Édition du 17 décembre 2024

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Québec

Ces travailleurs jetables qui deviennent « essentiels » en temps de crise

La pandémie actuelle est un puissant révélateur de la précarisation de l’emploi et de l’exploitation des travailleurs à bas salaires, qui sont « devenus » essentiels en temps de crise.

Tiré de The conversation.

Pour comprendre comment nous en sommes venus à devoir inventer à la va-vite des programmes de soutien, on ne peut faire abstraction des ravages d’une politique d’emploi centrée sur la mise en concurrence des uns contre les autres, qui repose sur le transfert des risques vers les individus.

Quarante ans après le virage néolibéral, plus du tiers des travailleurs canadiens ont des statuts d’emploi atypiques et précaires (à temps partiel, à contrat, sur appel, via des agences de placement). Ces derniers sont facilement éjectables, comme l’a montré la rapidité des mises à pied dès la mi-mars. Les prestations de chômage auraient pu les protéger, mais rappelons que seulement quatre travailleurs sur dix y ont accès en temps normal, une proportion encore plus faible dans le cas des femmes.

Il est aussi ironique de constater la situation des bénéficiaires d’aide sociale vivant avec 690 dollars par mois, quand on avance que 2 000 dollars par mois – le montant de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) – est un « strict minimum ».

Avec un filet social conséquent et une sécurité d’emploi digne de ce nom, nous n’aurions pas à créer autant de nouveaux programmes d’aide en catastrophe comme Jean Yves Duclos, le président du Conseil du trésor au fédéral, l’a reconnu.

En tant que professeur au département de sociologie de l’Université de Montréal, mes travaux portent sur le renouvellement du syndicalisme, les transformations du travail et les politiques sociales dans le contexte de la mondialisation. Laurence Hamel-Roy poursuit pour sa part présentement un doctorat en humanités à l’Université Concordia. Ses recherches portent notamment sur les transformations du secteur des services de soutien à domicile québécois et leurs impacts sur les conditions d’emploi. Nous sommes tous deux chercheurs au Groupe interuniversitaire et interdisciplinaire de recherche sur l’emploi, la pauvreté et la protection sociale (GIREPS).

Une prestation d’urgence injuste

La PCU, annoncée dans la confusion et amendée à de multiples reprises depuis, témoigne bien du bourbier dans lequel on se retrouve. Elle est, comme plusieurs l’ont déjà dénoncé, inéquitable et discriminatoire. Même amendée, la mesure est notamment injuste pour les travailleurs à petits salaires qui en sont exclus (s’ils gagnent plus de 1 000 dollars par mois) et discriminatoire envers ceux et celles qui ont perdu leur emploi avant et après le 15 mars.

La PCU-Étudiant (1 250 dollars par mois) annoncée plus récemment réifie quant à elle une distinction envers les jeunes dont on estime que les besoins seraient moins élevés parce qu’ils poursuivent leurs études.

Il aurait été plus juste de rendre cette prestation universelle en proposant un revenu minimum garanti temporaire et en s’appuyant sur une structure d’imposition très progressive allant jusqu’à imposer à 100 % la prestation d’urgence des plus riches. L’impossibilité de cumuler un revenu au-delà de 1 000 dollars et l’absence d’articulation de la PCU avec les mesures provinciales a d’importants effets déstructurant, notamment dans le secteur agricole et le système de soins.

Des mesures provinciales insuffisantes

Au Québec, les décisions du premier ministre Legault s’appuient sur des solutions bricolées « à la pièce », avec leurs effets collatéraux.

Le rehaussement à la fin mars du salaire des préposées aux bénéficiaires dans les résidences privées pour personnes âgées en constitue un exemple. Elle ne portait le salaire horaire qu’autour de 17 dollars, ne comblait pas complètement l’écart avec le salaire versé au secteur public et, surtout, laissait en plan les travailleuses des entreprises d’économie sociale et solidaire (ESSAD), du Chèque emploi-service et des agences privées offrant des services à domicile.

Ces travailleuses revendiquent encore aujourd’hui la mise en place d’un décret de convention collective. Près de deux mois après la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, l’absence d’une réponse globale dans le secteur des soins occasionne des mouvements de personnel d’un établissement à l’autre et d’un secteur à l’autre avec les risques de rupture des soins et de propagation du virus que cela représente. Elle ouvre aussi la porte aux pratiques prédatrices d’agences de placement privées venant colmater les brèches à gros prix.

Devant la sérieuse crise qui sévit dans le système de santé, le gouvernement Legault s’est appuyé sur une série de plus de trente arrêtés ministériels témoignant de son peu de considération pour les soignantes et lui permettant, en suspendant l’application des conventions collectives, de disposer du personnel à sa guise. Pour faire face aux manques croissants de personnel, le MSSS s’est ainsi notamment chargé de modifier unilatéralement les disponibilités des travailleuses et de les délester d’un milieu de travail à l’autre.

L’annonce tardive, le 7 mai, de primes substantielles pour le personnel à temps plein dans les zones à risque est certainement bienvenue. Il n’en demeure pas moins qu’il aura fallu une hécatombe dans les CHSLD pour que le gouvernement non seulement rémunère conséquemment une partie des travailleuses dont l’apport a été trop longtemps mal reconnu et qu’il reconnaisse – temporairement rappelons-le – la nécessité de fournir des horaires stables et à temps plein. Reste aussi à savoir si nous ne sommes pas en train de déshabiller Paul pour habiller Jacques.

Pour une solution durable par-delà la crise

Jusqu’à maintenant, les travailleurs des services sociaux et de santé ont reçu à juste titre une large part de l’attention médiatique. Mais les travailleurs à bas salaires – principalement des femmes, et souvent des personnes racisées ou issues de l’immigration – qui travaillent dans les épiceries, les restaurants, les pharmacies, ou, encore plus invisibles, dans les entrepôts, font des livraisons ou de l’entretien, doivent également avoir un accès égal à de meilleures conditions de travail. C’est le cas aussi des travailleuses qui portent sur leurs épaules le secteur communautaire sous-financé.

Nous estimons que le salaire doit être de vingt dollars l’heure, minimalement, et pas de manière temporaire. Et à ceux qui avancent que cette augmentation du salaire minimum donnera le coup de grâce aux PME, les sommes colossales – plus de 146 milliards du fédéral expédiées à tous vents selon le principe de « l’hélicoptère monétaire ».

Au Québec, le gouvernement a plutôt préféré mettre en place, début avril, une prime temporaire de 400 dollars aux travailleurs au bas de l’échelle œuvrant dans les secteurs déclarés « essentiels ».

Qui plus est, plutôt que d’assurer la sécurité de ceux qui sont piégés dans des lieux de travail où les protections contre la COVID font défaut, le gouvernement provincial, s’appuyant sur une interprétation étroite des critères d’éligibilité à la PCU, brandit le spectre de la double sanction – celle de la rupture du lien d’emploi et de la perte d’admissibilité à la PCU (ce qui est par ailleurs en partie faux) – afin de mettre au pas les travailleurs.

Les travailleurs à bas salaire sont pourtant plus exposés aux risques pour la santé et la sécurité en milieu de travail comme le rappelait encore récemment Deena Ladd du Worker’s Action Center à Toronto.

Ces choix politiques en temps de crise montrent bien, comme la théoricienne et activiste afroféministe Kimberlé Crenshaw l’a récemment souligné, que les travailleurs – et travailleuses – pauvres sont considérés comme étant « simultanément essentiels et jetables ». Pas étonnant dans ce contexte que les « anges gardiennes » aient rapidement été réduites à des « paires de bras » dans le discours de nos gouvernants.

Yanick Noiseux

Professor, Département de sociologie, Université de Montréal

Laurence Hamel-Roy

Humanities PhD student, Université de Montréal.

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