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Dans Personne morale, Justine Augier revient sur l’affaire Lafarge

Dans Personne morale, Justine Augier revient sur l’affaire Lafarge, la multinationale qui aurait financé le terrorisme en Syrie pour pouvoir y poursuivre son activité. Une enquête documentaire rigoureuse et captivante.

Tiré de l’Humanité
https://www.humanite.fr/culture-et-savoir/conflit-syrien/justine-augier-laffaire-lafarge-est-symptomatique-de-la-maniere-dont-les-multinationales-tentent-de-se-rendre-irresponsables-des-crimes-commis
Publié le 18 septembre 2024
Sophie Joubert

« La langue joue un rôle très important dans le livre. D’un côté, j’essaie de faire entendre la langue de l’entreprise, creuse, pleine de clichés, qui vide de leur substance des mots comme « éthique », « valeurs », « responsabilité  ». », explique l’autrice.

L’enquête commence un jour d’été, dans de petits bureaux près de la gare Saint-Lazare. On y découvre Marie-Laure Guislain, Babaka Tracy Mputu et Sarah Brimboeuf, respectivement juriste et élèves avocates au sein de l’association Sherpa, fondée en 2001 par William Bourdon. Pas à pas, elles vont échafauder une plainte contre le cimentier Lafarge qui, entre 2011 et 2014, aurait financé la guerre et Daech pour poursuivre ses activités en Syrie.

À partir d’entretiens, l’autrice suit ce travail de fourmi et le combat de ces jeunes femmes, galvanisées par leur foi dans le droit, contre une multinationale défendue par une armée d’avocats. Avec ce récit documentaire en lice pour le prix Décembre, Justine Augier poursuit un travail important sur la Syrie, entamé en 2017.

Ce livre forme, avec De l’ardeur (2017) et Par une espèce de miracle (2021), une trilogie autour de la Syrie, quel est votre lien avec ce pays ?

J’ai écrit sur la révolution syrienne et son écrasement, notamment dans l’idée de montrer que cette histoire nous concerne. Avec l’affaire Lafarge, ces liens apparaissent de manière indéniable. L’angle du récit m’est apparu quand j’ai découvert le travail des juristes qui portaient plainte aux côtés des salariés syriens. Ces jeunes femmes travaillaient au sein de deux associations, Sherpa en France et ECCHR en Allemagne, qui tentent d’obtenir justice pour les crimes commis par de grands acteurs économiques.

Sur quels motifs se bâtit la plainte que les juristes échafaudent ?

Pour rester en Syrie, Lafarge a financé des groupes armés. Les dirigeants ont aussi demandé à leurs salariés syriens de continuer à travailler, les exposant ainsi au danger alors qu’ils avaient mis leurs salariés expatriés à l’abri. Ces juristes reviennent à la souffrance des salariés syriens kidnappés et pris pour cible pendant trois ans.

«  On peut penser que l’argent versé à Daech pendant des années a pu permettre de financer les attentats qui ont eu lieu en France. »

Il y a donc plusieurs chefs d’accusation : financement d’entreprise terroriste, complicité de crime contre l’humanité – c’est la première fois dans l’histoire qu’une entreprise est mise en examen pour un tel fait – et mise en danger de la vie d’autrui. La plainte a été déposée en 2016 et les mises en examen datent de 2017 et 2018.

Évidemment, Lafarge a utilisé tous les recours possibles et fait appel sur tous les fronts. Aujourd’hui, les mises en examen pour financement d’entreprise terroriste, complicité de crime contre l’humanité et violation d’un embargo tiennent encore.

Le lien évident entre cette affaire et nous, c’est le financement du terrorisme y compris sur le sol français…

Cette affaire a eu un grand retentissement en France car on en a pris connaissance après le 13 novembre 2015. On peut penser que l’argent versé à Daech pendant des années a pu permettre de financer les attentats qui ont eu lieu en France. Les sommes versées aux différents groupes armés sont difficiles à évaluer mais pourraient aller jusqu’à 15 millions de dollars. Sachant que le coût des attentats du 13 novembre est estimé à 80 000 euros.

Le livre s’intitule Personne morale. Pourquoi ce concept juridique est-il essentiel ?

Les dirigeants de Lafarge sont responsables mais ils ont commis leurs crimes dans l’intérêt de l’entreprise, parce qu’elle le permettait et les a peut-être encouragés. Pour obtenir justice, il faudra questionner les intérêts supérieurs incarnés par la personne morale, évaluer la responsabilité de tout le système lors d’un procès qui n’a pas encore eu lieu.

En quoi l’affaire Lafarge est-elle symptomatique d’un fonctionnement plus large ?

Elle est symptomatique de la manière dont les multinationales tentent de se rendre irresponsables des crimes commis par leurs filiales. Le travail des juristes consiste notamment à démontrer que les décisions étaient prises au siège. Lafarge a financé les groupes armés entre 2011 et 2014. Pour se justifier, l’un des dirigeants a dit à la police que « c’était une affaire syrienne », puisque les attentats du 13 novembre 2015 n’avaient pas encore eu lieu.

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On voit bien à quel point cette vision étroite est potentiellement criminelle. Je précise que le génocide yézidi, la prise de Raqqa, les massacres de civils, avaient déjà eu lieu, à quelques centaines voire dizaines de kilomètres de l’usine. Au cœur de cette affaire, il y a aussi le scandale du mépris de certaines vies.

Quel travail avez-vous mené sur le langage et les brèches qu’on peut y trouver ?

La langue joue un rôle très important dans le livre. D’un côté, j’essaie de faire entendre la langue de l’entreprise, creuse, pleine de clichés, qui vide de leur substance des mots comme « éthique », « valeurs », « responsabilité ». J’ai voulu montrer le potentiel criminel de cette langue obsédée par le profit, qui devient incapable de saisir ce qui advient.

« Les faits sont d’une telle énormité qu’il ne faut rien surligner. »

De l’autre côté, les juristes sont persuadées que les mots peuvent changer les choses. Elles rédigent une plainte avec un soin immense, sont attentives au temps des verbes, au moindre mot, à la moindre virgule. Elles écoutent la parole des victimes. Ce sont deux visions du monde qui s’affrontent.

Comment avez-vous trouvé la forme et le ton du livre ?

Svetlana Alexievitch parle de « récit documentaire ». J’ai commencé à procéder ainsi avec De l’ardeur, qui retraçait la trajectoire de l’avocate syrienne Razan Zaitouneh, car je ne pouvais pas avoir recours à la fiction. Face à l’oubli cultivé par le régime syrien, les révolutionnaires ont fait de la documentation une arme primordiale, qui leur permettait de se réapproprier leur histoire et d’ouvrir le futur.

Mais chaque livre appelle sa propre forme. Dans celui-là, je m’efface davantage. Les faits sont d’une telle énormité qu’il ne faut rien surligner. C’est aussi pour cela que je n’ai pas eu recours à la fiction : personne n’aurait cru à certains personnages, à certaines phrases prononcées.

La narration se veut fluide, linéaire. Les avocats de Lafarge tentent de ralentir l’affaire, de la démembrer, de séparer les infractions pour faire perdre le sens des faits. Face à cela, j’ai voulu retrouver de la vitesse, de la clarté.

C’est ce que peut la littérature selon vous ?

Sur ce genre d’affaire, la justice est rendue de façon extrêmement lente en France. Par exemple, les appels sur les procès de Karachi se poursuivent, ça n’a plus de sens. La justice doit être rendue quand elle fait sens, elle doit être lisible, sinon le procès perd de sa charge.

Il me semblait important de se saisir de l’affaire aujourd’hui et d’essayer de trouver des points de résonance. La littérature a quelque chose à voir avec la justice, on y travaille la temporalité, l’idée de conséquence, de responsabilité.

Vous terminez le livre en parlant de Razan Zaitouneh, est-ce une manière de boucler la trilogie syrienne ?

C’est une démonstration de gratitude. En travaillant sur sa trajectoire, j’ai pris la mesure de la puissance du désir de justice. Dans son cas, rien n’en est venu à bout, ni les disparitions et la torture de ses proches, ni le fait d’être dans une zone bombardée et assiégée.

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Même si ce n’est pas comparable, j’ai retrouvé chez ces juristes la force, l’élan, la créativité que peut donner ce désir de justice. Nous sommes dans un temps où les perspectives sont fermées, où le politique semble impuissant. En utilisant le droit, ces femmes trouvent collectivement et de manière humble des brèches où s’engouffrer pour rouvrir le champ des possibles. En utilisant le droit de cette manière, elles le rapprochent de la justice.

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