Édition du 17 décembre 2024

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Deus ex machina. Résistances à la mécanisation

Il s’agit d’un chapitre de mon nouveau livre « La comète incandescente. Romantisme, surréalisme, subversion », Éditions du Retrait, Orange, 2020. Il est question ici de l’opposition romantique et surréaliste au machinisme.

Tiré du blogue de l’auteur.

Deus ex machina. Résistances à la mécanisation des corps

Des Romantiques au Surréalisme

Dans le théâtre antique, les dieux de l’Olympe descendaient des hauteurs pour dénouer les conflits ou apporter une issue aux impasses tragiques ; un système mécanique de rouages permettait de mettre en scène cette intervention salvatrice. D’où l’expression bien connue, deus ex machina. Dans la civilisation capitaliste moderne, la mise en scène a changé de nature : maintenant c’est la machina elle-même qui joue le rôle d’un deus, elle est adorée à genoux comme une vrai divinité, et est censée apporter la solution miraculeuse de toutes les difficultés. Nous vivons à l’ère de la religion de la machine, dont les rituels sont célébrés avec faste par un clergé techno scientifique particulièrement intolérant. Le nouveau deus machina exige, à une échelle incomparablement plus vaste que ses ancêtres Baal ou Moloch, des sacrifices humains. Et, comme toutes les divinités, il se donne pour objectif de façonner les êtres humains à son image, à l’image de la machine.

Le premier commandement de la religion mécanique est donc la soumission des humains aux Appareils et, en dernière analyse, la mécanisation achevée des corps et des esprits. On peut considérer René Descartes comme un des fondateurs de ce nouveau culte : je considère l’homme, écrivait-il dans ses Méditations métaphysiques « à la manière d’une horloge composée de rouages et de contrepoids ». On ne saurait mieux résumer l’esprit cartésien de rationalité mécanique. Évidemment la Révolution Industrielle du XVIIIème siècle a permis de passer de l’étape des spéculations métaphysiques à celle des travaux pratiques : l’objectif était, selon les belles et forte paroles de l’entrepreneur « libéral et humanitaire » Josiah Wedgwood, « de rendre les hommes comme des machines qui ne peuvent pas faire d’erreur ». Objectif atteint ? En partie sans doute. En Angleterre, observait le poète Henri Heine, « les machines ressemblent à des hommes et les hommes à des machines ».

Comme l’ont si bien compris nos ancêtres les Luddistes, les nouvelles machines n’avaient pas pour objectif d’alléger le travail humain, mais de transformer les ouvriers en rouages de l’Appareil Productif. Charles Dickens, dans Les Temps difficiles, décrivait déjà la condition des ouvriers enchainés aux cycles mécaniques ; cherchant un équivalent au mouvement des pistons de la machine à vapeur dans une usine, il parle d’un rythme « qui montait et descendait monotonement comme la tête d’un éléphant fou de mélancolie ».

Belle image, mais comparaison parfaitement inexacte : aucun éléphant, quelque soit son degré de folie ou de mélancolie, ne pourra reproduire l’infinie, l’interminable, l’écrasante monotonie du mouvement mécanique...

Un autre pas, énorme celui-ci, dans l’asservissement, a été accompli par Henry Ford - « Our Ford » comme disaient les prières religieuses des bons citoyens de l’admirable monde nouveau décrit par Aldous Huxley - qui a non seulement produit en masse une machine infâme, une cage d’acier sur roues où les humains allaient être emprisonnés à vie, mais aussi, grâce à son complice Taylor, a inventé la méthode de production en chaîne, chef d’oeuvre scientifique de soumission intégrale des travailleurs aux mouvement répétitifs de la Machine.

Tandis que les amis du capitaine Ludd s’attaquaient aux machines néfastes à l’aide de marteaux et de haches, les romantiques ont été parmi les premiers, dans le domaine de la culture, à s’insurger contre le cauchemar de la mécanisation de la vie humaine. L’esprit libertaire et anti-étatique du romantisme était inspiré par la conviction - exprimée en 1797 dans un document anonyme (probablement rédigé par Schelling) connu comme “Le plus ancien système de l’idéalisme allemand” - que « tout état traite nécessairement les êtres humains libres comme un système d’engrenages mécanique ». Les écrivains romantiques étaient hantés par le cauchemar de la totale automatisation des corps. Le Marchand de Sable de E.T.A. Hoffmann raconte l’histoire d’un homme tombé follement amoureux de la belle Olympia, qui dansait et chantait si bien, sans se rendre compte que ses mouvements et ses paroles « avaient cette mesure régulière et désagréable qui rappelle le jeu de la machine ». La nouvelle s’achève dramatiquement avec le démantèlement de la poupée-automate par ses deux diaboliques fabricants qui se disputent sur le prix des yeux. Dans un commentaire sur Hoffmann, en 1930, Walter Benjamin observe que ses contes sont fondés sur l’identité de l’automatique et du satanique, la vie de l’homme moderne étant « le produit d’un infâme mécanisme artificiel, régi de son intérieur par Satan ».

Pour Benjamin lui-même ce n’est pas le diable, mais une autre sorte de Maître, sans corne ni queue, mais sans doute pourvu d’une langue fourchue, qui tire les ficelles de la Sainte Mécanique : le Capital. Voici ce qu’il note, dans son grand ouvrage inachevé, Le Livre des Passages, en s’inspirant, bien entendu, des analyses de Marx : par le dressage qu’opère la machine, les travailleurs sont obligés à « adapter leur mouvement au mouvement continu et uniforme de l’automate ». L’ouvrier subit une profonde perte de dignité et « son travail devient imperméable à l’expérience ». La perte de l’expérience est étroitement liée, aux yeux de Benjamin, avec la transformation des individus en robots : les gestes répétitifs, vides de sens et mécaniques des travailleurs aux prises avec la machine se retrouvent dans les gestes d’automates des passants dans la foule décrits par Poe et Hoffmann. Les uns comme les autres ont des comportement réactifs, comme des poupées à rouages qui « ont complètement liquidé leur mémoire ». L’allégorie de l’automate, la perception aigüe et désespérante du caractère mécanique, uniforme, vide et répétitif de la vie des individus dans la société industrielle capitaliste est une des grandes illuminations qui traversent les derniers écrits de Benjamin.

La mécanisation des corps et des esprits peut prendre aussi une forme « scientifique », avec la création de cyborgs, êtres humains dont le corps a été « mis en circuit informatique », ou « médicale » avec des expériences d’installation d’électrodes dans le cerveau pour contrôler des comportements « a-sociaux ». Dans un remarquable roman d’inspiration libertaire des années 1970, Women on the edge of time, l’écrivaine américaine Marge Piercy décrit la révolte d’une femme d’origine mexicaine, douée de la capacité de voyager mentalement dans l’avenir, qui est internée comme folle dans un hôpital psychiatrique et vouée à devenir cobaye pour des expériences scientifiques de chirurgie cérébrale et contrôle électronique de la volonté. Elle ne réussit à leur échapper qu’en versant du poison dans la machine à café des chefs du laboratoire...

Contre la soumission des individus aux machines - dans leur travail, leurs « loisirs », leur vie sociale et culturelle, leurs rapports affectifs même - contre cette transformation de l’être humain en poupée mécanique, des surréalistes réagissent. J’ai une tendresse particulière pour ceux dont l’arme secrète dans ce combat est l’humour noir. Un exemple, parmi beaucoup d’autres, mais il est particulièrement frappant : le court texte de Jan Svankmayer intitulé « L’avenir est aux machines ipsatrices », paru dans La Civilisation surréaliste (1976). Dans sa version artisanale, cette machine se présente, pour les hommes, sous la forme d’une poupée grandeur nature, pourvue d’un « mécanisme très original » : une ouverture « simule l’orifice vaginal où l’ipsant introduira son penis afin d’être ipsé, grâce au mouvement du balancier qu’il aura lui-même mis en mouvement ». Dans sa version automatique, qui sera mise à disposition du public dans les stades, les gares, les hôtels, etc, la machine ipsatrice fonctionne avec une pièce de monnaie introduite dans la fente de l’appareil, qu’il faut renouveler toutes les trois minutes, comme dans les cabines téléphoniques. Merveilleuse invention, la machine ipsatrice « décharge l’ipsant des fastidieuses démarches envers le partenaire et de l’obligation de lui faire la cour ».

Il est intéressant de comparer l’attitude (négative) des surréalistes envers la mécanisation du corps, avec leur fascination pour le mannequin - les « muses inquiétantes » de Chirico -ou la poupée-érotiquement désarticulée par Bellmer,
objets d’une transfiguration poétique. Ces deux figures ne relèvent pas du machinisme, mais de la statue et de sa métamorphose magique en corps vivant, selon le mythe de Pygmalion. L’érotisme poétique, dont les chaleureuses peintures d’Ody Saban et les exquises sculptures de Virginia Tentindo sont parmi les expressions les plus fascinantes, est l’alternative surréaliste par excellence à la froideur glaciale du machinisme.

L’écriture automatique, expression suprême de la libre subjectivité individuelle et collective, n’est-elle pas une riposte surréaliste radicale à la destruction du sujet par le processus d’ « automation » moderne ? En tout cas je le pense. Tant que le corps délicieux boira du vin nouveau et pas de l’huile de vidange tout espoir n’est pas perdu...

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