Plusieurs ministres du gouvernement Marois ont évoqué la bataille pour l’adoption de la Charte de la langue française (loi 101) comme inspiration pour leur nouvelle bataille, cette fois en faveur de la prohibition des signes d’appartenance religieuse dans le secteur public. Si une bataille ressemble toujours à une autre bataille, le contenu de ces deux confrontations est bien différent. Dans le cas de la loi 101, il s’agissait de lutter pour une vision inclusive de la nation québécoise, pour l’intégration de jeunes de toutes origines dans nos écoles publiques, avec comme facteurs d’unité la langue commune et un même programme scolaire. Maintenant, au contraire, le PQ au pouvoir s’apprête à fermer la porte au nez de femmes musulmanes, d’hommes sikhs, et d’autres membres de minorités religieuses pour en faire des citoyennes et des citoyens de seconde zone, forcés de se trouver du travail dans le secteur privé en raison de leurs convictions religieuses.
Dans le premier cas, en 1977, le peuple québécois était en marche vers le premier référendum sur la souveraineté, l’espoir était grand et inspirant. Maintenant, en 2013, le PQ a abandonné ce que Mme Marois qualifie de « référendisme » et mis de côté toute perspective de lutte pour l’indépendance. Le lien entre ces deux aspects : la définition qu’on se fait de l’identité nationale (ouverte ou fermée) et la perspective de lutte pour l’émancipation (optimiste ou pessimiste), n’est pas une nouveauté dans notre histoire. L’émergence d’un modèle de laïcité interculturelle depuis une trentaine d’années correspond à une de nos deux grandes traditions, celle qui remonte au nationalisme démocratique des Patriotes et passe par le PQ de Lévesque et Godin. Le virage du PQ vers une laïcité identitaire les situe dans l’autre tradition, celle de la survivance, du défaitisme, du clérico-conservatisme et de Duplessis.
Aux sources de la laïcité québécoise
Le fond catholique du Québec a d’abord été imposé par la politique du Cardinal Richelieu, interdisant aux Français protestants d’immigrer en Nouvelle-France. Dans la même période, l’appellation « Habitant », pour désigner les personnes établies en permanence, par opposition aux officiels français de passage, présentait au contraire une identification on ne peut plus ouverte. Sont des Habitants, ceux et celles qui vivent ici, peut importe qu’ils et elles viennent du pays Basque, de Normandie, du Poitou, d’Ile-de-France ou de Bretagne…
Au début du régime anglais, la Proclamation royale annonce que toutes les lois du Parlement de Londres s’appliquent désormais dans la nouvelle Province de Québec. Ceci signifie que le serment du Test, une loi visant expressément à exclure les catholiques du gouvernement britannique, s’y applique également. Mais les gouverneurs Murray et Carleton constatent qu’une telle mesure est inapplicable dans la nouvelle colonie. L’Acte de Québec de 1774, qui remplace le serment du Test par un serment d’allégeance à la couronne, fait du Québec un des pays les plus tolérants à l’époque sur le plan de la religion.
L’introduction du système parlementaire, avec l’Acte constitutionnel de 1791, posera de nouveau la question religieuse avec l’élection d’un député juif à Trois-Rivières 1807. Le parti Canadien (appellation désignant les descendants de la Nouvelle-France à l’époque) évoque les lois britanniques discriminatoires pour tenter de l’exclure, sans succès. Il s’agissait alors de causer des ennuis à un député du parti adverse plus que d’un antisémitisme profond. À terme, l’égalité des droits pour les sujets de religion juive sera acceptée par tous, une première dans l’empire. La question de la lutte pour le gouvernement responsable et l’autonomie du Bas-Canada ne s’était pas encore posée avec acuité. Le nouveau nationalisme « canadien » était encore en gestation.
Lorsque le parti Canadien change son nom pour devenir « Patriote », c’est notamment dans un effort conscient visant à rallier diverses minorités (les Irlandais catholiques et les Écossais presbytériens, en particulier) autour d’un projet démocratique commun, celui d’un gouvernement autonome pour le Bas-Canada. Cette politique de l’inclusion trouve son ultime expression au moment de la radicalisation du mouvement avec la Déclaration d’indépendance du Bas-Canada de 1838, qui incluait notamment l’égalité des droits pour les « Indiens », et était signée par le fils d’un Loyaliste d’origine anglaise, Robert Nelson.
C’est la défaite des Patriotes qui a mené à la domination d’une identité étroite, celle du Canadien-français catholique, avec le conservatisme clérical qui s’est perpétué jusqu’à Duplessis. D’ailleurs, l’acharnement de certains nationalistes d’aujourd’hui contre les Musulmans (ou les Sikh ou les Juifs orthodoxes) n’est pas sans rappeler la répression du régime Duplessis contre les Témoins de Jéhovah. Il leur reprochait de faire du prosélytisme parmi les bons catholiques Canadiens-français et les réprimait (tout comme les méchants communistes) pour le bien de l’identité nationale. Aujourd’hui on craint l’influence pernicieuse que les femmes musulmanes pourraient avoir sur les jeunes dans les écoles. Comme si le corps enseignant québécois était soudainement envahi par une horde musulmane intégriste et prosélyte !
Le virage interculturel des années 1960 et 1970
Lorsque l’évolution démographique et le contexte international forcent le nationalisme à se redéfinir, avec la Révolution tranquille, on développe à nouveau une identité ouverte, celle du Québécois (et de la Québécoise !). Il s’agissait alors de s’identifier à un territoire, à une langue, et à une série d’institutions spécifiques à la province de Québec. « On est Québécois ou ben on l’est pas. », chantait Diane Dufresne. Ce nouveau concept flexible permettait de rompre avec l’héritage clérico-conservateur et de ramener l’identité à l’essentiel : la défense du français et l’autonomie institutionnelle, pouvant aller jusqu’à l’indépendance.
C’est sur cette base que la nouvelle politique interculturelle pouvait et devait se développer. D’abord, la Charte de la langue française, en obligeant les enfants de parents nés ailleurs à fréquenter l’école française, a donné naissance à une génération francophone et multiculturelle. Mais à l’opposé du multiculturalisme officiel développé au même moment par Ottawa, ce pluralisme était centré sur un foyer d’intégration : la majorité historique canadienne-française avec son histoire, sa langue et ses institutions.
De la loi 101 devaient nécessairement découler la politique interculturelle d’intégration des immigrantes et des immigrants (appliquant la même logique aux parents qu’aux enfants) ainsi que la laïcisation progressive de l’école publique, parachevée avec l’introduction du cours d’Éthique et culture religieuse, en 2008. Le but de ce grand tournant était de reprendre l’offensive démographique et politique, en intégrant au peuple Québécois en pleine redéfinition des centaines de milliers de personnes venues d’ailleurs. L’alternative aurait été l’acceptation d’une mise en minorité rapide des francophones dans la Métropole et la folklorisation progressive de l’ethnie canadienne-française.
La défaite de 1995 et le nouveau conservatisme identitaire
Le fameux « nous » de Parizeau, le soir du référendum, a signalé l’abandon par une partie du mouvement souverainiste de cette belle ambition, à la fois démocratique et nationale, d’un ralliement de la population du Québec pour la souveraineté au-delà des différences quand aux origines. En disant que « les deux tiers de ce que nous sommes a voté OUI », le chef du camp souverainiste et Premier Ministre du Québec faisait un grand bond en arrière et plongeait son mouvement dans une impasse stratégique dont il peine toujours à se sortir. Depuis, la rengaine du référendum volé et les divers scénarios irréalistes tournant autour de l’élection référendaire ont nourri de petits courants radicaux comme le Parti indépendantiste ou Option nationale. C’est dans ce milieu revanchard et profondément défaitiste qu’a émergé le nouveau nationalisme conservateur à la Bock-Côté.
Reconnaissons que le Parti québécois lui-même a mis du temps à se rallier à cette tentation identitaire. Il a fallu le choc de la 3e place à l’élection de 2007 pour que le virage s’amorce réellement. C’est Mario Dumont, dont le parti a évolué graduellement d’une frange nationaliste du PLQ à une nouvelle édition de l’Union nationale, qui a frappé le coup de grâce en lançant la « crise des accommodements raisonnables ». Il n’y avait pas de crise, autre que médiatique et politique. Les accommodements en question étaient soit contestables (et ont été renversés) soit vraiment raisonnables (et ont été maintenus) soit pas du tout des accommodements au sens de la loi mais des arrangements informels de nature privée (et on s’en fout).
Tant pis pour l’appréhension sereine de la réalité sociale. Il fallait faire feu de tout bois et lancer le Québec dans un délire aux accents souvent xénophobes et remplis de préjugés et d’ignorance. Au lieu de combattre ce courant d’opinion pernicieux, susceptible de faire perdre au Parti québécois ce qu’il lui restait de crédibilité dans bien des communautés, Pauline Marois et son équipe ont décidé de combattre Dumont et l’ADQ sur le terrain de l’identité menacée. D’où le grand projet de loi sur l’identité québécoise, déposé par Marois alors qu’elle était cheffe du deuxième groupe d’opposition et dont la « Charte des valeurs » est le prolongement logique. Dans cette opération, les chantres de la laïcité autoritaire à la française ont joué le rôle de feuille de vigne progressiste. On va jusqu’à nous dire que l’invisibilité religieuse est un outil de cohésion sociale et un moyen d’éviter les tensions entre les communautés ! Comme si la France, avec son Front national et ses émeutes était un modèle d’intégration et d’harmonie.
Et maintenant ?
La proposition d’interdire les signes religieux dans les services publics est en droite ligne avec le reste de la réorientation du PQ opérée depuis 2007. Il s’agit de repousser aux calendes grecques toute mobilisation populaire en faveur de l’indépendance et, en attendant, de se replier sur un « nous » à définition restreinte en vue de dominer le segment le plus nationaliste de l’électorat francophone, un bloc suffisant pour rester au pouvoir, mais jamais pour remporter un référendum. C’est pourquoi les indépendantistes doivent se mobiliser contre ce projet et promouvoir une vision inclusive de l’identité québécoise, fondée à la fois sur la défense de l’héritage des luttes passées (la langue, les institutions démocratiques, l’égalité des droits, les programmes sociaux…) et une perspective d’avenir crédible, rassembleuse et mobilisante, un pays de projets écologique et solidaire.