Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Québec solidaire

Crise à Québec solidaire Réinventer notre démocratie en faillite

Pour les cosignataires, le projet de Québec solidaire consiste à « se faire élire avec une véritable force démocratique qui souffle dans nos voiles, et opérer enfin de grandes transformations  ».

Quarante cosignataires ayant milité ou travaillé activement pour Québec solidaire*

Qu’est-ce que le projet de Québec solidaire ?

Nous publions aujourd’hui cette lettre en réaction à la récente sortie de Gabriel Nadeau-Dubois pour une « gauche pragmatique », où il a laissé entendre qu’il existait à l’intérieur de Québec solidaire (QS) une autre gauche qui, elle, ne cherchait pas réellement à mettre le parti au pouvoir.

C’était induire le public en erreur, et il nous faut aujourd’hui démêler les pinceaux du porte-parole masculin de QS pour que le débat puisse se faire sur des bases intelligentes et respectueuses.

Rappelons qu’il y a sept ans, l’ancien leader étudiant, nouvellement élu porte-parole masculin du parti, s’exprimait ainsi : «  Je pense que Québec solidaire, au moment où on se parle, ressemble encore un peu trop à un parti traditionnel et qu’il peut […] vraiment se transformer en un mouvement citoyen large, présent à la fois au Parlement et dans la société civile. »

Il se présentait à l’époque comme étant en phase avec ses prédécesseurs, Amir Khadir et Françoise David, qui écrivaient en 2009 dans le manifeste de QS : «  Un autre monde est possible si l’on questionne sérieusement l’organisation et la culture capitalistes ; si l’on repense nos liens sociaux, nos solidarités ; si nous nous inscrivons dans des alternatives citoyennes et politiques. »

L’idée était que QS n’accède pas au pouvoir en s’appuyant uniquement sur les règles politiques habituelles, cette espèce de course de chevaux réglée par les sondages, le commentariat et le découpage du peuple en clientèles électorales et en microciblage.

Comme l’expliquait Émilise Lessard-Therrien, un gouvernement solidaire ainsi élu se retrouverait très faible face aux puissants lobbys qui attendent de pied ferme tous les gouvernements du Québec. Pour apporter des changements qui ne soient pas qu’une succession de « mesurettes » (le mot est d’Amir Khadir), il faudra donc absolument, derrière l’élection d’un gouvernement de QS, toute la puissance du « lobby du peuple » (Catherine Dorion) : un peuple bien mobilisé et bien réveillé, prêt à affronter la déroute capitaliste avec son gouvernement.

Se cantonner dans les institutions parlementaires actuelles ainsi que dans la soumission aux exigences médiatiques et algorithmiques, ça serait l’équivalent d’attendre par magie qu’un mouvement social fort se lève et que QS puisse simplement s’en faire le relais à l’Assemblée nationale. Ça serait attendre, encore une fois, des «  conditions gagnantes » ou le « moment opportun  » pour réaliser enfin ce projet de transformation sociale ambitieux qui est partagé par un très grand nombre de Québécoises et Québécois en quête de sens. Ça serait faire élire QS pour ensuite le mettre en mode stand-by… et faire en sorte que le parti patine à l’intérieur du système, déçoive et y perde son âme, et que tout soit à recommencer.

Le Québec a déjà joué dans ce film-là. La regrettée militante indépendantiste et féministe Hélène Pedneault racontait, dans La force du désir, « cette forme particulière d’énergie inébranlable qui monte quand on désire vraiment quelque chose ». Elle démolissait le faux pragmatisme du « moment opportun » péquiste en expliquant comment, « [q]uand on désire profondément, résolument quelque chose, on s’organise toujours pour “arranger” la conjoncture qui nous semble paresseuse ou hostile, afin qu’elle travaille pour nous et qu’elle devienne un outil et non un frein, une porte ouverte et non une porte blindée cadenassée à double tour, une permission d’être et de faire et non un rejet ».

« Arranger » la conjoncture pour dégager les possibles : c’est ça, depuis le tout début, le projet de QS. Utiliser une très grande partie de toutes les ressources gagnées via les élections (nos recherchistes, nos gens de comm, nos organisatrices et organisateurs, nos budgets) pour nourrir les luttes environnementalistes et sociales partout au Québec.

Se lier sincèrement, les manches retroussées et les deux mains dans la pâte, avec tout ce qui s’active en termes de mouvement social. Puis, une fois le peuple bien mobilisé avec nous, se faire élire avec une véritable force démocratique qui souffle dans nos voiles, et opérer enfin de grandes transformations.

C’est à ce parti-mouvement-là que nous avons été conviées et conviés, nous, signataires de cette lettre. C’est à ce parti-là que nous avons consacré temps, charge mentale, sueur, foi, et une grande quantité d’efforts résolus et sincères. Et si QS est ce qu’il est aujourd’hui, c’est-à-dire un outil capable d’espérer un jour prendre le pouvoir, c’est entre autres grâce à ce que nous avons travaillé à construire depuis 2006.

La gauche craintive se fait doubler partout en Occident

Le 1er mai dernier, journée internationale de lutte pour les droits des travailleuses et travailleurs, le point de presse que tenait Gabriel Nadeau-Dubois devait répondre à la crise qui faisait rage à QS depuis la démission d’Émilise Lessard-Therrien. Il devait répondre à la pluie de dénonciations sur les réseaux sociaux qui a suivi quant à la concentration du pouvoir entre les mains de ses proches et l’exode des femmes lié à un climat malsain. Il n’a pas répondu à ces dénonciations : il a plutôt fait diversion et changé de sujet, ce qui est précisément l’inverse de « se mettre à l’écoute ».

« La gauche pragmatique », le mot était lancé. Gabriel avait choisi son camp. Le mouvement citoyen à bâtir avait disparu de son discours – il n’y est plus depuis longtemps. Il faut donc arriver au gouvernement, peu importe les conditions. À d’autres de travailler à construire un mouvement populaire et à faire naître les « conditions gagnantes ».

Or il faut se rappeler que la gauche « pragmatique », « efficace » et calculatrice, celle qui traite les autres de rêveurs et d’idéalistes – comme si c’était des défauts –, se fait doubler à l’heure qu’il est.

Elle se fait doubler partout en Occident par une droite qui n’a pas peur de soulever des foules et de déplacer le cadrage du débat politique vers la droite. Si cela fait peur à bien du monde, cela devrait surtout faire en sorte que la gauche, pour reprendre l’expression de Gabriel, se « regarde chaque matin dans le miroir » sans complaisance aucune.

Où nous mènera ce choix craintif de se tenir dans les limites du « pragmatisme » dictées par les élites médiatiques et économiques ? Notre ambition est beaucoup plus grande que ça. Bien sûr que nous voulons prendre le pouvoir. Mais ce n’est pas pour l’occuper tranquillement en y passant les quelques projets de loi que les élites dominantes voudront bien nous laisser passer.

C’est pour reprendre ce pouvoir à bras-le-corps et le faire redescendre vers le peuple ; c’est pour réinventer du tout au tout notre démocratie en faillite ; c’est pour réécrire à partir de zéro une Constitution nouvelle, celle d’un Québec indépendant qui soit en phase avec ce mouvement social chauffé à bloc auquel nous aurions œuvré au meilleur de nos capacités. En phase avec le peuple, pour une fois.

Et ça, ça ne se fera pas dans les limites de ce que les commentateurs média ou les évêques de la finance jugent « réaliste ». Ça ne se fera pas avec un seul discoureur habile ou avec une seule petite clique. Ça se fera avec beaucoup, beaucoup de monde. C’est au travail de rassembler cette immense gang-là pas seulement dans l’urne, mais aussi dans la vraie vie, qu’il faudrait que QS s’attèle.

Comme l’écrivait Émilise dans sa lettre de démission : il faut plonger les racines du parti dans toutes les régions du Québec, depuis là où le fleuve Saint-Laurent devient mer jusqu’au lac Abitibi, que partout on se reconnaisse en nous et pas juste là où on a des « chances de gagner ».

Autrement, si QS poursuit sa standardisation et continue à concentrer le pouvoir à sa tête, à l’image de ce système de domination qu’il avait été créé pour combattre, il faudra le considérer comme ce qu’il a manifestement été pour de trop nombreuses militantes et nombreux militants : un éteignoir plutôt qu’un catalyseur d’espoir.

* Signataires (en ordre alphabétique)  : Jimena Aragon, candidate solidaire dans Chauveau en 2022 ; Gabrielle Arguin, attachée aux communications de l’aile parlementaire en 2022 ; Francis Baumans, membre du comité de coordination de Québec solidaire Mont-Royal–Outremont ; Vincent Boissonneault, membre du comité de coordination de Québec solidaire Jean-Lesage ; Sébastien Bouchard, candidat dans Jean-Lesage en 2012 et 2014, et ex-porte-parole régional de Québec solidaire dans la région de la Capitale-Nationale ; Joanne Boutet, membre du comité de coordination de Québec solidaire Jean-Lesage ; Alexandre Boutet-Dorval, membre du comité de coordination de Québec solidaire Jean-Lesage ; Pier-Luc Brault, militant de Québec solidaire dans Saint-François ; Rébecca Breton, militante et recherchiste à l’aile parlementaire en 2022 ; William Champigny-Fortier, militant de Québec solidaire dans Arthabaska ; Karine Cliche, candidate solidaire dans Sainte-Rose en 2022 ; Michelle Corcos, responsable de la Commission thématique Santé ; Antoine Côté, coordonnateur de l’association locale de Québec solidaire dans Mont-Royal–Outremont ; Catherine Cyr Wright, candidate dans Bonaventure en 2018 et 2022 ; Marie Dionne, membre du comité de coordination de Taschereau ; Catherine Dorion, députée de Québec solidaire de 2018 à 2022 et membre fondatrice d’Option nationale ; Amélie Drainville, militante solidaire et candidate dans Berthier en 2022 ; Jacynthe Drapeau, membre du comité de coordination de Québec solidaire Jean-Lesage ; Daniel Desputeau, attaché de circonscription dans Rosemont de 2018 à 2024 ; Charles-Émile Fecteau, militant de Québec solidaire dans Jean-Talon ; Jonathan Durand Folco, ancien responsable des orientations de Québec solidaire ; Pascale Fortin, candidate dans Arthabaska en 2022 et membre du comité de coordination de Québec solidaire Arthabaska ; André Frappier, ancien président et co-porte-parole de Québec solidaire ; Jonathan Gagnon, ancien employé de l’aile parlementaire et membre dans Roberval ; Christine Gilbert, membre du comité de coordination national et du comité exécutif de Québec solidaire en 2023, candidate solidaire dans Lotbinière-Frontenac en 2022 et candidate à l’investiture dans Jean-Talon en 2023 ; Carol-Ann Kack, candidate solidaire dans Rimouski en 2018 et 2022 ; Élisabeth Labelle, candidate solidaire dans Notre-Dame-de-Grâce en 2022 ; Raphaël Langevin, militant de Québec solidaire dans Verdun et économiste ; Myriam Lapointe-Gagnon, fondatrice de Ma place au travail et candidate solidaire dans Rivière-du-Loup–Témiscouata en 2022 ; Nicolas Lévesque, ex-directeur des communications de l’aile parlementaire de Québec solidaire ; Etienne Marcoux, militant solidaire dans Saint-François ; Eric Martin, responsable des communications de l’Union des forces progressistes (2004-2006) et au CCN de Québec solidaire (2006-2007), auteur, Un pays en commun, Écosociété ; Rabah Moulla, candidat solidaire dans Chomedey en 2018 et membre du comité de coordination national de Québec solidaire de 2020 à 2022 ; Philippe Pagé, candidat solidaire dans Richmond en 2022 ; Jean Pierre Roy Valdebenito, membre du comité de coordination de Québec solidaire Jean-Lesage ; Audrey Plamondon, membre du comité de coordination de Québec solidaire UdeM ; Terminal Smirnova, responsable de la mobilisation de l’association locale de Québec solidaire Mont-Royal–Outremont ; Victor Tardif, militant de Québec solidaire dans Sainte-Marie–Saint-Jacques ; Andrée-Anne Tremblay, membre du comité des femmes de la Capitale-Nationale et militante dans Taschereau ; Marie-Ève Turgeon, militante dans Prévost et illustratrice

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