu dont le sort est fort connu, de nombreux condamnés ou mis en examen dans des affaires pénales politiques ou semi-politiques sont inconnus non seulement du grand public, mais parfois aussi des militants de la société civile.
A la fin de l’année dernière, après avoir été libéré pendant deux mois d’un centre de détention provisoire dans la ville septentrionale de Syktyvkar, Boris Kagarlitsky lui-même était déterminé à lutter pour la liberté des prisonniers politiques et à surmonter le blocus de l’information autour de leur persécution. Début avril, alors qu’il se trouvait déjà dans un centre de détention provisoire de la ville de Zelenograd, dans la région de Moscou, il a écrit une lettre ouverte aux militants de gauche :
« L’unité et la maturité politiques s’acquièrent par l’activité politique. Et dans les conditions actuelles, où l’action politique et l’auto-organisation sont extrêmement difficiles dans notre pays, aider des personnes partageant les mêmes idées qui se trouvent en prison devient non seulement une activité humaniste, mais aussi un geste politique important, une pratique de solidarité. Aujourd’hui, alors qu’une telle initiative a enfin reçu une mise en œuvre pratique, elle doit être soutenue, nous pouvons et devons nous rassembler autour d’elle. Après tout, le premier pas sera suivi d’autres pas. Pour que se dessine l’avenir, nous devons travailler dès maintenant. »
Qui est persécuté ?
Selon les milieux proches d’Amnesty International, il y a actuellement plus de 900 prisonniers politiques en Russie. Le nombre réel de peines infligées aux militants persécutés est bien plus élevé. Ces chiffres n’incluent pas les personnes réellement emprisonnées pour des raisons politiques, mais formellement pour des affaires criminelles forgées de toutes pièces.
La fabrication d’affaires criminelles est l’une des méthodes préférées pour traiter les dirigeants syndicaux. Quiconque s’oppose activement à l’ordre et au gouvernement actuels peut aller en prison, et de plus en plus de militants de gauche en font partie.
Au début du XXe siècle, selon Vladimir Lénine, les métallurgistes constituaient l’unité la plus avancée de la classe ouvrière en Russie. Aujourd’hui, de nombreux sociologues et hommes politiques considèrent les salarié·e·s du secteur de la santé comme les plus organisés et les plus aptes à défendre leurs intérêts.
En vertu de leur profession, ils protègent non seulement leurs propres intérêts économiques, mais aussi les vestiges du système de santé publique (gratuit pour la population) qui a survécu aux réformes néolibérales des dernières décennies. Objectivement, les salariés de la santé protègent donc les intérêts de tous les habitants de la Russie.
En 2012, le syndicat « Action » des travailleurs de la santé a été créé. C’est l’un des syndicats indépendants les plus militants et les plus efficaces de notre pays. Présent dans 57 régions, il fait désormais partie de la Confédération du travail de Russie (CLR), la deuxième plus grande organisation syndicale de Russie.
Le syndicat Action regroupe les travailleurs des cliniques publiques, mais aussi des cliniques privées, dont les propriétaires n’apprécient guère les syndicats. En outre, il n’y a pas de place pour une désunion au niveau des unités de soins dans le système de santé. L’activité rassemble sur un pied d’égalité les médecins, le personnel paramédical, les infirmières, les aides-soignants et les étudiants des instituts et collèges médicaux.
Elle inclut également des représentants d’autres professions travaillant dans des organisations médicales, par exemple les ambulanciers.
Alexander Kupriyanov lors de son procès.
L’affaire Alexander Kupriyanov
Parmi les militants syndicaux, on trouve traditionnellement une forte proportion de personnes ayant des opinions de gauche. C’est le cas d’Alexander Kupriyanov, psychothérapeute de la ville de Bryansk, également connu sous le nom de Docteur Pravda (Vérité) grâce à sa chaîne YouTube du même nom.
Au milieu des années 2000, il a tenté de créer un syndicat indépendant sur son lieu de travail et, après l’apparition d’Action, il l’a rejoint. Alexander Kupriyanov est ensuite passé à la lutte politique, organisant des actions de rue, participant aux activités du Parti communiste de la Fédération de Russie (CPRF), se présentant à des organes élus à différents niveaux.
Dans la région de Briansk, Alexander Kupriyanov a organisé des rassemblements et des piquets de grève, tant sur des questions de santé (torture dans la clinique psychoneurologique de Trubchevsky, décès d’enfants dans le centre périnatal de Briansk, conditions de travail du personnel de la santé) que sur d’autres sujets, comme le déplacement forcé d’un vétéran de la Seconde Guerre mondiale d’un logement soi-disant « délabré » du centre de la ville vers la périphérie.
Les autorités régionales en colère n’ont pas pu tolérer cela longtemps. En 2018, Kupriyanov a été arrêté pour « fraude ». Selon les documents de l’affaire, il aurait été impliqué dans des opérations de prêts à des patients pour des traitements dans le système interrégional de cliniques « Med-Life », où il travaillait auparavant. Au total, 22 personnes sont impliquées dans cette affaire.
Alexander Kupriyanov n’avait aucun lien avec les propriétaires, l’administration ou le service comptable de la clinique, qui sollicitaient en fait les patients pour qu’ils contractent des prêts. En tant que médecin-chef du centre, il ne s’occupait que de médecine. Les autorités ont décidé d’utiliser une véritable affaire de fraude pour se débarrasser de leur adversaire. (Il est caractéristique que de véritables enquêtes aient été menées dans les cliniques « Med-Life » d’autres villes, mais pas dans celle de Briansk où travaillait Alexander Kupriyanov.)
Alexander Kupriyanov a passé un an dans le centre de détention provisoire – la période maximale de détention provisoire en vertu d’un article du code pénal – et, faute de preuves, il a été libéré. Toutefois, l’affaire pénale n’a pas été classée. Après sa sortie de prison, Kupriyanov s’est séparé du Parti communiste opportuniste de la Fédération de Russie sur des questions fondamentales et a été exclu du parti pour avoir critiqué ses politiques de compromis.
Il a rejoint le Comité d’action pour la solidarité (SAC), où il a commencé à soutenir les militants de gauche, les travailleurs et les syndicalistes emprisonnés. Alexander Kupriyanov devient l’un des fondateurs du Conseil public des citoyens de la ville et de la région de Briansk, et commence ensuite à collaborer avec le journal d’enquête Pour la vérité et la justice.
Le 15 août 2023, le journal et le Conseil public ont organisé une table ronde des citoyens de Briansk contre la corruption. Dès le 16 août, Kupriyanov, l’un des organisateurs de la table ronde, a été convoqué au service d’enquête de la police de Cheboksary, la capitale de la République de Tchouvachie. L’affaire pénale encore en cours a été reclassée dans la catégorie plus grave d’« organisation d’une communauté criminelle ».
Alexander Kupriyanov vit désormais chez lui à Briansk, mais il fait toujours l’objet d’une enquête. Conformément à la mesure administrative (interdiction de certaines actions), il lui est interdit, en tant qu’accusé, d’envoyer et de recevoir des envois postaux et des messages, d’utiliser l’internet et d’autres moyens de communication. Il doit prendre connaissance des pièces du dossier (560 volumes), ce qui implique de longs voyages dans la ville de Cheboksary, située à plus de 1000 km de Briansk.
Le dernier épisode majeur de l’affaire Kupriyanov s’est produit dans la seconde moitié du mois de février 2024. Le 21 février, il a été arrêté en pleine rue à Briansk et emmené à Cheboksary. Le lendemain, une audience du tribunal de district s’est tenue dans cette ville pour transformer la mesure administrative en détention. La requête des enquêteurs se fondait sur le fait que, pendant qu’il était libre, Alexander Kupriyanov avait continué à utiliser Internet.
Grâce au travail consciencieux de l’avocat L. Karama, à la position de principe du juge E. Egorov et à une campagne publique de défense, les requêtes des enquêteurs ont été rejetées par le tribunal, et la mesure administrative pour Alexander Kupriyanov est restée inchangée. Mais le danger qui pèse sur Kupriyanov demeure. Il doit encore prouver son innocence lors du procès.
Anton Orlov emprisonné
Un autre exemple de répression contre des syndicalistes est le cas d’Anton Orlov, coordinateur du syndicat Action dans la République du Bashkortostan. Membre du Parti communiste de la Fédération de Russie et d’une petite organisation interrégionale, l’Union des marxistes, Orlov est actuellement emprisonné pour des accusations de fraude à grande échelle.
Anton n’est pas médecin de formation mais a rejoint les équipes médicales au début de la pandémie de Covid-19, alors que le personnel médical de la République travaillait jusqu’à la limite de ses capacités physiques, souvent sans salaire supplémentaire. Voyant cette injustice, Orlov, jeune communiste, a rejoint le syndicat « Action » et est rapidement devenu son coordinateur à l’échelle de la république sur une base volontaire et non salariée.
Au cours des deux années (2020-2022) pendant lesquelles Orlov a travaillé au sein du syndicat, le nombre de membres de l’organisation dans le Bashkortostan (Bachkirie) a été multiplié par quatre ; les salaires des ambulanciers ont été augmentés ; le double salaire le week-end a été établi, et les employées enceintes ont été libérées du travail tout en conservant en moyenne leur salaire.
La campagne syndicale la plus réussie a été la « grève italienne » (grève du zèle) de février 2022 à Ichimbaï (république de Bashkortostan), au cours de laquelle les médecins ambulanciers ont réclamé le paiement de leur travail en équipes incomplètes.
La grève a entraîné l’intervention de l’inspection du travail et du bureau du procureur, ainsi que la démission du médecin-chef de l’hôpital de district, ce qui a suscité un écho important dans la presse et à la télévision. Les revendications fondamentales des grévistes ont été satisfaites.
L’accusation contre Anton Orlov a été portée au milieu de la grève d’Ichimbaï, ce qui indique clairement le contexte politique de l’« affaire » montée de toutes pièces, dans laquelle il était considéré comme un témoin, concernant deux épisodes de fournitures de carburant qui n’ont pas été livrées par les sociétés Nefte-Service et Hermes après que les paiements eurent été effectués.
Orlov avait travaillé comme directeur commercial de Nefte-Service SARL, mais n’avait pas accès aux comptes de la société. Les relations entre deux organisations commerciales devraient être réglées par un tribunal d’arbitrage, mais le bureau du procureur de la République, sans preuve factuelle, a vu dans cette histoire le vol de 11 millions de roubles.
Les représentants des structures syndicales, dont l’un, Boris Kravchenko, président de la Confédération du travail de Russie (CLR), est membre du présidium du Conseil pour les droits de l’homme et le développement de la société civile actuellement (donc sous la présidence de Poutine), n’ont pas été autorisés à comparaître au procès en tant que témoins de la défense.
Le 23 septembre 2022, Anton Orlov a été condamné à six ans et demi de colonie à régime général et à une amende de 250 000 roubles. Il est curieux que d’autres accusés dans l’affaire ayant témoigné contre lui – alors que leur culpabilité avait été prouvée – aient été condamnés à des peines plus courtes. En février 2023, la cour d’appel a – sous forme de dérision – réduit la peine d’emprisonnement de trois mois.
Cela n’a pas suffi aux autorités, et après la faillite officielle de Nefte-Service SARL et le paiement des dettes aux personnes lésées, une autre affaire pénale a été ouverte contre Anton Orlov au titre de l’article « fraude commise par un groupe organisé à une échelle particulièrement importante ».
Grâce aux efforts de l’avocate Larisa Isaeva, la deuxième affaire a été renvoyée à plusieurs reprises pour complément d’enquête en raison de nombreuses violations de procédure. Finalement, le 26 juin, un nouveau procès s’est ouvert. Anton Orlov s’est à nouveau retrouvé sur le banc des accusés, en tant que seul membre accusé d’un supposé « groupe organisé ».
Le culte de l’« Etat fort »
Parmi les prisonniers politiques de gauche, on trouve encore plus d’hommes politiques que de militants syndicaux. Par exemple, le simple fait de participer à une action de rue non autorisée par les autorités peut facilement conduire en prison.
Dans la Russie de Poutine, qui voue un culte à un « Etat fort » et à une « main ferme », non seulement chaque branche de l’armée, mais aussi chaque service de répression s’est vu attribuer sa propre fête professionnelle, que l’ensemble du peuple russe a reçu l’ordre de célébrer. Le 20 décembre est un jour férié pour l’omniprésent Service fédéral de sécurité (FSB).
Le 20 décembre 2021, les membres de l’association de jeunesse de gauche radicale « Left Bloc » ont célébré cette journée à leur manière. Ils ont décidé de féliciter la gendarmerie sous une forme comique : ils ont déployé une banderole à l’entrée de la direction du FSB pour le district administratif du sud-ouest de Moscou et ont allumé des bombes fumigènes, ce que les forces de sécurité redoutent particulièrement dans les rues des grandes villes.
Les agents de la sécurité d’Etat n’ont pas apprécié ces remerciements, et il n’a pas été difficile d’identifier ceux qui les félicitaient, car une vidéo de l’action a été publiée sur la chaîne du Left Bloc. Quelques jours plus tard, les auteurs des félicitations ont commencé à être arrêtés et une procédure pénale a été ouverte contre deux d’entre eux, l’anarchiste Lev Skoryakin et le communiste Ruslan Abasov.
Dans le cadre de l’enquête, la plaisanterie innocente des jeunes gens a été interprétée comme suit : un groupe de personnes, par conspiration préalable, a commis un attentat contre une institution gouvernementale en utilisant des armes, et de plus motivé par la haine politique, ce qui est considéré comme une circonstance aggravante.
Sur la base du témoignage d’un mineur intimidé ayant participé à l’action et de preuves fabriquées de toutes pièces, Lev Skoryakin et Ruslan Abasov ont été envoyés dans un centre de détention provisoire, où ils ont passé neuf mois. Le tribunal a ensuite remplacé la mesure de détention par une « interdiction de certaines actions ».
Après leur sortie de prison, les accusés se sont empressés de se cacher, violant ainsi l’ordre de ne pas quitter la région d’enregistrement permanent. Ruslan Abasov s’est rendu en Bosnie, puis en Croatie, où il vit actuellement. Lev Skoryakin, dont le passeport a été confisqué lors de la perquisition, s’est rendu dans la capitale du Kirghizstan, Bishkek, où un passeport étranger n’était pas exigé, et a entrepris des démarches pour obtenir un visa pour l’Allemagne.
A Bichkek, Lev Skoryakin a été arrêté à plusieurs reprises par les forces de sécurité kirghizes. Il a passé plus de trois mois en prison, dans l’attente de son extradition vers la Russie. Le bureau du procureur général du Kirghizstan a ensuite refusé la demande d’extradition de la partie russe ; en septembre 2023, Lev Skoryakin a été libéré.
Cependant, il n’a pas eu à se réjouir longtemps : dès le mois d’octobre, il a été de nouveau arrêté et, cette fois, remis à la partie russe. Lev Skoryakin a été transporté à Moscou, menottes aux poignets. A son arrivée à l’aéroport Domodedovo de la capitale, il a été battu et torturé.
Au cours des nombreuses heures d’interrogatoire, les agents du FSB ont tenté de lui soutirer des informations sur les organisations de gauche en Russie et sur les structures de défense des droits de l’homme qui aident les militants politiques à échapper aux persécutions. Cependant, les interrogateurs n’ont jamais obtenu les informations dont ils avaient besoin et Lev Skoryakin, épuisé, a été emmené dans un centre de détention provisoire.
Pendant plusieurs semaines, le Left Bloc et des militants des droits de l’homme ont cherché Lev Skoryakin et l’ont finalement retrouvé par l’intermédiaire d’un avocat.
En décembre, un procès s’est tenu au cours duquel le procureur a requis une peine de cinq ans et demi de prison pour l’accusé. Le 13 décembre 2023, il a été reconnu coupable au titre de l’article « hooliganisme impliquant des violences contre des fonctionnaires » et condamné à une amende de 500 000 roubles, dont il a été dispensé en raison de son long séjour en prison.
Craignant que le ministère public ne fasse appel de cette sentence relativement clémente, Lev Skoryakin s’empresse de se rendre dans la capitale arménienne Erevan et, en mars 2024, il s’installe en Allemagne avec un visa humanitaire.
Infraction pénale : « étudier le marxisme »
Dans la Russie moderne, il est tout à fait possible de devenir un criminel sans participer à des manifestations de rue ou allumer des bombes fumigènes, mais simplement en lisant et en discutant des classiques du marxisme. Et là, même les mandats des autorités régionales ne nous protègent pas.
A Oufa, la capitale de la République du Bachkortostan, il y avait un cercle marxiste, auquel beaucoup ont participé au cours de la dernière décennie. Le créateur de ce cercle, Alexey Dmitriev, est un jeune intellectuel et, soit dit en passant, un médecin (pédiatre-otolaryngologiste), une personne aux intérêts incroyablement vastes, allant des mathématiques aux sciences politiques.
Dmitry Chuvilin, député de l’opposition au Kurultai (Parlement du Bashkortostan) jusqu’en mars 2022, n’est pas en reste dans le cercle. Le cercle s’est donné pour mission d’éduquer les gens. La priorité a été donnée à l’étude de la philosophie, en particulier de la logique et de la pensée critique.
Pendant la saison chaude, le cercle a organisé des réunions dans la nature, avec des membres de l’Union des marxistes, du Front de gauche et d’autres organisations de gauche de différentes régions de Russie. Outre l’éducation et les discussions scientifiques, de nombreux membres du cercle ont travaillé dans des syndicats, participé à des élections à différents niveaux, écrit des articles, tenu des blogs et essayé de coopérer avec les médias.
Le lien naissant entre la théorie et la pratique, l’éthique de l’auto-organisation des travailleurs, la popularité relativement large (pour une activité non officielle) et les tentatives de création d’une structure interrégionale distinguaient le cercle d’Oufa de beaucoup d’autres.
L’Etat a considéré ce cercle comme une menace, en particulier avec le début de la guerre contre l’Ukraine, appelée pudiquement « opération militaire spéciale ». Un mois après le début des hostilités, tôt dans la matinée du 25 mars 2022, des agents du FSB ont fait irruption au domicile de 15 membres du cercle marxiste.
Plusieurs d’entre eux ont été battus lors de leur arrestation. Les perquisitions dans les appartements ont été menées avec une ardeur particulière, tout a été mis sens dessus dessous à la recherche d’éléments matériels nécessaire pour porter des accusations au titre du stupéfiant article sur le « terrorisme ».
Les agents du FSB ont confisqué tous les médias, le matériel de camping, la littérature philosophique, politique et historique de la gauche, qui apparaît dans les documents de l’affaire comme « extrémiste ». Les agents étaient particulièrement intrigués par le matériel de camping : talkies-walkies comme moyen de communication, outils de terrassement pour creuser autour des tentes, vêtements de camouflage pour touristes, dont un pour un garçon de 10 ans, et même des jumelles pour enfants.
Par la suite, ces objets ont commencé à figurer dans les pièces du dossier parmi les preuves des activités criminelles du cercle. Au cours de la perquisition, deux grenades ont été trouvées sur l’un des marxistes – il les aurait cachées dans le poêle à bois, qui était allumé tous les jours !
Ce jour-là, 14 personnes ont été arrêtées et emmenées dans les services de police du district. Cinq membres du cercle ont été placés en garde à vue, les autres ont été entendus comme témoins et relâchés. Le docteur Alexey Dmitriev, l’ancien député Dmitry Tchouviline, l’entrepreneur Pavel Matisov, le travailleur « aux petits boulots » Rinat Burkeev et le retraité Yuri Efimov sont en détention provisoire depuis plus de deux ans.
Dmitry Tchouviline étant un parlementaire, la décision d’engager une procédure a été prise personnellement par le chef du comité d’enquête russe pour le Bashkortostan, Denis Chernyatyev. Immédiatement après l’annonce de la décision du tribunal sur l’arrestation, Tchouviline a déclaré la nature politique de leur persécution et a entamé une grève de la faim.
Bien que membre de la faction parlementaire Kurultai du Parti communiste de la Fédération de Russie, le parti n’a pas soutenu Tchouviline, émettant la formule philistine habituelle : « Nous ne connaissons pas tous les faits. Nous ne sommes pas complètement sûrs de son innocence. »
Les principaux points de l’acte d’accusation sont la préparation d’une prise de pouvoir violente, la création d’une communauté terroriste, l’appel à des activités terroristes, la justification publique du terrorisme et de sa propagande sur Internet, et la préparation du vol d’armes. Il est curieux que l’acte d’accusation reproche aux prévenus d’avoir lu les œuvres de Karl Marx, Friedrich Engels et Vladimir Lénine, qui n’ont pas encore disparu des rayons de presque toutes les bibliothèques russes !
En outre, l’étude des articles du célèbre professeur soviétique Anton Makarenko [pédagogue] et l’interprétation de chansons tirées des films soviétiques les plus populaires sur la guerre civile apparaissent également comme des preuves des activités criminelles du cercle. Il ressort de tout cela que les accusés préparaient une attaque contre des agents des forces de l’ordre et des unités militaires, la saisie d’armes, la commission d’actes terroristes et même la prise du pouvoir.
C’est drôle ? Dans une affaire aussi sacrée que la persécution des dissidents, le gouvernement russe n’a pas peur de paraître cocasse, car il est confiant dans son impunité, ainsi que dans l’indifférence passive de la population, qui aurait perdu le sens de l’humour.
La principale « preuve » de l’accusation est constituée par les deux grenades ! Dans le même temps, l’affaire contient une requête sans réponse de l’accusé Pavel Matisov pour mener une enquête sur l’origine des grenades et sur la manière dont elles se sont retrouvées dans son poêle à bois.
L’informateur, le procès, la guerre
L’acte d’accusation repose entièrement sur le témoignage d’un informateur, Sergei Sapozhnikov, qui a rejoint le cercle au printemps 2020.
En 2014-2015, Sapozhnikov a combattu dans la milice de la République populaire autoproclamée de Donetsk en tant que commandant d’escouade. Fin 2017, l’Ukraine l’a inscrit sur la liste internationale des personnes recherchées dans le cadre d’une affaire criminelle initiée en juillet 2014 à Dniepropetrovsk. Le service de sécurité de l’Ukraine a accusé Sergei Sapozhnikov de vol avec blessures ayant entraîné la mort.
Sapozhnikov a été arrêté à Oufa en novembre 2017 et envoyé dans un centre de détention provisoire, d’où il a été libéré en avril 2018. La raison pour laquelle il a été libéré reste un mystère. Après le début de l’enquête, les membres du cercle d’Oufa ont commencé à soupçonner que Sapozhnikov avait été recruté par le FSB et, en 2020, spécialement infiltré dans l’organisation en tant que provocateur.
La pression exercée par l’enquête sur les membres restants du cercle visait à neutraliser ceux qui pouvaient résister à la version officielle de l’accusation. Mais l’un des membres du cercle était en vacances en Turquie en mars 2022. Après avoir appris, selon des informations venant d’Oufa, la perquisition de son domicile et l’arrestation de ses camarades, lui et sa famille ont été contraints de prendre la difficile décision d’émigrer.
Installé aux Etats-Unis, il écrit plusieurs articles pour révéler l’affaire de l’intérieur, dans lesquels il donne une version alternative de ce qui se passe et dénonce le provocateur.
Le 30 janvier 2024, les audiences de la soi-disant « affaire du cercle marxiste d’Oufa » ont commencé au tribunal militaire du district central d’Ekaterinbourg. Dès la première audience, l’un des accusés, Yuri Efimov, a déclaré que l’accusation était fabriquée et que le témoin principal était un provocateur.
Il est évident que l’examen d’un dossier de 30 volumes prendra beaucoup de temps. Seules quelques séances ont eu lieu pendant six mois. Il semble que même le tribunal soit embarrassé par l’absurdité de la situation et ne sache pas encore comment se comporter.
Dans les premiers jours de l’agression impérialiste de la Russie en Ukraine, lorsqu’il est devenu évident qu’une « guerre éclair » ne fonctionnerait pas et qu’une guerre prolongée provoquerait tôt ou tard le mécontentement des travailleurs, la Douma d’Etat, obéissant à Vladimir Poutine, s’est empressée d’adopter des ajouts au code pénal et au code des infractions administratives de la Fédération de Russie.
L’innovation la plus célèbre a été l’article dit « sur le discrédit de l’armée russe », en vertu duquel plusieurs milliers de personnes ont été condamnées dans des affaires administratives (code administratif de la Fédération de Russie 20.3.3) et plusieurs dizaines pour des violations répétées dans des affaires pénales (code pénal de la Fédération de Russie 280.3 – jusqu’à trois ans d’emprisonnement).
En fait, toute personne qui exprime activement son refus d’une « opération militaire spéciale » peut être inculpée en vertu de cet article. Et ce n’est pas toujours nécessaire !
Daria Kozyreva.
Une jeune héroïne
Dans la nuit du 24 février 2024, à l’occasion du deuxième anniversaire du début de l’agression, la très jeune communiste Daria Kozyreva a été arrêtée à Saint-Pétersbourg pour avoir collé sur le monument au grand poète ukrainien Taras Chevtchenko un morceau de papier contenant des vers en ukrainien tirés de son poème « Testament » :
Oh, enterrez-moi, puis levez-vous
Et brisez vos lourdes chaînes
Et arrosez du sang des tyrans
La liberté que vous avez gagnée.
Daria s’est imprégnée des idées communistes dès l’adolescence ; elle a lu Le Capital à l’âge de 12 ans. Avant son arrestation, elle a participé aux activités de deux organisations de gauche et des cercles qui leur étaient associés. En grandissant, Daria passe du stalinisme-hodjaïsme [référence à Enver Hoxha ou Hodja, premier secrétaire du Parti du travail d’Albanie de 1941 à 1985] à un authentique léninisme.
Dès le début de l’« opération spéciale », Daria Kozyreva, estimant qu’il s’agissait d’une guerre impérialiste, ne s’est pas contentée de condamner systématiquement ce qui se passait, elle est passée à l’action. En janvier de cette année, elle a été exclue de l’université d’Etat de Saint-Pétersbourg pour avoir publié sur les réseaux sociaux un message contre les nouveaux articles du code pénal, dans lequel Daria ridiculisait les prétentions russes à « dénazifier l’Ukraine ».
Avant même d’atteindre l’âge adulte, à 18 ans, elle a attiré l’attention des forces de l’ordre en raison d’une inscription anti-guerre sur la place du Palais à Saint-Pétersbourg. Elle et son ami ont reçu le premier avertissement pour avoir discrédité l’armée en août 2022, pour avoir arraché une affiche dans le parc Patriot, appelant au service dans l’armée active sous un contrat.
Une infraction de ce genre implique une procédure pénale, et Daria a été incarcérée dans un centre de détention provisoire pour le tract sur le monument.
Daria Kozyreva, 18 ans, considère les répressions la visant comme la preuve d’un devoir accompli, comme la reconnaissance par ses ennemis de l’importance de son combat. Elle se caractérise par un principe de sacrifice dans les meilleures traditions du mouvement révolutionnaire russe. C’est ce qui permet à cette jeune femme résistante de supporter les épreuves de l’emprisonnement.
Les camarades qui correspondent avec elle et qui l’ont vue lors des procès notent que Daria est de bonne humeur et déterminée à se battre jusqu’au bout. Sur toutes les photos de la salle d’audience, Daria affiche un large sourire. Dans une lettre ouverte au journal d’opposition Novaïa Gazeta, qui n’a été publiée que sous forme électronique pendant plus de deux ans [depuis septembre 2022, la publication est interdite et la rédaction ne peut plus exercer en Russie, des rédactrices et des rédacteurs ont été assassinés], elle écrit :
« Le 25 au soir, j’ai appris l’existence de l’affaire criminelle – et j’étais dans une sorte de joie désespérée. J’ai souri et plaisanté pendant la fouille, et j’ai continué à sourire lorsqu’ils m’ont emmenée au centre de détention temporaire. Et là, dans la nuit du 25 au 26, j’ai réalisé : ça y est, ma conscience va se calmer. Elle m’a tourmenté pendant deux foutues années. J’avais l’impression de ne pas en faire assez ; et même si j’avais des actions anti-guerre à mon actif, ma conscience me disait : si tu restes libre, c’est que tu n’en as pas fait assez.
Parfois, je ne comprenais pas quel droit j’avais de marcher librement, alors que des Russes courageux et honnêtes étaient enfermés en prison. J’ai compris que si le « régime Poutine » durait plus longtemps, je risquais fort de me retrouver en prison. En fait, ce qui devait arriver arriva. Je ne m’attendais pas à ce qu’ils décident de me faire passer pour Taras Chevtchenko – oh mon Dieu, c’est absurde ! Eh bien, tant mieux ! Chevtchenko est mon poète préféré et c’est un plaisir particulier de souffrir pour lui.
Je n’ai pas peur d’être condamnée. S’il le fallait, je donnerais ma vie pour mes convictions, mais ici ils ne m’emprisonneront que pour quelques années. J’accepte volontiers cette coupe amère et je la bois jusqu’à la lie avec fierté. »
Un régime qui a peur de la solidarité
Le sort de plusieurs militant·e·s de gauche dont nous avons parlé ici – différents par leurs opinions, leur type d’activité et leur tempérament – indique clairement que dans la Russie d’aujourd’hui, les efforts de l’Etat en tant qu’appareil répressif de la classe dirigeante visent à éliminer, à déraciner toute résistance au régime établi, à éliminer toute alternative, aussi inoffensive qu’elle puisse paraître à première vue, à régler des comptes avec ceux qui pensent et vivent « différemment des nôtres ».
Le régime voit, à juste titre, une menace dans toute manifestation de liberté et de dissidence. Par conséquent, ce n’est pas seulement la gauche radicale qui est menacée, mais toute personne qui élève la voix contre l’ordre établi, pour défendre les opprimé·e·s.
Les procédures démocratiques telles que les élections sont depuis longtemps devenues une fiction, et cela n’est caché à personne. Un citoyen actif, à la pensée contestataire, ne peut pas compter sur la possibilité d’agir dans le champ politique légal. Mais cela ne suffit pas.
Il ne suffit pas que l’Etat chasse dans le « ghetto » tous les opposants cohérents et énergiques. Il faut qu’ils ne représentent même pas une menace potentielle.
Il y a encore suffisamment de place dans les prisons et les colonies pénitentiaires. Et cet Etat trouvera toujours une loi appropriée pour y envoyer tous ceux qu’il n’aime pas – et si soudain il n’y a plus assez de lois, il en adoptera de nouvelles. Qu’est-ce que cela coûte, avec un tel parlement !
A mesure que les politiques répressives des autorités s’intensifient, l’opposition de la gauche et des forces démocratiques s’accroît. Outre les campagnes visant à protéger certains prisonniers politiques, des structures apparaissent pour unir les efforts et formaliser politiquement la lutte pour la libération de ceux et celles qui ont souffert pour la liberté, pour les idéaux d’égalité et de justice sociale.
L’une de ces structures est le Comité d’action solidaire. Cette organisation existait déjà dans la seconde moitié des années 2000, lorsqu’elle cherchait à coordonner l’activité des syndicats, des comités de grève et des organisations de gauche, en établissant un échange d’informations et une assistance mutuelle entre eux, et contribuait à l’élaboration d’une position commune.
En moins de cinq ans d’existence, le comité a mené des dizaines d’actions et de campagnes de solidarité, dont les plus importantes ont été une grève de 28 jours à l’usine Ford de Vsevolozhsk et une « grève du zèle » de deux mois dans le port de Saint-Pétersbourg. A l’époque, la lutte des classes avait pris de l’ampleur, faiblement certes, mais, selon les critères de la Russie post-soviétique, elle méritait toute l’attention qu’elle exigeait.
Aujourd’hui, malheureusement, les réalités ont changé : le mouvement ouvrier est dans l’impasse et le problème de la persécution politique est revenu sur le devant de la scène.
La commission a repris ses travaux au printemps 2022, avec l’éclatement de la guerre et l’atteinte aux droits sociaux et politiques des populations. Sans refuser par principe de travailler avec les centres d’auto-organisation des travailleurs, le nouveau CAS, dans ses activités pratiques, s’engage principalement à aider les militants de gauche, les travailleurs et les militants syndicaux réprimés.
Nous avons pris en charge les dossiers et sommes directement impliqués dans la protection et le soutien de nombreux militants susmentionnés : Boris Kagarlitsky, Alexander Kupriyanov, Anton Orlov, Lev Skoryakin, Daria Kozyreva. Les membres du SAC du Bashkortostan fournissent une assistance aux « Cinq d’Oufa », suivent l’évolution du procès, diffusent des informations sur les opinions et le sort des camarades en difficulté et les soutiennent par des lettres et des colis.
Tout en défendant des militants spécifiques, nous n’oublions pas la lutte politique et économique pour la libération du travail et de l’humanité dans son ensemble de la dictature du capital. Chacune de nos actions vise à faire prendre conscience aux travailleurs salariés de leurs intérêts de classe et à les organiser pour lutter pour ces intérêts.
Nous considérons qu’il est extrêmement important de renforcer les liens de solidarité internationale. Le moment actuel exige que toutes les forces progressistes de gauche de la planète s’unissent et s’organisent pour lutter pour un avenir sans guerre, sans exploitation, sans pauvreté et sans injustice.
Le monde devrait appartenir à ceux qui ont versé leur sang, leur sueur et leurs larmes pour ses bienfaits. Nous sommes convaincus que nos camarades étrangers nous apporteront tout le soutien possible. Nous exprimons la même disponibilité ! (Publié dans la revue Against the Current, novembre-décembre 2024, traduction rédaction A l’Encontre)
Ivan Petrov est un pseudonyme collectif du Solidarity Action Committee (SAC). Vous pouvez contribuer à soutenir les activités du SAC, y compris le soutien aux prisonniers politiques, via https://boosty.to/komitetsd.
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