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Brésil : le retour de Lula, le néolibéralisme autoritaire et la dialectique lulisme-bolsonarisme

Le rétablissement des droits politiques de l’ancien président Lula a secoué la société brésilienne. Les analyses se concentrent désormais autour de l’opération judiciaire Lava Jato et des perspectives électorales pour 2022.

28 avril 2021 | tiré de revue Contretemps.eu
https://www.contretemps.eu/bresil-lula-gauche-neoliberalisme-bolsonaro-fascisme/
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Le récit progressiste a souligné, pendant des années, la persécution judiciaire de Lula par le Lava Jato, notamment de la part de l’ancien juge et ancien ministre de la Justice, Sergio Moro. Il ne fait aucun doute qu’il y a eu partialité et illégalité. Toutefois, cela ne constitue pas une garantie d’innocence pour les membres des gouvernements du PT et d’autres partis, progressistes et conservateurs, qui ont partagé le pouvoir avec Lula entre 2003 et 2016.

Cependant, face à la désorientation générale de la bourgeoisie brésilienne et au mécontentement populaire croissant, les humeurs politiques ont changé. Lula a été incarcéré suite à des décisions judiciaires politisées, puis, une fois libéré, il retrouve ses droits politiques. Ainsi, les récits dominants, tant conservateurs que progressistes, dénoncent les motivations politiques des décisions de justice qui leur déplaisent.

Nous analyserons ici les événements récents à la lumière de l’évolution générale de la conjoncture brésilienne. Notre intention étant de comprendre le sens de cette évolution et ses potentialités, au-delà des personnages impliqués.

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1 – Comme toile de fond de la chute du PT de Brasilia, l’on trouve la perte d’efficacité du lulisme comme moyen de régulation des tensions sociales dans le pays. Récapitulons à présent les traits principaux de ce processus.

Après une décennie couronnée de succès, au cours de laquelle il a concilié de modestes améliorations pour ceux d’en bas tout en préservant les privilèges habituels de ceux d’en haut, une convergence de facteurs sociaux, politiques et économiques a mis le lulisme en échec. La conjonction entre les journées de juin 2013, le plus grand cycle de mobilisations populaires de l’histoire du pays, les scandales de corruption, présentés sous la forme de spectacles par les médias mainstream – qui ont transformé les procès en feuilletons et les juges en pop stars –, et le ralentissement économique, qui s’est transformé en récession à partir de 2015, a modifié l’approche des classes dirigeantes en matière de reproduction sociale, en passant du « contrôle social inclusif » à « l’accélération qui exclut ».

Dans ce contexte, la pierre philosophale d’un néolibéralisme inclusif a laissé place à l’intensification de la spoliation sociale, tandis que l’idéologie de la conciliation cédait la place à une confrontation ouverte. C’est la toile de fond de la destitution de [Dilma] Rousseff en 2016, de l’emprisonnement de Lula et de la victoire de Bolsonaro en 2018.

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2 – Plutôt que de comprendre le bolsonarisme comme une réaction au lulisme, nous suggérons que la volonté du PT de contenir la crise sociale au XXIe siècle a impliqué le recours à des pratiques, des dispositifs et des politiques qui ont fini par accélérer cette crise-là. La contradiction de cette logique réside dans le fait que la tentative de contenir le mouvement de désocialisation n’empêche pas l’accélération de celui-ci, car elle implique le renforcement de ce que l’on cherche à contenir. Voyons cela :

– L’ancien président mondial de la Banque de Boston, Henrique Meirelles, qui a démissionné en 2003 pour diriger la Banque centrale sous la présidence de Lula et qui est ensuite devenu ministre de l’Economie sous Temer ;

– la tentative du gouvernement de Lula d’établir un lien direct avec le « bas clergé » [les élus à la recherche d’avantages matériels] au Congrès, qui a déclenché le scandale du « mensalão » [versement de primes mensuelles] en 2005, et qui a permis au PMDB (Parti du mouvement démocratique brésilien) d’avoir plus d’espace au sein du gouvernement, en permettant à deux reprises à Michel Temer de se présenter à la vice-présidence sur le ticket de Dilma Rousseff ;

– le soutien accordé par des leaders néo-pentecôtistes aux administrations du PT, qui a entraîné des reculs par rapport à l’agenda politique et à la nomination de ministres venant de l’Eglise évangélique tels que Marcelo Crivella [ministre de la Pêche de 2012 à 2014 et maire de Rio de Janeiro de janvier 2017 à janvier 2021] ;

– les militaires envoyés en Haïti dans le but de faire du Brésil un « acteur mondial », qui ont ensuite mis en œuvre le savoir-faire acquis en mission « extérieure » pour garantir la loi et le maintien de l’ordre, notamment à Rio de Janeiro, et qui constituent à présent la première ligne du gouvernement de Bolsonaro ;

– les entreprises de construction [comme Odebrecht], qui n’ont pas hésité à envoyer en prison, dans le cadre de trahisons réelles ou imaginaires, ceux qui leur avaient ouvert la voie pour obtenir des profits comme jamais auparavant ;

– sans parler des mouvements sociaux, bénéficiaires de politiques publiques visant à neutraliser leur combativité au lieu de mettre en œuvre leurs revendications (telles que la réforme agraire et urbaine), ce qui s’est traduit treize ans plus tard par la division, l’affaiblissement et le discrédit du camp populaire.

Pour résumer, les militaires, les banques, le PMDB, le vice-président Michel Temer, le néo-pentecôtisme, les créanciers, la passivité, ont tous été nourris et encouragés par les gouvernements du PT. Dans ce cadre, l’image la plus appropriée de la relation entre la défenestration du PT et l’ascension de Bolsonaro n’est pas un virage de 180 degrés, mais une métastase, alors que les forces et les intérêts corrosifs, jamais combattus et qui semblaient contrôlés sous le petisme, ont gangrené le tissu national sans rencontrer de difficultés.

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3 – Face à l’aggravation de la violence économique et de la violence politique, Bolsonaro a fourni à la classe dominante le cadre nécessaire à ce néolibéralisme autoritaire, à savoir l’État policier. Sans avoir de programme propre, il a confié la gestion de l’économie à un authentique Chicago boy [Paulo Guedes] qui, en plus d’avoir fait ses études à l’école de Milton Friedman, a travaillé dans le Chili de Pinochet dans les années 1980. À côté de cela, Bolsonaro propose un agenda culturel et scientifique rétrograde, toléré par l’élite politico-économique même si elle ne l’aime pas.

Le soutien des élites à l’ancien capitaine a été conclu comme un mariage de raison, son idéal étant un bolsonarisme sans Bolsonaro. Cependant, le militaire a ses propres idées, qui tendent vers une dynastie (il a trois fils en politique), avec les militaires comme parti et les évangéliques comme base sociale. De ce point de vue, son plus grand défi est de convertir le soutien virtuel qui l’a fait élire en mobilisation réelle. Transformer les internautes en chemises noires (milices fascistes).

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4 – Dans ce contexte, quelle est la différence fondamentale entre le gouvernement Bolsonaro et les administrations précédentes du PT ? Les critiques du progressisme sud-américain, comme nous, affirment que, en renonçant à affronter les racines structurelles des inégalités et de la dépendance, le gouvernement du PT et ses semblables se sont résignés à gérer la crise. Le gouvernement Bolsonaro, pour sa part, ne propose pas de gestion de la crise car il gouverne par le truchement de la crise.

Nous sommes ainsi confrontés à deux manières différentes de faire face aux tensions croissantes du néolibéralisme. Le progressisme propose de gérer ces tensions grâce à un arsenal de bonnes pratiques approuvées par la Banque mondiale. Il s’agit de contrôler la crise. Les bolsonaristes, en revanche, admettent le caractère autophagique du néolibéralisme (lutte de tous contre tous) et promettent d’armer les gens afin qu’ils puissent se défendre comme ils le font eux-mêmes, en attaquant. C’est une accélération de la crise.

En d’autres termes, pendant que les uns appuient sur la pédale de frein, les autres appuient sur l’accélérateur. Mais personne ne remet en question la trajectoire.

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5 – En septembre 2020, les morts à cause du Covid-19 atteignaient plus d’un millier de Brésiliens par jour et le pays n’avait pas de ministre de la Santé depuis quatre mois. Cependant, ce mois-là, la popularité de Bolsonaro a atteint son niveau le plus élevé. Comment peut-on l’expliquer ?

Du point de vue de ceux d’en bas, on peut distinguer deux facteurs. D’une part, le président n’était pas (encore) considéré comme responsable des morts. D’autre part, l’aide financière d’urgence, d’une valeur quatre fois supérieure et qui a bénéficié à quatre fois plus de familles, a permis de conforter la popularité de Bolsonaro même dans le Nord-Est du pays, auparavant acquis au PT grâce à la Bolsa Família de Lula.

Pendant ce temps, à Brasília, le président avait acheté les faveurs du Centrão [ensemble de partis qui tirent leur existence matérielle des liens avec l’appareil d’État]. Dans le même temps, Bolsonaro répétait une version moins idéologique de lui-même qui lui a permis de pacifier ses relations avec la Cour suprême et les grands médias. Le grand capital a salué ce changement, convaincu que la stabilité lui permettrait de faire avancer son agenda.

Le paradoxe était remarquable. Pour compenser la baisse de soutien au sein de l’élite et des classes moyennes qui ne souscrivaient pas à son négationnisme, Bolsonaro a emprunté la voie du lulisme : renforcer les liens avec les plus pauvres et se résigner au pragmatisme politique afin d’obtenir la stabilité souhaitée par le capital.

Le président qui a plongé le pays dans une gestion catastrophique de la pandémie, qui visait une « révolution inversée » de type fasciste, se réinventerait-il dans le moule d’un « lulisme inversé » ? Le même problème peut être envisagé sous un angle différent : l’élite qui aspire à un « bolsonarisme sans Bolsonaro » se contenterait-elle d’un « Bolsonaro sans bolsonarisme » ?

Quoi qu’il en soit, il est désormais évident que le bolsonarisme n’est pas le contraire du lulisme, mais l’inverse de celui-ci : de même que le « contrôle » implique « l’accélération », « l’accélération » requiert le « contrôle ».

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6 – Cependant, après plus d’un an de pandémie, la situation est catastrophique. Certains jours, l’on compte plus de trois mille Brésiliens morts à cause du Covid-19. Les hôpitaux sont débordés, la vaccination progresse peu et les problèmes de santé mentale se multiplient. Les mesures d’isolement peuvent être imposées à une classe moyenne stressée, mais elles sont inapplicables aux travailleuses et travailleurs qui ne reçoivent plus d’aide d’urgence. Personne ne voit la fin de la pandémie au Brésil.

Face à une tragédie humanitaire, à une crise économique qui ne fait que s’aggraver, accentuée par la détérioration de l’image internationale du pays, certaines voix de l’establishment commencent à évoquer la nécessité d’un pacte social. Le libéralisme cosmopolite conteste le nationalisme réactionnaire du président : seul le néolibéralisme les unit. C’est dans ce scénario-là que Lula a retrouvé ses droits politiques.

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7 – Comme conséquence de cette nouvelle, le pessimisme provoqué par l’impasse du bolsonarisme a laissé place à un optimisme messianique, un sentiment qui n’est pas nouveau : peu avant la pandémie, le respecté dirigeant du MST [Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra], João Pedro Stédile, déclarait : « Lula doit être notre Moïse et convaincre les gens de traverser la mer Rouge. Personne d’autre ne peut remplir ce rôle. »

Le revers de la médaille est que les chances de Bolsonaro de terminer son mandat se consolident. Plus que jamais, les énergies politiques sont canalisées vers une candidature de Lula en 2022, au lieu de chercher à obtenir l’impeachment de Bolsonaro.

Ceux qui croient que le PT misera sur la pression de la rue doivent comprendre que cela est logiquement impossible. L’attrait politique de Lula réside dans la conciliation, qui consiste à éviter que le mécontentement populaire ne déborde. Son jeu se situe dans le petit cercle politique de Brasilia, pas dans les rues.

À présent, l’espoir est que la gauche « responsable » revienne à Brasilia pour administrer ce qui restera du pays en 2023.

8 – Il n’est pas possible de prévoir si l’hypothèse Lula va prospérer. Mais il est possible de savoir deux choses.

Premièrement, le glissement de la classe dirigeante vers une forme plus violente et autoritaire du néolibéralisme ne changera pas. À ses yeux, la structure institutionnelle prévue dans la « Constitution citoyenne » de 1988 est devenue anachronique. L’utopie de la citoyenneté salariale a disparu sans être jamais vraiment arrivée.

La deuxième certitude est qu’un retour du PT ne fera que remédier, dans le meilleur des cas, à la crise de civilisation que nous vivons. Nous pouvons supposer que si le PT était aujourd’hui au gouvernement, il ferait de son mieux pour construire une arche de Noé et sauver ainsi le pays du déluge de la pandémie, sans remettre en question aucun des paramètres de la reproduction socio-économique néolibérale au Brésil. En un mot, il ferait de son mieux, là où le possible est insuffisant.

Pendant ce temps, la dynamique sociale qui fait de la vie quotidienne une lutte de tous contre tous, dans un monde où le travail devient rare et les balles sifflent, ne ferait que s’aggraver.

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9 – Comme dans le roman L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde [R. L. Stevenson, 1886], le Brésil présente deux visages bien différents. Ou, pour être plus précis, nous sommes confrontés à deux manières différentes mais non contradictoires de gérer la désocialisation autophagique qui caractérise le néolibéralisme : l’une est la contention, l’autre l’accélération.

On constate également un paradoxe, dans la mesure où le progressisme, une fois sorti du gouvernement, se transforme en politique restauratrice et prône le retour à un passé idéalisé, tandis que la droite se positionne en faveur du mouvement de l’histoire – en faveur d’un « progrès », qui ne peut que conduire à la barbarie.

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Cet article est paru sur le site Correio da Cidadania, en date du 16 avril 2021 ; traduction par Ruben Navarroa pour A l’Encontre.

Fabio Luis Barbosa dos Santos est professeur à l’Unifesp [Université Fédérale de São Paulo], il est l’auteur de Uma história da onda progressista sul-americana(Elefante, 2019).

Marco Antonio Perruso est professeur à l’UFRRJ [Universidade Federal Rural do Rio de Janeiro] et co-directeur de O Pânico como política – o Brasil no imaginário do lulismo em crise (Mauad, 2020).

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