Édition du 12 novembre 2024

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Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Cuba. Vers quelle « transition » ? (I)

En juillet de cette année, le ministre de l’économie de Cuba, Marino Murillo [destitué depuis lors], a annoncé qu’en raison d’une réduction de 20% des livraisons de pétrole en provenance du Venezuela, le gouvernement a prévu une réduction de l’approvisionnement en électricité de 6%, et de 28% pour le carburant. Pendant ce temps, il a ordonné la réduction immédiate de la consommation d’énergie dans le secteur public, avec la diminution de l’emploi qui s’ensuit. Il a mis en garde contre la possibilité de pannes d’électricité et a ressuscité le spectre des jours terribles de la « Période spéciale » des années 1990.

Publié par A l’encontre le 4 - novembre - 2016

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Cela a porté un coup supplémentaire aux efforts du gouvernement de Raul Castro de mettre en place une version cubaine du modèle sino-vietnamien étayé sur un Etat à parti unique et, conjointement, sur une ouverture de l’économie au secteur privé et au marché.

Au plan politique, ces efforts ont porté sur une détente du contrôle de l’Etat sur ses citoyens. Mais cela n’a pas impliqué un degré quelconque de démocratisation. Par exemple, les réformes de l’immigration de 2012 – qui ont facilité la possibilité pour des Cubains de quitter l’île et d’y revenir – n’ont jamais reconnu le voyage à l’étranger en tant que droit pour les citoyens cubains.

Dans le domaine de l’économie, le gouvernement a mis en place une stratégie très modeste et contradictoire. Par exemple, les réformes structurelles dans le secteur de l’agriculture permettent la location de terres pour une durée maximale de 20 ans, contrairement aux gouvernements chinois et vietnamiens qui permettent de tels contrats pour une période plus longue, allant même jusqu’à la permanence.

Actuellement, sont autorisées des activités pour son propre compte dans quelques (un peu plus de 200) professions. Auraient-elles été permises dans toute l’économie, sauf dans les secteurs considérés comme prioritaires au plan social, comme la santé, cela pourrait avoir augmenté de façon significative la disponibilité de produits et des services sur l’île.

Les changements complémentaires que le gouvernement a introduits – la création de marchés de gros et un crédit bancaire commercial – afin de renforcer les réformes structurelles étaient insuffisants. Finalement, ils ont eu un impact négatif sur les réformes elles-mêmes. En outre, la bureaucratie et l’inefficacité d’Acopio – c’est-à-dire l’agence d’Etat qui monopolise l’achat de la plupart des produits agricoles à des prix fixés par le gouvernement – ont ralenti la production agraire. Et de nombreux produits ont été dégradés suite aux retards liés à leurs transformations dans les usines gouvernementales.

A nouveau la stagnation

Avant la crise actuelle, l’économie cubaine avait réussi à se relancer partiellement par rapport aux terribles années de la Période spéciale qui l’avait dévastée, cela suite à l’effondrement du bloc soviétique, à la fin des années 1980 et au début des années 1990. L’économie de l’île a touché le fond entre 1992 et 1994, au moment où les pénuries alimentaires ont provoqué une épidémie de neuropathie optique (inflammation du nerf optique) qui a touché près de cinquante mille personnes.

Actuellement, le PIB est supérieur à celui atteint en 1989 [ce qui illustre le recul de la Période spéciale]. Mais il y a d’autres indicateurs. Les salaires et les retraites, en termes réels, en 2014, ont atteint seulement 27% et 50%, respectivement, par rapport aux niveaux de 1989, niveaux qui n’ont jamais été atteints depuis lors. Pendant ce temps, les dépenses sociales ont diminué. Et la consommation des ménages devrait baisser de 2,8% en 2016 et de 7,5% en 2017.

Bien qu’il soit vrai que la faim, qui existait au début des années 1990, soit derrière, les Cubains doivent encore se battre très dur pour obtenir leur nourriture. Le célèbre développement de l’agriculture organique en milieu urbain représente une proportion relativement faible de la production agricole. Comme l’a noté l’économiste cubain Juan Triana Cordoví, la baisse de la production nationale a forcé les hôtels à importer des légumes, y compris du manioc, un tubercule de base de la diète nationale. Les rares progrès dans l’agriculture durable ne compensent pas le fait que la production de denrées alimentaires n’a pas atteint le niveau de 1989. Cuba a dû importer plus de la moitié de sa nourriture à un coût annuel de 2 milliards de dollars.

Beaucoup d’objectifs n’ont pas été atteints dans les domaines de l’éducation et de la santé. Tous les enseignants qui ont quitté le secteur en raison de bas salaires n’ont pas été remplacés. Le nombre de réviseurs privés – souvent des enseignants du secteur public qui travaillent durant leur temps libre – a connu une croissance exponentielle. De nombreux bâtiments scolaires, des bibliothèques et des laboratoires sont délabrés. Au début de cette année scolaire quelque 350 bâtiments scolaires ont été fermés étant donné leur dégradation.

Cela vaut également pour de nombreux hôpitaux et autres établissements médicaux qui fonctionnent avec un personnel réduit au strict minimum. Le gouvernement cubain a envoyé un grand nombre de médecins de famille et de spécialistes au Venezuela et dans d’autres pays en échange de pétrole et de devises.

Il est très probable que les réformes timides et contradictoires du régime actuel disparaissent avec la sortie de la scène politique de la génération historique de dirigeants de la révolution. Leurs descendants, la deuxième génération de la bureaucratie d’Etat, ont très probablement adopté intégralement le modèle sino-vietnamien, avec une inclination vers le capitalisme russe qui combine la mise en place d’une oligarchie qui a émergé du pillage des biens de l’Etat, cela de pair avec une « démocratie » nominale qui fournit au Congrès états-unien l’excuse nécessaire pour abroger la loi Helms-Burton 1996 et ainsi abroger le blocus économique de l’île.

En plus de s’attirer la sympathie des Etats-Unis, la nouvelle génération de dirigeants va chercher à gagner le soutien de capitaux étrangers et, au moins, celui d’un secteur du capital américano-cubain. Cela avec la perspective d’un gouvernement contrôlant totalement l’Etat, les médias de masse et lesdites organisations de masse – y compris les syndicats contrôlés par l’Etat – dans le but de garantir aux nouveaux investisseurs capitalistes cubains ou étrangers la paix, la loi et l’ordre.

Cependant, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du gouvernement, d’autres modèles économiques sont en débat, bien que de manière très discrète, étant donné un système politique qui ne permet pas un débat d’idées complet, libre et honnête.

Une économie libre et rationnelle. Les critiques du système

Depuis un bon moment, les critiques du régime – qui appartiennent au « mainstream » cubain – ont préconisé la mise en place d’une économie de marché libre comme la seule alternative « rationnelle » à l’administration bureaucratique de l’économie placée sous le contrôle du Parti communiste.

Commerce de biens importés

Ce secteur embrasse un large éventail d’opinions qui va d’une position affirmée en faveur d’un marché libre jusqu’à une perspective sociale-démocrate de mise en place d’un Etat providence. Dans ce dernier groupe, les critiques modérés rejoignent des économistes universitaires, y compris des membres du Centre d’études pour l’économie cubaine de l’Université de La Havane.

Mais presque aucun de ces critiques n’a évoqué la question de ce qu’il faut faire avec la partie la plus importante de l’économie cubaine : les grandes entreprises étatisées. Au lieu de cela, ils se concentrent sur la création de PME (petites et moyennes entreprises), bien qu’ils n’aient jamais clarifié ce que ce signifie spécifiquement une entreprise « moyenne ».

Pendant ce temps, ils soutiennent les mesures du gouvernement afin de remplacer le système de rationnement universel grâce à un autre qui, au lieu subventionner les produits, assurerait un complément aux personnes à faible revenu. Aujourd’hui, tous les Cubains, indépendamment du revenu, reçoivent un certain nombre de produits (à bas prix) subventionnés par le gouvernement. Dans le nouveau système, seuls les plus pauvres et les plus vulnérables auraient droit à ces avantages, ce qui aboutirait à rationaliser les marchés de biens agricoles et à réduire le budget du gouvernement. La réduction récente du nombre de produits qui sont distribués de cette manière (subvention) marque la première étape vers la mise en place du système centré sur le niveau des revenus.

Enfin, ces critiques expriment aussi un soutien à l’élimination du monopole étatique du commerce extérieur. Ce qui impliquerait la possibilité pour les Cubains d’importer de l’étranger sans aucune limite.

Dans l’opposition au régime, la gauche critique naissante – composée majoritairement d’anarchistes et de sociaux-démocrates – a dû fonctionner sous la surveillance et la répression étatiques. Ces courants sont opposés aux réductions des prestations de l’Etat et – pour la première fois dans l’histoire de la gauche à Cuba – plaident pour une économie autogérée par les salarié·e·s.

Il est intéressant de constater qu’ils ne mentionnent jamais la question de la planification démocratique ou de la coordination entre les secteurs économiques. Leur version de l’autogestion s’inscrit dans une économie où des entreprises autonomes se font concurrence entre elles. Cela ressemble au système mis en place par Tito en Yougoslavie entre 1950 et 1970.

Ce fut un socialisme de marché autogéré à l’échelle locale, mais contrôlé au niveau régional et national par la Ligue des communistes de Yougoslavie, c’est-à-dire avec une participation accrue des travailleurs, y compris dans la prise de décision au niveau local. Toutefois, en raison de la concurrence et du manque de planification démocratique, ce système a également créé le chômage, une forte volatilité des cycles économiques, l’inégalité des salaires et des différences régionales qui ont favorisé les républiques au nord de ce pays.

Le manque de pouvoir des salarié·e·s de décider sur ce qui allait au-delà de leur lieu de travail a suscité un point de vue localiste, provincial et séparé des décisions économiques de portée nationale. Les salarié·e·s n’ont vu aucune raison pour soutenir des investissements dans d’autres entreprises et d’autres projets, en particulier ceux qui apparaissaient distants et éloignés de leur lieu de travail.

Après tout, comme l’a souligné Catherine Samary dans son ouvrage Le marché contre l’autogestion, l’expérience yougoslave, le modèle d’autogestion yougoslave ne pouvait pas faire face à la planification bureaucratique et au marché. Les années 1970 furent les dernières durant lesquelles un certain taux de croissance fut obtenu. La Yougoslavie a fini par accumuler une dette de 20 milliards de dollars qui a conduit à l’intervention du Fonds monétaire international (FMI).

Par conséquent, le modèle yougoslave, du point de vue de la gestion ouvrière présente plus d’un problème pour être imité à Cuba. De plus, personne au sein de cette opposition de gauche n’a posé la question : comment un modèle d’autogestion serait possible en l’absence d’un mouvement ouvrier ou comment pourrait-il fonctionner si les salarié·e·s ne sont pas motivés pour s’engager dans une bataille pour l’autogestion ? Dès lors, tout cela ne favorise pas la possibilité de l’autogestion.

Il y a un autre courant au sein de la critique de gauche qui rejette toute concession au capital et aux entreprises privées, en utilisant l’argument selon lequel l’entreprise capitaliste, par définition, est en contradiction avec le socialisme. Mais il ne considère pas la question cruciale de savoir comment pourrait émerger un « Cuba socialiste et démocratique » à partir de la stagnation économique et de la pauvreté présentes, cela sans faire aucune concession au capital.

Ce qui est possible

Pour un nombre croissant de Cubains, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, le socialisme dans sa version autoritaire ou démocratique est une utopie irréalisable. De moins en moins de Cubains le considèrent comme probable ou souhaitable. Pour ceux qui soutiennent néanmoins cette perspective, la situation économique présente – en lien avec l’existence d’un capital étranger puissant – les empêche d’imaginer ne serait-ce que la possibilité d’un socialisme développé.

La faisabilité d’un socialisme développé est liée à la théorie marxiste qui rejette la possibilité du socialisme dans un seul pays, en particulier en ce qui concerne un pays économiquement sous-développé qui existe dans un monde capitaliste qui, de plus, est libéré de la menace immédiate d’un mouvement révolutionnaire socialiste.

Outre le fait de devoir faire face à l’hostilité de son voisin impérial, Cuba ne pourrait pas adopter un « socialisme autarcique » comme voie pour son développement économique. Ne serait-ce que parce que Cuba dépend des importations de pétrole. Sa dépendance face au tourisme, à l’exportation de services médicaux, de nickel et, dans une moindre mesure, de produits pharmaceutiques ainsi que d’une production sucrière extrêmement faible caractérise son économie basée sur le commerce extérieur. Son intégration dans le marché capitaliste mondialisé empêche la création en son sein d’une pleine démocratie socialiste.

Mais cela ne signifie pas que Cuba doit abandonner l’idée du socialisme. Toutefois, il faut le penser en termes d’une économie en transition, en tant que rempart temporaire qui peut être effectivement bâti, jusqu’à ce que la situation internationale change dans une direction plus favorable au socialisme.

L’économie politique du marxisme classique offre un modèle de ce que pourrait être ce rempart. Il reconnaît d’emblée que dans les pays moins développés – comme Cuba – les individus, les familles et la production à petite échelle jouent un rôle plus important que dans les économies développées.

Dans son Socialisme utopique et socialisme scientifique, Engels distingue entre le capitalisme moderne, où la production est socialisée, mais le produit est contrôlé et approprié par le capitaliste et le socialisme dans lequel la production et la propriété sont socialisées. Cette distinction découle de l’idée que la propriété productive fondée sur le travail collectif est l’objet adéquat de la socialisation et non pas la propriété productive familiale ou individuelle, et encore moins la propriété des objets à usage personnel tels que les vêtements, les meubles ou les véhicules.

Par conséquent, une économie en transition à Cuba doit permettre la petite propriété productive privée. Cette approche découle d’une analyse marxiste du capitalisme et non pas d’une politique d’adaptation opportuniste audit marché libre.

Cette économie de transition subordonnerait le secteur privé de la petite entreprise – régi par des mécanismes de marché – au secteur public chargé de la gestion de la grande industrie : le tourisme, la production de médicaments, les ressources minérales et les opérations bancaires. Ces secteurs doivent être placés sous le contrôle des salarié·e·s, être coordonnés entre eux et démocratiquement planifiés. Le gouvernement chercherait à harmoniser – en prenant appui sur les ressources à sa disposition pour enquêter sur les conditions du marché et élaborer des prévisions économiques les plus appropriées – l’économie étatique avec celle des petites entreprises, selon un plan démocratiquement défini. (Première partie ; article publié dans Havana Times, le 2 novembre 2016 ; traduction A l’Encontre)

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