Pour saisir les causes, enjeux et conséquences de cette victoire vietnamienne qui apparaît immédiatement aux yeux des indigènes des autres colonies françaises comme leur victoire, je vous propose un cheminement an trois temps. Dans un premier temps il s’agira de resituer l’événement dans la séquence historique qui s’enclenche en 1945. Dans un second temps nous rappellerons les effets immédiats de Diên Biên Phu sur les autres peuples colonisés mais également dans le renouvellement de la stratégie coloniale française. Un troisième moment sera consacré à la question posée dans le titre de l’intervention : qui a gagné et qui a perdu à Diên Biên Phu ?
1. La fissuration du socle colonial
La seconde guerre mondiale joue comme un ferment puissant de l’aspiration anticoloniale. Elle fissure profondément le socle colonial. Les premières fissures ne sont pas militaires mais idéologiques, culturelles et psychologique. Sur le plan idéologique le racisme biologique qui prédominait jusque-là n’est plus défendable aux yeux mêmes des européens. L’expérience du nazisme change profondément la donne. Avec le « nazisme », des Blancs appliquent pour la première fois, à d’autres Blancs une hiérarchisation raciste jusque-là réservée aux colonisés. Des pays européens sont colonisés et leurs peuples subissent ce que leurs pays font vivre à des millions de colonisés depuis des siècles. La même année que Diên Biên Phu, Aimé Césaire résume comme suit ce bouleversement :
« Lorsque Hitler a vociféré pour la première fois ses abominations sur la race supérieure, les peuples d’Europe ont pu être étonnés. Nous autres, peuples coloniaux, nous l’avons été fort peu, car nous avions déjà entendu ce langage-là, non pas par la bouche d’Hitler, mais de la bouche de nos maîtres, de celles des grands colonisateurs […] ; peut-être la grande originalité d’Hitler a-t-elle été simplement d’appliquer aux peuples européens les méthodes coloniales que l’Europe avait jusqu’ici, sans sourciller, appliquées, pour son plus grand profit, aux nations non européennes. » (Aimé Césaire, le colonialisme n’est pas mort).
Du côté des colonisés la participation massive aux combats contre le nazisme constitue une expérience qui mine un des mythes essentiel de la colonisation, celui de « l’invincibilité de l’homme blanc ». Les organisations nationalistes des différentes colonies rappellent alors au colonisateur les idéaux affichés dans la charte de l’Atlantique de 1941, la charte des Nations-Unies en 1945 et la déclaration universelle des droits de l’homme en 1948. La réponse française à ces exigences des colonisés sera la violence militaire et le massacre : En Algérie avec les massacres de mai 1945, en Indochine avec la guerre de reconquête en 1946 et à Madagascar avec un autre massacre massif en 1947.
La victoire de la révolution chinoise en 1949 et la fin de la guerre de Corée en 1953 parachève la réunion des facteurs qui conduisent à la victoire de Diên Biên Phu. L’Etat français a bien pris la mesure de ce qui se joue au Vietnam. Il ne s’agissait pas simplement de l’indépendance d’une colonie mais de l’avenir de l’empire colonial français. En témoigne l’ampleur des forces militaires engagées dans la bataille (le corps expéditionnaire français compte plus de 100 000 hommes).
L’armée française est à l’image de son empire. Les français ne représentent que 25% des effectifs et les autres soldats sont issus de 17 colonies. L’attitude de ces troupes pendant le conflit sera un autre indicateur des mutations que connaissent les colonisés après l’expérience de la seconde guerre mondiale. Les tirailleurs algériens et marocains désertent en partie importante et rejoignent pour certains d’entre eux les combattants vietnamiens. Ils répondent ce faisant à l’appel des vietnamiens qui soulignent dans leurs tracts et messages audio la communauté d’oppresseurs mais aussi à l’appel du leader nationaliste rifain Abdelkrim El Khatabi qui déclare :
« Soldats marocains Sachez que l’aide que vous apportez aux forces de l’impérialisme en Indochine, en plus de son caractère contraire à la religion et à la morale prolonge la présence française dans vos patries […] Vous devez chercher à passer dans les rangs des Vietnamiens pour les aider à vaincre les impérialistes français car leur défaite serait aussi une victoire pour la cause de la liberté et de l’indépendance du Maghreb. » (Journal égyptien Sawt al Oumma du 21 mars 1948.)
2. L’impact sismique
Si la victoire vietnamienne de Diên Biên Phu est un résultat de la nouvelle séquence qui s’enclenche en 1945, elle est aussi un accélérateur des mutations profondes qui caractérisent cette nouvelle époque. En témoigne les réactions des colonisés. Donnons quelques citations de militants nationalistes de la période :
◾Fehrat Abbas souligne que Diên Bîen Phu revêt immédiatement un caractère de symbôle : « Dien Bien Phu ne fut pas seulement une victoire militaire. Cette bataille reste un symbole. Elle est le Valmy des peuples colonisés. C’est l’affirmation de l’homme asiatique et africain face à l’homme de l’Europe. C’est la confirmation des droits de l’homme à l’échelle universelle. A Diên Biên Phu, la France a perdu la seule légitimation de sa présence, c’est-à-dire le droit du plus fort. » (Fehrat Abbas, guerre et révolution d’Algérie : la nuit coloniale, p. 16.)
◾Youssef BenKheda se rappelle l’impact de Dîen Bîen Phu sur la décision de passer à la lutte armée en Algérie : « l’humiliant désastre de Dien Bien Phu » pour le corps expéditionnaire français a agi « en puissant détonateur sur tous ceux qui pensent que l’option de l’insurrection à court terme est désormais l’unique remède, la seule stratégie possible pour dépasser la crise […] ». Dien Bien Phu « décuple la détermination des militants pressés d’aller de l’avant. L’action directe prend le pas sur toutes les autres considérations et devient la priorité des priorités. (« Les origines du 1er novembre 1954 », p. 245.)
◾Ruben Um Nyobè considère pour sa part que la victoire vietnamienne « doit servir de leçon à ceux qui croient que le fait de calomnier l’adversaire est une solution efficace ». (in « Comment faire pour gagner la bataille du référendum pour l’unification du Cameroun »)
Nous aurions pu citer Nkrumah ou Mandela, Nyerere ou Fanon, Mandela ou Sékou Touré, etc., tous les acteurs militants nationalistes des indépendances africaines évoquent la victoire vietnamienne comme une promesse d’une indépendance proche.
La réaction est identique du côté des peuples. La chute de Dîen Bîen Phu le 7 mai 1954 ne passe pas inaperçue en Tunisie ; elle est célébrée dans les quartiers populaires par la confection d’un plat qui prend le nom de « tajine Dîen Bîen Phu » rappelle l’historienne Juliette Bessis (Mouvement ouvrier, communisme et nationalisme dans le monde arabe, p. 272). « Les colonisés, eux, ne s’y sont pas trompés. Divers témoignages attestent que, dans les autres colonies alors dominées par la France, la joie éclata » complète l’historien Alain Ruscio (Dîen Bîen Phu, le Valmy des peuples colonisés, l’humanité du 9 mai 2014).
Les autorités coloniales constatent, elles aussi, ces effets sur le rapport aux colonisateurs. Ainsi par exemple de préfet de Batna déclare que : « Dîen Bîen Phu a eu comme conséquence « une modification importante de l’Etat d’esprit musulman des Aurès […] Les Chaouïa ne considéraient plus les Français comme des chefs puisqu’ils étaient vaincus » (cité in Daniel Guérin, Ci-git le colonialisme, p. 25).
L’accélération de l’histoire que symbolise Dîen Bîen Phu se traduit rapidement en faits et initiatives concrètes. Alors que la bataille n’est pas encore entièrement close mais que son issue est déjà avérée, se réunit du 28 avril au 2 mai, la conférence de Colombo dans laquelle cinq pays nouvellement indépendant d’Asie décident d’organiser une conférence des pays indépendants d’Afrique et d’Asie à Bandung. Quelques mois après c’est le déclenchement de la guerre de libération en Algérie dans laquelle s’engageront de nombreux tirailleurs algériens ayant fait la guerre d’Indochine, puis la conférence de Bandung en 1955 où les délégués vietnamiens sont accueillis en héros et la nationalisation du canal de Suez en 1956 où la solidarité proclamée à Bandung trouve sa première concrétisation. Cette succession de faits attestent de l’impact sismique de la victoire Vietnamienne. C’est bien l’époque coloniale qui entre en crise mortelle à Dîen Bîen Phu.
L’État français pour sa part est contraint à un changement de stratégie. La crainte de la contagion du « virus vietnamien » le conduit à accepter l’indépendance de ses colonies asiatiques dans une logique de « lâcher l’Asie pour garder l’Afrique ». Les guerres d’Algérie et du Cameroun seront les traductions concrètes de cette stratégie. Garder la mainmise coloniale sur l’Afrique est la préoccupation centrale après Dîen Bîen Phu. L’ancien ministre des colonies, un certain François Mitterrand résume cette préoccupation comme suit : « Sans l’Afrique, il n’y aura pas d’histoire de France au XXIe siècle » (F. Mitterand, Présence française et abandon, 1957, p. 237).
Mais l’impact cumulé de Dîen Bîen Phu, de Bandung et de Suez et la crainte du déclenchement de nouvelles luttes armées en Afrique subsaharienne conduit rapidement à un nouveau changement de stratégie. « Ne laissons pas croire que la France n’entreprend des réformes que lorsque le sang a coulé » (Intervention devant le Conseil de la République, 1957) déclare le ministre de l’Outre-mer Gaston Deferre pour justifier la loi cadre de 1956. A peine promulguée celle-ci qui se contente d’accorder une large autonomie est dépassée tant est devenue forte l’aspiration à l’indépendance immédiate. Ne pouvant plus s’opposer aux indépendances, l’Etat français les accélérera en les encadrant par des accords de coopération, des accords monétaires et des accords de défense vidant la souveraineté nationale nouvelle de sa substance. Le temps du néocolonialisme et de la Françafrique commence.
3. Vainqueurs et perdants
Dîen Bîen Phu eu un impact sismique tel que l’ensemble de l’empire colonial fut bousculé. L’Etat français est contraint de muer son colonialisme en néocolonialisme. Un tel constat souligne qu’un système de domination ne disparaît jamais de lui-même, ni ne se transforme de lui-même. Il ne se transforme que par le rapport de forces qui déterminera soit sa disparition, soit sa mue sous un nouveau visage. A ce titre les indépendances de la décennie 60 sont à la fois une avancée historique certaine et le signe du maintien de la domination.
La question des vainqueurs et perdants de Dîen Bîen Phu revêt un caractère de fausse évidence. Posée de manière essentialiste et binaire, elle aboutit à une réponse en apparence évidente : le Vietnam a gagné, la France a perdu. Du côté vietnamien la réponse peut être globalement considérée comme satisfaisante compte-tenu du sacrifice collectif qui a été nécessaire pour vaincre militairement l’armée française. Une telle victoire suppose la mobilisation de tout un peuple que le général Giap résume comme suit pour la seule bataille de Dîen Bîen Phu :
« Ne faut-il pas pour amener un kilo de riz aux soldats sur le front, en consommer quatre pendant le transport ? Vous vous rendez compte ! Nous avons utilisé 200 000 porteurs, plus de 20 000 bicyclettes, 11 800 radeaux, 400 camions et 500 chevaux. Les canons, au demeurant, seront hissés à bras d’homme sur les collines ». (Le Monde du 4 octobre 2013).
Un tel effort et sacrifice atteste d’une large mobilisation populaire pour l’indépendance et fait de celle-ci une victoire indéniable pour le peuple vietnamien. L’accélération de l’histoire anticoloniale sous l’effet de Dîen Bîen Phu fait des autres peuples colonisés de l’empire français des bénéficiaires de la victoire du peuple vietnamien.
La question du perdant est moins évidente. Les réponses amenées par différents acteurs de l’époque sont à cet égard significatives. Le sociologue et géographe André Siegfried explique en 1950 c’est-à-dire au moment des premières défaites militaires de la guerre d’Indochine les enjeux de celle-ci : « Ce qui est en cause, ce n’est pas tant le statut colonial lui-même que le destin dans le monde de la race blanche, et avec elle de la civilisation occidentale dont elle est le garant, le seul garant. » (Le Figaro du 3 janvier 1950). 34 ans plus tard lors du trentième anniversaire de Dîen Bîen Phu, Bigeard résume de manière lapidaire : « c’est la race blanche qui a perdu. » (Libération du 7 mai 1984). Parmi les vaincus de Dîen Bîen Phu se trouve sans nul doute les suprématistes blancs qui s’affichait ouvertement pendant toute l’époque coloniale.
Les impacts sismiques de Dîen Bîen Phu mettent en évidence un second perdant : l’Etat français lui-même et les classes sociales dont il défend les intérêts. La couverture médiatique de la guerre d’Indochine du début à la fin atteste de l’importance pour l’Etat français de cette colonie. La presse écrite et radiophonique mais également les « actualités » du cinéma ont tentés pendant toute la durée de la guerre de forger un consensus guerrier avec le double leitmotiv de la lutte contre le « péril rouge » et de la défense de l’empire français.
Le peuple français pour sa part n’a jamais soutenu cette guerre. Elle ne fut jamais populaire. Le mouvement contre la guerre du Vietnam fut important avec en particulier une forte mobilisation de la revue le « Temps modernes », du PCF et de groupes d’extrême-gauche, quelques centaines de déserteurs rejoignant les troupes vietnamiennes, des refus des dockers et cheminots de charger et transporter le matériel militaire destiné au Vietnam, des manifestations contre la guerre avec des affrontements fréquents avec les forces de police, etc. Le rapport du général Revers estime par exemple que 40% du matériel arrivant en Indochine en 1949 était saboté. De même en février 1954 seulement 8% des français déclarent approuver la guerre. (Alain Ruscio, l’opinion française et la guerre d’Indochine (1945-1954, Histoire n° 29, p. 40). L’ordre de grandeur de ces faits atteste que le peuple français ne peut pas être considéré comme un perdant à Dîen Bîen Phu.
Peut-on pour autant considérer Dîen Bîen Phu comme une victoire du peuple français ? Si nous prenons en compte que l’imaginaire colonial produit, reproduit et diffusé depuis la troisième république fait fonction de frein à la conscientisation des clivages de classes de la société française, tous les facteurs ébréchant cet espace mental colonial sont de fait une victoire du peuple français. La question n’est pas ici celui du coût de la guerre pour le peuple français mais d’abord celui du carcan idéologique colonial qui empêche une véritable perspective progressiste. « Un peuple qui en opprime un autre, ne saurait être libre » soulignait déjà Marx.
Contrairement à ce qui est trop souvent affirmé, l’Etat français tira les leçons de sa défaite. L’accompagnement idéologique de la guerre d’Algérie fut encore plus puissant que pendant la guerre d’Indochine et l’envoi du contingent mis en place pour impliquer le maximum de français. Malheureusement l’opposition à cette seconde guerre coloniale de la période ne fut pas comparable à celle de la première.
Ce retour en arrière n’enlève rien à la caractéristique de la bataille de Dîen Bîen Phu : Une défaite du colonialisme, du racisme et de l’Etat français et simultanément une victoire des peuples français et vietnamiens. Nous voulons pour finir souligner une leçon de cette page d’histoire : la nécessité d’un mouvement anti-guerre s’opposant à toutes aventures néocoloniales qui se multiplient aujourd’hui.
Saïd Bouamama
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