Édition du 1er avril 2025

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Amérique centrale et du sud et Caraïbes

Cher Daniel Ortega

Tu viens de libérer, le 9 février, 222 prisonniers. Je les retourne aux États-Unis, dis-tu, pays pour lequel ils ne faisaient qu’agir, de toutes façons, comme mercenaires.

Ovide Bastien, auteur de Racines de la crise : Nicaragua 2018 et co-fondateur du programme Études Nord-Sud du Collège Dawson

Cher Daniel,

Pourquoi, Daniel, as-tu fais autant de prisonniers politiques ? Pourquoi adoptes-tu, avec ta compagne la vice-présidente Rosario Murillo, un comportement de plus en plus dictatorial ?
Toi dont le discours que j’écoutais à Managua comme observateur international des élections de novembre 1984, en présence de dizaines de milliers de sandinistes, m’émouvait et m’impressionnait tellement. Toi qui dirigeais une révolution qui attirait l’admiration du monde entier – renversement de la dictature de Somoza, campagne d’alphabétisation recevant un prix des Nations Unies, réforme agraire favorisant de milliers de paysans sans terre, etc. Une révolution régulièrement attaquée depuis le Honduras par une Contra financée par Ronald Reagan, et qui faisait quotidiennement de nombreux morts, s’ajoutant aux 40,000 qu’avait déjà coûté le renversement de Somoza.

Lorsqu’en 1998 Zoilamérica, la fille de ta compagne Rosario Murillo, t’accusait publiquement de l’avoir régulièrement abusé sexuellement alors qu’elle était mineure et que tu dirigeais la révolution sandiniste, pourquoi as-tu soudainement conclu un pacte avec ton plus grand ennemi politique conservateur Arnoldo Alemán ? N’est-ce pas afin d’obtenir tous les deux l’immunité parlementaire, lui échappant aux poursuites judiciaires pour avoir empoché une bonne partie de l’aide arrivant au Nicaragua après l’ouragan Mitch, et toi aux poursuites pour avoir abusé Zoilamérica ?

Pourquoi as-tu graduellement transformé le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) en simple outil de dynastie familiale, ton discours socialiste, chrétien et solidaire, martelé quotidiennement par Murillo à la télévision, ne servant que de paravent à ta soif de pouvoir absolu ? Pourquoi as-tu empoché une partie substantielle du $500 000 US d’aide en pétrole qui t’arrivait chaque année du Venezuela de Chavez, devenant rapidement la personne la plus riche du Nicaragua, et mettant en pratique une politique économique tellement néolibérale qu’elle suscitait l’admiration du FMI ?

Lorsque de centaines de milliers de personnes de ton peuple se soulevaient massivement contre ton gouvernement en avril 2018, et ce durant des mois, pourquoi as-tu eu recours à une répression brutale qui faisait plus de 300 morts et de milliers de blessés, obligeant de milliers de personnes à fuir à l’étranger ? Pourquoi n’as-tu pas accepté leur demande d’un dialogue national et de nouvelles élections, cette fois transparentes ? Était-ce irrationnel de leur part de demander que cesse incessamment la répression en cours où, grâce à la complicité d’une police et d’une armée que tu contrôles avec une main de fer, des civils cagoulés se promenaient en camionnette et tiraient impunément sur la foule avec des fusils de guerre ?

Pourquoi as-tu accusé plusieurs dirigeants de l’Église catholique, qui appuyaient les demandes des manifestants et leur offraient souvent leurs temples comme refuges pour échapper à la répression brutale, d’agir comme des traîtres ? De fomenter, en collaboration avec des ONGs financés par Washington, un coup d’État pour renverser ton gouvernement ?
Pourquoi, dans les mois qui ont précédé les élections nationales en novembre 2021, as-tu mis le pied sur l’accélérateur des arrestations arbitraires ? Pourquoi as-tu osé procéder à l’arrestation de tous les leaders qui se présentaient contre toi, surtout Cristiana Chamorro, qui, selon les sondages, l’emporterait haut la main contre toi ?

Lorsque tu emprisonnais, en juin 2021, Hugo Torres, était-ce ta façon de dire un grand merci à ton compagnon de lutte qui, en 1974, avant la chute de Somoza et alors que tu te trouvais toi-même en prison, avait risqué sa vie afin de sauver la tienne ? Pourquoi cet homme, dont la santé était bonne avant sa détention, trouvait-il la mort, le 12 février 2022 ? Pourquoi, alors qu’il agonisait, as-tu insisté pour qu’il reste emprisonné, et qu’il s’éteigne seul, sans la présence, dans ces derniers moments, des êtres qui lui étaient chers ?

En novembre 2022, pourquoi as-tu emprisonné Oscar René Vargas, un autre de tes compagnons de lutte contre la dictature de Somoza ? Ta peur de la vérité est-elle si grande que tu doives taire la voix de celui qui est considéré comme le doyen de la sociologie nicaraguayenne, l’auteur de 56 livres et de plus de 1 000 articles sur le Nicaragua, l’Amérique latine et les affaires internationales ?

Pourquoi as-tu poussé ton élan répressif jusqu’à emprisonner Doris María Téllez, celle dont le leadership avait été si impressionnant et déterminant lorsque vous luttiez ensemble pour renverser la longue dictature de la famille Somoza ? Pourquoi as-tu placé Téllez dans une cellule sans fenêtre où, pendant 605 jours, elle se trouvait complètement seule, sa communication quotidienne se limitant à quelques mots échangés pendant une minute ou deux avec des gardiens de prison ? Pourquoi as-tu privé cette intellectuelle de grande renommée, une lectrice vorace, de toute lecture ? Pourquoi ne lui as-tu pas même donné un peu de papier et un stylo afin que cette femme, qui a tant publié, puisse au moins écrire ? Pourquoi, dans les trois premiers mois d’emprisonnement, ne lui as-tu pas permis d’avoir de la visite ? Même pas de sa famille ? Espérais-tu qu’elle finisse par perdre l’idée, ou qu’elle tente de s’enlever la vie ?
Pourquoi, en décembre 2022, as-tu voté contre la motion de l’Assemblée générale des Nations Unies condamnant l’annexion par la Russie des quatre territoires qu’elle venait d’envahir ? Te rends-tu compte que parmi les 193 pays, seul l’envahisseur, ainsi que la Syrie, la Corée du nord, et le Biélorussie votaient ainsi ? Se pourrait-il que tu te sentes compris par Poutine, qui, comme toi, élimine les médias indépendants et les ONGs, surtout celles parmi ces dernières qui se dévouent à la défense des droits humains, les taxant « d’agents étrangers subversifs » ?
De même que pour Poutine, envahir l’Ukraine n’est pas une invasion, puisque ce pays selon lui n’existe pas, ton expulsion de 222 Nicaraguayens n’est pas une véritable expulsion, car ceux-ci, comme le parlement que tu contrôles le déclarait le jour même, ne sont pas Nicaraguayens.
Cher Daniel, je crois que tes jours au pouvoir sont comptés. Ton geste de libérer 222 prisonniers politiques me réjouit, bien sûr, mais je sais qu’il n’a rien à voir avec les valeurs socialistes, chrétiennes et solidaires que ta compagne, Rosario Murillo, proclame tous les jours. Ton pouvoir s’effrite de jour en jour et tu cherches désespérément à le maintenir. Dernièrement, tu réprimes même ceux qui, encore hier, se trouvaient dans ton cercle étroit de pouvoir.
Je soupçonne que tu vas bientôt regretter ta dernière grosse gaffe.

« Prend l’avion pour Washington ou tu ne jouiras plus d’une simple détention domiciliaire et je te placerai dans une véritable prison !  », as-tu lancé à l’évêque de Matagalpa, Rolando Álvarez, le 9 février.

Lorsqu’il t’a tenu tête, telle fut ta colère que cela t’a amené à augmenter sa peine à 26 ans dans la prison La Modelo et le déchoir de sa citoyenneté nicaraguayenne. Puis, pris d’une rage incontrôlable, tu l’as dénoncé à la télévision.

Salutations non cordiales d’une personne qui appuie des projets au Nicaragua depuis plus de 25 ans,
Ovide

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