La rencontre de ces éléments hétérogènes, fruit des circonstances sociales, historiques et idéologiques de cette étrange période de transition civilisationnelle, a permis de déclencher une « catalyse philosophico-pratique » d’un lent processus de rumination intellectuelle et militante, qui tenta d’intégrer les différentes questions qui ont été ressassées au fil des 67 derniers articles publiés sur ce blogue : question écologique, question sociale, question nationale, question municipale. Curieusement, la synthèse politique de ces multiples problèmes en tension fut rendue possible par l’inclusion de dimensions extérieures au cadre national qui furent négligées jusqu’à maintenant : la question autochtone, canadienne et internationale.
Par ailleurs, ces différentes élucubrations théoriques émanent fondamentalement d’un problème pratique, à savoir le mode d’organisation politique « approprié » à la convergence des luttes populaires nécessaires à la réalisation du double objectif d’émancipation nationale et de transformation sociale, et ce dans une perspective de démocratisation radicale opérant à plusieurs échelles simultanément. La stratégie ici esquissée vise à dépasser le double écueil de la gauche québécoise antilibérale : d’une part, l’obsession de Québec solidaire pour la démocratie représentative et la conquête du pouvoir d’État à l’échelle nationale ; d’autre part, le dogme de la démocratie directe et le confinement du mouvement libertaire à l’échelle locale. Il ne s’agit pas de rejeter ces deux chemins de l’émancipation qui participent involontairement à une certaine division du travail politique, mais de surmonter la séparation de ces approches antagonistes par l’intégration de leurs mérites perspectifs dans une synthèse qui ne se contente plus de l’opposition exclusive « réforme ou révolution ». Ce qui est proposée est rien de moins qu’une « nouvelle gauche intégrale ».
La dérive de la social-démocratie fédéraliste
L’intuition de ce projet est d’abord issue d’une question très concrète : pour qui devrais-je voter aux prochaines élections fédérales ? Étant à la fois écosocialiste et indépendantiste, je ne peux me reconnaître dans les deux candidats potentiels à la représentation des valeurs de la gauche souverainiste à l’échelle canadienne : le Nouveau Parti démocratique (NPD) et le Bloc québécois. Le premier parti, fédéraliste et « social-démocrate », a effectué un important « recentrage » depuis la mort de Jack et Layton et le leadership de Thomas Mulcair, qui a d’ailleurs appelé à voter pour la droite (Parti libéral du Québec) lors des dernières élections provinciales. Si l’objectif est de renverser le gouvernement conservateur en 2015 par le vote stratégique, les libéraux (PLC) et les néo-démocrates seraient, grosso modo, des options largement équivalentes. De plus, les libéraux ont par le passé réussi à polariser davantage le débat entre fédéralistes et souverainistes, de sorte qu’il serait « utile », de manière machiavélique, de voter pour ce cher Justin Trudeau. Ce dernier incarnerait d’ailleurs la boutade de Marx, à savoir que « tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois […] la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce ».
Évidemment, loin de moi l’intention cynique d’appuyer ironiquement un chef opposé à mes valeurs éthiques et politiques. Dans ce cas, le NPD serait-il un moindre mal ? À regarder de près le projet de création d’une filière provinciale de cette formation politique, le NPD-Québec, qui viendrait concurrencer directement Québec solidaire, il serait absurde d’appuyer un parti mollement progressiste qui ne remet pas en cause le néolibéralisme et les institutions parlementaires déficientes, et qui viendrait menacer directement l’unification des forces progressistes québécoises. Outre ces « intérêts corporatistes », il semble peu probable, de toute façon, qu’un gouvernement néo-démocrate majoritaire puisse améliorer substantiellement les choses à l’échelle canadienne. Les deux contradictions fondamentales, à savoir le capitalisme et la domination fédérale sur le peuple québécois et les Premières Nations, ne seraient pas remisent en question. Le NPD suivrait alors la trajectoire historique de l’ensemble des partis de centre-gauche, qui appliquent des mesures d’austérité et des politiques néolibérales parce qu’ils sont incapables de remettre en question les règles du jeu de la finance mondiale, la cage de fer du modèle de développement dominant qui essaie de concilier de manière schizophrénique croissance économique et préservation de l’environnement.
En rejetant le capitalisme vert et à visage humain prôné par le NPD, ainsi que son « fédéralisme coopératif » qui admet sur le bout des lèvres le droit à l’autodétermination des peuples tout en prônant une forte unité canadienne, il reste alors le Bloc québécois. Ce parti représente-il une alternative crédible à l’échelle fédérale ? D’une part, ce parti organiquement relié au Parti québécois et prônant la défense des intérêts nationaux dans les institutions parlementaires canadiennes, fut créé dans le but de « préparer le terrain de l’indépendance » et d’offrir une tribune pour diffuser l’idéologie nationaliste et souverainiste. L’élection récente de Mario Beaulieu à la tête du parti est représentative à cet égard ; bien que certains y voient un risque électoral à cause de la ligne dure de son discours et de sa volonté d’investir pleinement la lutte idéologique en faveur de l’indépendance, cela n’est pas un problème en soi, bien au contraire. La question réside dans la manière dont le projet d’émancipation nationale doit être porté pour recevoir un large écho populaire dans les circonstances historiques du XXIe siècle.
L’impasse souverainiste
Or, c’est précisément là que le bât blesse : Mario Beaulieu ne renouvelle pas le discours indépendantiste, mais fait preuve d’un volontarisme qui ne remet pas en question les contradictions du mouvement souverainiste traditionnel. La forme de nationalisme prôné par le nouveau chef, qui fut d’ailleurs appuyé par une dynamique équipe militante (composée de plusieurs jeunes issus d’Option nationale qui investissent massivement le Bloc par l’anticipation de l’effondrement de leur parti), représente au mieux un retour aux sources de l’idéal de René Lévesque, au pire une caricature d’une idéologie qui peine à se réinventer. Malgré l’importante crise du mouvement souverainiste, découlant de l’effondrement du Bloc québécois en 2011 et de la défaite historique du PQ en 2014, et qui laisse théoriquement aux jeunes la possibilité de changer les choses et de transformer ces deux partis de l’intérieur, la question fondamentale demeure la suivante : s’agit-il de vieux vin dans de nouvelles bouteilles, ou de nouveau vin dans de vieilles bouteilles ? Malgré la bonne volonté de la nouvelle génération souverainiste formée dans les rangs d’Option nationale, le « sang neuf » ne semble pas accompagné d’une transformation radicale de l’esprit, car la stratégie classique reste fondamentalement inchangée.
De plus, l’insistance sur la question identitaire et linguistique, manifestée par certaines déclarations controversées de Beaulieu et la centralité de la lutte contre la « québécophobie », n’augure pas un réel élargissement la cause souverainiste aux minorités culturelles et à de nouveaux groupes de la population. Je ne veux pas ici nier l’importance de redéfinir l’identité québécoise et de préserver la langue française, qui demeurent somme toute précaires à l’heure de la mondialisation. Mais l’enjeu linguistique est intrinsèquement polarisant, et ne représente pas une bonne perspective stratégique pour fonder le projet d’indépendance et rallier une large unité populaire qui dépasserait la simple majorité francophone. La lutte linguistique, prise isolément, représente une position défensive et réactive, et non un large projet d’émancipation qui permettrait de fonder la Nation québécoise sur une nouvelle base sociale et politique. Ce qu’il nous faut, ce n’est pas d’abord la conservation ou la restauration de la culture québécoise menacée par les forces dissolvantes de l’anglicisation, du multiculturalisme, des droits individuels, etc., mais sa reconstruction par l’émergence de nouvelles valeurs collectives de solidarité qui traversent les clivages traditionnels, en vue de fonder une nouvelle République en Amérique du Nord.
D’un point de vue pragmatique, le Bloc québécois pourrait éventuellement reprendre vie par quelques sièges supplémentaires au Parlement canadien, et redonner un peu d’espoir au mouvement souverainiste qui peine à se rebâtir. L’objectif à court terme n’est donc pas de faire peser réellement les intérêts du Québec à l’échelle fédérale, mais de ralentir le processus de décomposition d’un mouvement en profonde désorientation. L’important est de ne pas lâcher, de continuer à croire à l’idéologie souverainiste coûte que coûte. Celle-ci considère la question nationale comme une priorité politique absolue, les questions sociales, économiques, écologiques, autochtones étant subordonnées, voire sacrifiées, à l’éventuel salut par l’indépendance. Le problème est qu’on hiérarchise encore les luttes populaires en croyant que les intérêts nationaux ne sont pas traversés par d’importantes contradictions : les intérêts de Québecor et des employé.es en lock-out ne sont pas les mêmes, ceux de Pétrolia et des municipalités en lutte pour préserver leur eau potable non plus. Au fond, le Bloc québécois ne se soucie guère des intérêts pour les classes populaires du reste du Canada, pourvu que les « intérêts québécois », supposément uniformes, soient pris en compte. Cette forme de « corporatisme national » alimente paradoxalement la « québécophobie » qui est dénoncée par ailleurs, alors qu’il faudrait prôner une solidarité entre peuples québécois, canadien et autochtones contre l’État pétrolier et impérialiste canadien.
Une alternative populaire ?
Compte tenu qu’il est peu probable que le Bloc québécois fasse un virage à gauche en mettent sur un pied d’égalité la question sociale et nationale, ou que le NPD fasse preuve d’ouverture à l’égard du projet indépendantiste et retourne aux valeurs du socialisme démocratique, le changement politique à l’échelle canadienne semble être bloqué. Je me retrouve donc, comme une majorité de solidaires et de personnes qui en ont marre du système démocratique actuel, qui ne croient plus aux promesses des grands partis vieillis et bureaucratisés, dans une position d’orphelin politique. Devrais-je faire un compromis, c’est-à-dire choisir entre mes valeurs qui me tiennent à cœur et qui sont incarnées séparément (et de manière insatisfaisante !) dans deux formations politiques distinctes, la souveraineté (Bloc) ou la justice sociale (NPD) ? Devrais-je renoncer à me compromettre et plutôt voter blanc, pour le Parti communiste du Canada, ou le Parti Rhinocéros ? L’abstention ou un vote de contestation sont-ils une solution ?
Devrait-on plutôt miser sur les mouvements sociaux, se retrancher sur la société civile en voie de reconstruction, et espérer une convergence des luttes qui pourrait être amorcée lors du prochain Forum social des peuples qui aura lieu pour la première fois à Ottawa du 21 au 24 août 2014 ? Le mouvement Idle no more, les luttes écologistes et citoyennes contre les projets d’oléoducs, les syndicats en guerre contre Harper à l’échelle canadienne, tous ces acteurs dispersés et divisés par la langue, des référents culturels distincts et la force des classes dominantes, pourront-il se sortir de leur isolément respectif, et entamer un réel dialogue qui pourrait déboucher sur de nouvelles alliances ? Si cela est possible, et doit être minimalement essayé afin de donner une chance aux classes subalternes et aux peuples opprimés de se reprendre en main, resterons-nous enfermés dans un espace de discussion sans débouchés politiques concrets ? Comment dépasser ce qui se passe trop souvent avec le mouvement altermondialiste et les forums sociaux, où les échanges fructueux peinent à se traduire dans une pratique effective en dehors de ces moments de « tourisme militant » ? Doit-on bouder les urnes fédérales, ou essayer de s’appuyer sur les luttes sociales pour proposer un projet politique global, qui pourrait être construit et élaboré différemment à de multiples échelles locales et nationales ?
Pourrait-on créer une alternative politique, à l’image de Québec solidaire, c’est-à-dire un parti de gauche écologiste, féministe, pluraliste et altermondialiste à l’échelle pancanadienne, qui reconnaîtrait pleinement les projets d’auto-détermination des peuples québécois et autochtones ? La forme du parti politique traditionnel serait-elle adaptée à une telle ambition ? Serait-il utopique de se lancer dans un projet de la sorte, compte tenu des forces fragiles de la gauche québécoise et canadienne, qui peinent déjà à obtenir un appui suffisant dans leurs milieux respectifs ? C’est cette interrogation folle, cette option qui aurait due être écartée d’emblée par souci de « réalisme politique », qu’il faut prendre à bras le corps. Et si la réponse était : Oui nous pouvons !
Le croyance que quelque chose est possible ne suffit pas à sa réalisation, mais elle permet d’ouvrir le champ de l’envisageable, et donc d’introduire ce qui était précédemment tenu pour impossible dans le domaine de l’action, qui aura alors pour fonction d’actualiser cette nouvelle donne par la puissance de la volonté et la patience du savoir pratique. L’idéalisme pragmatique est la maxime morale qui permettra au pouvoir citoyen de reprendre en main son destin. « La politique consiste à creuser avec force et lenteur des planches dures, elle exige à la fois la passion et le coup d’œil. Il est tout à fait exact, et toute l’expérience historique le confirme, que l’on n’aurait jamais atteint le possible si l’on n’avait toujours et sans cesse dans le monde visé l’impossible. »[1]
À suivre.
[1] Max Weber, Le savant et le politique, La Découverte, Paris, 2003, p.206