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Entretien

Benjamin Coriat : « L’âge de l’anthropocène, c’est celui du retour aux biens communs »

La pandémie de Covid-19 traduit l’entrée brutale dans l’ère de l’anthropocène, celle des grandes ruptures marquées par les changements climatiques et les risques sanitaires à échelle mondiale. De nouvelles politiques publiques s’imposent pour l’économiste Benjamin Coriat.

16 mai 2020 | tiré de médiapart.fr
https://www.mediapart.fr/journal/economie/160520/benjamin-coriat-l-age-de-l-anthropocene-c-est-celui-du-retour-aux-biens-communs?page_article=1

Jamais l’humanité n’avait connu un tel événement : quelque quatre milliards de personnes dans le monde se sont retrouvées en même temps placées en confinement. Il y avait eu plusieurs alertes par le passé : le VIH, le Sars, Ebola. Mais avec la pandémie de Covid-19, nous entrons dans une nouvelle ère, prévient l’économiste Benjamin Coriat. Dans une longue tribune publiée sur le blog des Économistes atterrés, il alerte sur les menaces nouvelles qui pèsent sur l’humanité. L’anthropocène, ou plutôt le « capitalocène » comme il l’écrit, qui a conduit à une destruction massive de la planète par un système économique à la recherche du profit à court terme, expose l’ensemble de la planète aux risques de changement climatique mais aussi de pandémies et d’épidémies à répétition.

Face à ces nouvelles menaces, les outils classiques keynésiens ne peuvent suffire à répondre à l’urgence. Avec l’anthropocène, de nouvelles politiques publiques s’imposent dès maintenant, selon Benjamin Coriat. Des politiques publiques qui redonneraient tout leur sens aux services publics, aux biens communs, qui se trouveraient placés sous le contrôle des citoyens. Afin d’en finir avec cette gestion administrée par l’État qui a conduit à des faillites comme celle de l’hôpital public. « Il faut retracer une perspective crédible. Il faut montrer au grand nombre que l’on peut, que l’on doit “refaire société” », explique-t-il. Entretien.

La pandémie de Covid-19 marque un tournant : elle signifie que l’anthropocène n’est pas seulement l’âge du changement climatique mais aussi celui des épidémies et pandémies récurrentes, avez-vous expliqué longuement dans votre tribune. Mais vous parlez à la fois de crise de l’anthropocène et du « capitalocène ». Ces deux notions sont-elles pour vous interchangeables ?

Benjamin Coriat : C’est une question qui suscite un vrai débat entre les différents auteurs qui traitent de ces sujets. Quant à moi, délibérément, je n’ai pas voulu trancher. J’utilise les deux notions – sans exclure l’une d’entre elles – pour des raisons à la fois scientifiques et politiques.

L’analyse de l’anthropocène, tel qu’il est défini par les géologues, repose sur un certain nombre d’indicateurs objectifs qui sont tout à fait précieux et indispensables, comme l’état de la couche d’ozone, la fonte des glaciers, le réchauffement de la planète, l’état de la biodiversité, etc. C’est la raison pour laquelle je ne veux pas abandonner la notion d’anthropocène. Elle est assise et fondée sur des critères objectifs et scientifiques. Mais elle a ses limites : beaucoup de ceux qui s’y réfèrent ont une vision apolitique du dérèglement auquel nous assistons : pour eux, c’est « l’activité humaine » en tant que telle qui est la cause des dérèglements.

C’est là où la notion de capitalocène permet d’aller plus loin dans l’analyse. En s’appuyant sur les constats faits dans le dérèglement climatique, elle met en lumière que l’état de dégradation dans lequel on est arrivé n’est pas lié à une « humanité » – hypostasiée et non définie – mais à une humanité bien particulière, organisée par un système économique prédateur.Ainsi l’état de la planète tel que décrit par l’anthropocène renvoie au système économique capitaliste qui s’est affirmé depuis quelque deux siècles. C’est la façon dont nous avons développé notre système de production, autorisé des comportements de prédation au nom du profit, nié toutes les externalités environnementales qui est la cause de cette dégradation. Et c’est cela qu’apporte la notion de capitalocène, qui vient compléter et préciser la notion d’anthropocène. L’anthropocène désigne un moment de l’histoire géologique de la planète marqué par le fait que l’activité humaine influence de manière décisive son évolution et menace ses grands équilibres. L’usage du vocable capitalocène indique le processus, les motifs pour lesquels nous en sommes arrivés là.

Cela change tout pour nous économistes. Car s’il est exact que désormais on est entré dans une époque où la planète est doublement menacée par les risques climatiques et les risques de multiplication d’épidémies et de pandémies, la question de la transition économique et sociale s’impose avec une urgence plus grande encore. Désormais s’invite une sorte de télescopage entre le court terme et le long terme. Des politiques immédiates, de « court terme », doivent bien sûr être mises en œuvre pour lutter contre l’effondrement de l’économie. Mais relancer l’économie dans les mêmes conditions qu’auparavant est plus que jamais un non-sens. Plus que « relancer » l’économie, il faut la « réorienter » et la reconstruire. Ou pour le dire plus justement : la « relance » doit être conçue comme au service de la réorientation et de la reconstruction. Cela implique un changement radical, une sorte de big bang dans les politiques publiques et dans les politiques économiques.

Quels changements imposent ces constats dans la conduite immédiate des politiques publiques ?

Dans l’urgence, il n’y a pas dix mille solutions : il faut à la fois assurer le redémarrage de la production et permettre aux gens de survivre, en particulier protéger les plus précaires, les travailleurs individuels, les indépendants, tous ceux qui ne bénéficient pas d’une protection ou de protections très faibles. Il ne peut y avoir qu’une certaine unanimité là-dessus.

La question qui se pose est celle de savoir si les plans de relance keynésienne, même accompagnés d’une forme de revenu garanti pour les plus pauvres et les exclus, sont susceptibles à eux seuls d’influencer le changement nécessaire et d’orienter l’économie vers la transition écologique et sociale. Pour moi, désormais les politiques dites « de relance » n’ont de sens que si elles incluent déjà des perspectives de long terme et engagent les réorientations indispensables de notre système économique. Je vais y revenir dans un instant, mais je le dis tout net : il faut en finir avec les conceptions classiques. Cela veut dire, par exemple, qu’il ne faut plus penser les politiques publiques simplement en termes « d’offre » et de « demande ». De même raisonner en termes de relance(s) sectorielle(s) : automobile, aéronautique, tourisme… n’est plus pertinent. Il faut, selon moi, commencer à penser les politiques publiques, différemment, en les organisant autour d’activités essentielles pour tous : se nourrir, se loger et habiter, se soigner, se déplacer, préserver le climat… autant de « pôles d’activité » qui incluent les anciens « secteurs » mais cessent d’en faire l’objet de politiques ciblées.

Pourquoi raisonner autour de tels pôles d’activités ? D’abord parce qu’au-delà des « secteurs » économiques qui sont les résultats de simples conventions (comment la comptabilité nationale décide de compter et de regrouper…), on en revient à l’essentiel, à ce qu’il faut préserver, développer, transformer… On se donne ainsi de la visibilité sur l’état des choses et sur le sens général, les directions qu’il faut privilégier. Vers où on veut et où il faut aller. Ensuite parce que ce regroupement autour de grands pôles permet de repenser les services publics, de redéfinir leurs frontières, de définir et d’inclure les activités qui doivent être mises hors marché, comme l’alimentation de base pour tous, se loger, se chauffer ou se soigner…

Cette redéfinition des frontières de ce qui doit relever du service public permet pour le coup de mieux penser ce qui peut relever de l’activité marchande, et comment celle-ci doit être organisée, régulée. En pensant en termes de grands pôles d’activités essentielles, on redonne du sens à l’action publique comme à l’activité économique en général. Point central, il faut en finir avec l’idée que toute activité économique, quelle qu’elle soit, « crée de la valeur ». Il faut en revenir à l’essentiel, et ce qui doit être au centre des politiques publiques, au cœur de ces pôles, c’est la recherche du bien commun.Penser par grands pôles d’activités où se retrouvent des activités qui, pour certaines, relèvent du public pour d’autres du privé, pour d’autres encore d’entités propres et particulières (des coopératives, des entreprises à but non lucratif…), permet aussi de promouvoir et de gérer la transition écologique dans des conditions nouvelles et améliorées. S’engager dans la transition, cela implique en effet qu’une partie des activités jugées socialement et écologiquement bénéfiques vont augmenter, mais que d’autres seront appelées à diminuer. En les associant dans des mêmes pôles, on se donne des marges de manœuvre.

Ainsi « se déplacer » signifiera évidemment moins d’automobiles et des automobiles différentes, mais plus de trains, de métros, de tramways, de systèmes de transports collectifs, moins consommateurs de CO2… La transition des produits et services comme celle des emplois doivent être pensées dans ce cadre élargi, seul moyen d’y faire face en se donnant une chance d’y parvenir. Car ceux qui sont aujourd’hui occupés dans des activités dont il faudra organiser le déclin pourront regarder vers les activités appelées à se développer et être aidés à s’y projeter. La création d’un revenu de base (accompagné de politiques de formation appropriées) visant à faciliter cette transition dans l’emploi est ici un outil essentiel à promouvoir.

Pour toutes ces raisons, comme on le voit, la politique économique ne peut consister en « politiques de relance » comme avant, comme si rien ne s’était passé. Comme si les défis auxquels nous devons faire face aujourd’hui pouvaient être affrontés avec les outils et instruments d’hier.

Une gouvernance citoyenne dans tous les services publics

Cette pandémie est marquée par le grand retour de l’État, du néokeynésianisme. Même les néolibéraux sont devenus néokeynésiens. Est-ce que les outils néokeynésiens sont suffisants selon vous pour répondre à la crise actuelle ?

Il faut d’abord bien voir que toute politique publique n’est pas nécessairement keynésienne, ou simplement « de gauche ». Depuis toujours les libéraux se servent de la puissance publique et l’instrumentalisent au profit de leurs propres intérêts. Macron est d’ailleurs un maître du genre. Ordonnances travail, réformes de l’indemnisation chômage, loi sur les retraites, suppression ou allègement des seuils sociaux, privatisations… Il n’a pas lésiné, et s’est longuement appuyé sur toute la puissance de l’État pour faire franchir de nouveaux pas aux politiques néolibérales.

Ensuite, si on considère les outils et les politiques keynésiennes historiques et véritables, force est de constater qu’elles ne sont plus suffisantes. Nombre de ces outils ne sont plus réutilisables tels quels. Raisonner en termes de dépense publique et de multiplicateurs, insister sur le rôle de l’investissement, tout cela a du sens naturellement. Mais dans le même temps, pour élaborer la politique économique, on ne peut plus s’en tenir aux vieilles règles et conventions qui fondent la comptabilité nationale, la mesure du PIB ou de la valeur ajoutée.

À l’époque de l’anthropocène, ces catégories ont perdu leur efficace, pour ne rien dire des fourvoiements dans lesquels leur usage nous a entraînés. Prenez les ventes de glyphosate, dans la comptabilité nationale, c’est de la valeur ajoutée ! L’agriculture productiviste dopée aux produits chimiques, tout cela augmente la valeur ajoutée, la vente de SUV et autres 4×4 destructeurs de la couche d’ozone : c’est encore de la valeur ajoutée, n’est-ce pas ? On ne peut plus raisonner de cette manière, avec le PIB en point de mire. Cette manière de penser est morte. Pire encore, elle peut être mortifère. Il faut inventer d’autres manières de penser et de compter en internalisant les externalités – positives comme négatives –, ce que la comptabilité nationale ne fait pas.

Il y a cependant des outils keynésiens qui restent précieux. C’est notamment le cas du rôle attribué à l’investissement public. À l’âge de l’anthropocène, l’investissement public est un instrument incontournable. Un instrument « pivot ». C’est lui et lui d’abord qui nous fera basculer, car c’est lui qui assurera les inflexions essentielles. Ce ne sont pas les groupes du CAC 40 : LVMH, Airbus, ou Total… qui font ou feront la transition écologique. Ce ne sont pas non plus les banques privées qui la feront. Une étude récente rappelle que plus de 60 % de l’investissement bancaire destiné à l’énergie va aujourd’hui encore aux… hydrocarbures. Tous ces groupes du CAC sont les piliers de l’ancien monde. Ils s’en nourrissent, eux-mêmes, leurs dirigeants et leurs actionnaires, et pour cette raison ils continueront de le nourrir et de le faire perdurer, autant qu’ils le pourront. Aussi seul de l’investissement public massif est capable d’assurer la bifurcation et le passage vers la transition, et ce parce qu’il n’a pas d’objectifs de rentabilité, ni de court ni de long terme.Pour que l’investissement public puisse jouer son rôle – historique – qui est d’assurer le basculement dans la transition, il faut réunir quelques pré-conditions. La première est qu’une réforme radicale de la fiscalité s’impose afin de donner de nouveaux moyens au public. On ne peut pas imaginer un changement de trajectoire avec la pauvreté des ressources publiques actuelles (aussi bien financières qu’intellectuelles, notons-le). C’est absolument impossible. Il faudra de nouveau procéder à ces grands prélèvements fiscaux qui ont été si essentiels pendant les guerres, et que Keynes d’ailleurs en son temps a recommandés. Retour donc à un impôt sur la fortune et le patrimoine, et à une progressivité de l’impôt sur le revenu dans l’esprit de ce que Piketty par exemple recommande.

Autre pré-condition à réunir : il nous faut retrouver un véritable secteur bancaire public. Regardez ce qui s’est passé pour le « sauvetage » d’Air France. L’État n’a pas d’argent, il est allé voir les banques en apportant sa garantie. Si cela réussit, les banques vont gagner de l’argent, mais si cela tourne mal, c’est l’État qui paiera. Où est-on ? L’État ne peut plus dépendre de la volonté de la finance privée. Il doit reconstituer sa capacité d’action autonome sur le crédit et l’investissement ce qui, là encore, est dans l’esprit du keynésianisme historique.

Mais pour transformer vraiment notre économie, mener la transition, il faut plus largement repenser nos services publics, les « communaliser », au sens de donner ou redonner l’esprit du commun à nos services publics, qui l’ont beaucoup perdu. Quand la SNCF utilise plusieurs milliers de tarifs pour fixer le paiement à la place et faire en sorte que chacun paye le maximum de ce qu’il peut payer (une technique nommée yield management : tarification à la place), sommes-nous encore dans un service public ? Avec l’évolution qu’ont connue nombre de services publics, la perception du bien commun, l’association du bien commun au service public se sont largement dissoutes. Tout a été fait pour nous en éloigner. Il faut tout à la fois remettre une gouvernance citoyenne au sein des services publics, et les repenser pour leur redonner leur vocation à être au service de tous, des plus démunis en particulier.

© VALERY HACHE / AFP

Sous quelle forme ?

Il faut redonner voix au chapitre au « public » entendu au sens propre : je veux dire aux citoyens, afin qu’ils soient associés à la gestion et à la conduite des services publics. Aujourd’hui, les services publics, quand ils existent encore, ne sont plus que des services ou des entreprises administrés par l’État, ce qui dans nombre de cas – en particulier sous l’effet des politiques néolibérales et d’austérité budgétaire – a conduit à s’écarter du service du public. Le résultat, c’est par exemple l’hôpital, totalement désarmé par l’administration elle-même.

Le vrai « public », les citoyens n’auraient jamais autorisé cela. Le vrai « public », les citoyens, ils applaudissent les soignants et personnel hospitalier tous les soirs à 20 heures. S’ils ont voix au chapitre, le public, les citoyens, ne laisseront plus jamais désarmer l’hôpital public. Cette histoire que le seul garant de l’intérêt général, le garant de l’intérêt public, c’est l’État, l’administration et ses fonctionnaires : cette fable désastreuse doit cesser. On ne peut plus longtemps laisser les citoyens en dehors de la conduite des services qui sont nos biens communs. Les citoyens doivent retrouver toute leur place dans leur gouvernance, et à travers ce pouvoir retrouvé, en association avec les acteurs qui délivrent et gèrent ces services, ils sauront peser pour les infléchir et faire en sorte que l’accès universel – et notamment pour les plus démunis –, au cœur de toute politique de bien commun, ré-irrigue et anime à nouveau les services publics.

Je suis très frappé par les premiers résultats des assemblées citoyennes sur le climat. Ce qu’elles racontent, les conclusions auxquelles elles parviennent et les recommandations qu’elles formulent sont vraiment intéressantes. Ce sont elles qui ont dit à Bruno Le Maire qu’il était impossible de « sauver » l’aéronautique sans qu’il y ait la moindre contrepartie environnementale. Le gouvernement – au moins formellement – a dû faire marche arrière.

Refonder le service public, en passant ou repassant par les communs, est une voie royale pour les changements dont nous avons besoin. Je crois beaucoup à des formules telles que celles que les assemblées citoyennes ont expérimentées. Il faut aller vers ces formes ouvertes de gouvernance où les citoyens peuvent participer à la délibération, se réapproprier la res publica, la « chose publique », qui dans la loi romaine – à laquelle il faut revenir – est située par définition « hors marché », et doit être accessible à tous. À nous de soutenir toutes les formes nouvelles, émergentes, de cette nouvelle citoyenneté, et de favoriser leur extension et développement.

Repenser le monde ne veut pas dire revenir à l’État-nation

Avec la crise, les questions de démondialisation, de relocalisation, de souveraineté reviennent au centre des débats politiques. Vos projets de refonder l’action publique, de promouvoir les biens communs s’inscrivent aussi dans ce débat. Est-ce que cela ne conduit pas à revenir à l’État-nation, à un souverainisme ?

C’est une question importante sur laquelle il convient d’être précis et de couper avec toute simplification ou démagogie. Cette pandémie bien sûr souligne les limites d’une certaine globalisation, celle que nous avons vécue jusqu’à présent, sous domination des grands groupes multinationaux et de la finance. Le cas de la pharmacie illustre jusqu’à la caricature à quel point la globalisation financière a conduit à des folies, en localisant en Inde ou en Chine la quasi-totalité des principes actifs utilisés dans nos médicaments.

De même, tout ce que j’ai rappelé dans mon article sur Mediapart, sur la manière dont l’avidité des multinationales a fait franchir à l’extractivisme lié à toutes les activités minières ou d’exploitation des ressources naturelles – ndlr un niveau tel que désormais aux menaces sur le climat s’ajoutent celles des épidémies liées aux zoonoses, tout cela est une expression on ne peut plus claire des limites franchies par la mondialisation.

Mais repenser le monde, repenser radicalement la mondialisation, ce qui est à la fois nécessaire et indispensable, ne veut pas dire revenir à l’État-nation, encore moins aux vieilleries du XIXe siècle sur ce sujet. D’abord, parce que même si nous le voulions, cela ne se pourrait pas. La moitié au moins de notre consommation est liée à des importations. Et même si comme il faut s’y attacher, nous réduisons cette part au maximum, elle restera importante. Va-t-on planter en Provence des bananiers et en Aquitaine du café ? Bien sûr, il va falloir relocaliser tout ce qui peut ou doit l’être. Mais nul ne peut sérieusement le contester, les échanges internationaux, à un niveau qui restera relativement élevé, vont se poursuivre.

Manifestation contre le forum économique mondial à Bruxelles en janvier 2020. © Dursun Aydemir / Anadolu Agency / AFP

Si l’on ajoute à cela qu’aucune politique nationale ne peut lutter à elle seule contre le climat, la fonte des pôles ou la pollution des océans, qu’en somme les grands biens communs naturels aujourd’hui menacés sont des biens communs globaux, on comprend vite que le discours sur le retour à l’État-nation est un slogan, dépourvu de tout efficace. Au lieu de s’attacher à ce fantasme – le retour à l’État-nation comme lieu d’autonomie et d’indépendance –, il faut se concentrer sur la question de savoir comment réguler et relever les normes sociales et environnementales afin de mettre fin aux free riders (ceux qui vivent de la déforestation sauvage, du travail des enfants, etc.).

J’ai travaillé sur l’alimentation comme bien commun. Si on lit la déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH) sur l’alimentation de 1948, tout y est. Au mot près, il n’y a rien à changer : le droit à une alimentation saine, équilibrée, adaptée aux conditions locales est reconnu comme un droit fondamental de la personne. Et pourtant, cette déclaration ne sert à rien ou presque : il y a aujourd’hui dans le monde un milliard de gens qui ne mangent pas à leur faim.

Pourquoi cela ? Fondamentalement pour deux raisons. La première est que, selon la déclaration, faire respecter le droit à l’alimentation incombe aux… États-nations ! Ceux-ci ont veillé lors de la rédaction de la DUDH à ce que leur souveraineté en la matière ne soit pas bafouée – et l’histoire a montré quel cas ils ont fait de cette « souveraineté » et de l’obligation qui leur était faite ! La seconde raison est que, à côté de cette déclaration et au-dessus d’elle, il y a l’OMC (Organisation mondiale du commerce – ndlr) et les règles qu’elle pose et impose au commerce mondial. Et ces règles (appuyées sur la possibilité de plaintes des États et un organisme de règlement des différends) l’emportent sur celles qui posent le droit à l’alimentation pour tous, les transforment en règles secondaires par rapport à celles du libre-échange.

C’est cela qu’il faut changer d’abord : les règles du libre-échange édictées par l’OMC. Il faut absolument y mettre fin. La prime au moins-disant social et écologique, la prime aux grands pollueurs et grands prédateurs de la planète que ces règles ont installées doivent cesser. De ce point de vue, faut-il rappeler que c’est nous (les pays « riches », développés) qui achetons l’huile de palme ou le soja transgénique (pour nourrir nos troupeaux) et qu’ainsi nous alimentons les déforestations en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud. C’est nous qui « achetons » la destruction des écosystèmes. Il faut mettre fin à cela. Et puisque nous sommes les principaux « acheteurs en dernier ressort », nous ne sommes pas dépourvus de moyens pour couper les grands prédateurs internationaux de leurs marchés, en cessant de commercer avec eux.

Cela posé, il faut aussi dire qu’en finir avec l’OMC, en finir avec la globalisation financière, ne veut pas dire en finir avec la mondialisation. Il y a des coopérations internationales qui doivent demeurer, voire être renforcées, et ce notamment dans les domaines du climat et de la santé.

Prenons ce dernier point. On a beaucoup, et à juste titre, critiqué l’OMS (Organisation mondiale de la santé – ndlr), sa complicité avec la Chine, la façon dont elle a tu les réussites de Taïwan dans la lutte contre la pandémie de Covid-19. Mais on s’est beaucoup moins attardé sur le fait qu’avant la Chine, Bill Gates (fondateur et principal actionnaire de Microsoft, et aujourd’hui président d’une fondation « humanitaire » – ndlr) est entré à l’OMS, profitant de sa crise financière (liée aux tergiversations des États-nations pour s’acquitter de leurs obligations financières). Bill Gates assure ainsi presque 20 % du financement de l’OMS, l’obligeant à dépenser les sommes versées pour des programmes de son choix, sur lesquels il ne rend de comptes à personne. Bill Gates a ainsi pris le contrôle d’une organisation onusienne et fait valider par elle la politique de sa fondation. Cela ne peut pas durer comme cela. Il faut sauver le soldat OMS et cela passe nécessairement par de la coopération internationale et le réengagement des États nationaux dans la coopération médicale internationale renforcée.

Car nous avons besoin de l’OMS, d’une vigilance internationale, en particulier mais pas seulement, pour les pays du Sud. Nous avons besoin de normes qui ne soient pas sujettes à des influences partisanes. L’exemple des masques en France en offre une parfaite illustration : pendant presque trois mois, le gouvernement nous a expliqué qu’il ne fallait pas de masques. L’OMS dès la première minute a dit qu’il fallait des masques pour se protéger contre l’épidémie. Dans ces domaines de recherche scientifique, de santé, la coopération internationale est indispensable. Il va donc falloir restaurer et renforcer ces outils internationaux de coopération. Idem pour le climat et la biodiversité. Sur tous ces sujets, l’État-nation ne peut rien, ou pas grand-chose. Il n’est tout simplement pas à la bonne échelle.

En appeler à la coopération internationale n’est-il pas un leurre ? Est-ce que ce n’est pas un moyen pour finalement maintenir l’existant sans que rien ne change ?

C’est un risque réel. Pour le contourner, il faut ne pas attendre que tout le monde soit d’accord. Car cela n’arrivera jamais. Nous devons, entre ceux qui partagent les mêmes points de vue, avancer sur les sujets qui nous semblent essentiels. Par exemple, on met en pratique les clauses environnementales et sociales, au nom de l’intérêt général. Et l’on cherche à créer des coalitions, des accords internationaux autour de ces objectifs, pour isoler autant que faire se peut, et chaque fois davantage, les prédateurs internationaux. On crée des incidents, des événements – en dénonçant toutes les pratiques frauduleuses ou seulement non respectueuses de la nature et de la vie humaine – dont on a connaissance. Et sur cette base on construit des alliances, avec des États, des ONG, des fondations, des think tank… La voie est étroite, certes, mais c’est la seule praticable. Et c’est dans ces directions qu’il faut aller. La théorisation, consistant à imaginer qu’en se repliant sur l’État-nation, on a la solution ne résiste pas à la confrontation avec les questions, telles qu’elles se posent vraiment.

Cette crise a suscité une richesse de débats intellectuels, rarement vus, sur le monde d’après. Pourtant, beaucoup craignent que tout redevienne comme avant, une fois la menace passée. Partagez-vous cette crainte ?

Je crains effectivement que l’on oublie vite les leçons de cette pandémie, et que comme sur le climat on fasse bientôt bien plus de greenwashing (ou de covid-washing) que de mise en œuvre de mesures effectives et efficaces. Mon élément d’optimisme, cependant, vient de ce que, clairement, le cycle néolibéral est clos. Il s’achève sur une triple catastrophe : climatique, sanitaire et sociale. Jamais les inégalités n’ont été poussées à un niveau si insupportable. Les tenants du néolibéralisme le savent, ils ont perdu : le néolibéralisme n’évoque plus rien de positif dans les opinions publiques. Qui fait-il rêver, à part les grandes multinationales ?

Mais son agonie risque de durer un certain temps. Les gagnants du système actuel ne se laisseront pas faire et feront tout pour résister aux changements qui s’imposent. Ils vont se débattre. Beaucoup commencent même à signer de grandes tribunes pour dire leur volonté de s’engager dans la transition écologique. Mais qui peut les croire ?La difficulté, à mon sens, ne réside pas tant dans le rejet du système actuel que dans le fait de rendre crédibles d’autres solutions. Quand on aura réussi à rendre crédible que l’on peut faire autrement, que des alternatives existent, et sont à portée de main, alors beaucoup de choses deviendront ou redeviendront possibles.

Les perspectives que j’indique, je le sais parfaitement, ont bien peu de chances d’être mises en pratique rapidement. Il est pourtant essentiel de les formuler dès aujourd’hui. Il faut absolument penser et proposer une utopie concrète pour avoir une chance de la voir se matérialiser. C’est dans cet esprit que je travaille. Après les années 1990, après la chute du mur de Berlin et la fin du communisme, il faut retracer une perspective crédible. Il faut montrer au grand nombre que l’on peut, que l’on doit « refaire société ». Je sais que cela prendra du temps.

C’est tout le travail que je mène depuis plus de quinze ans sur la société des communs, les biens communs. Je suis stupéfait de voir à quelle vitesse ces idées se répandent et deviennent forces de transformation. J’en suis chaque jour plus convaincu : l’âge de l’anthropocène, c’est aussi celui des communs et du retour aux biens communs. La catastrophe est loin d’être inévitable. Les maux que nous connaissons aujourd’hui contiennent le principe même de leur solution. C’est à donner forme aux alternatives déjà en cours, à assurer leur extension et développement que nous devons nous attacher. Le monde d’après est là. À portée de main. Il dépend de nous d’en accélérer la venue.

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