Édition du 17 décembre 2024

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Amérique latine

Brésil : la fin de la léthargie

Notre pays connaissait des luttes politiques et sociales dans la décennie des années 1980. Ces dernières ont retardé l’implantation du néolibéralisme au Brésil et débouché sur ce qui a été appelé la décennie perdue alors que pour les mouvements sociaux et populaires il en allait exactement du contraire.

Durant ces années un syndicalisme de lutte a pris son essor [la CUT, qui marque la rupture avec le syndicalisme lié à l’Etat]. Les grèves durant cette période se sont développées dans un sens contraire à la tendance qui dominait dans les pays impérialistes. Un nombre très grand de mouvements sociaux a démarré. Cela a renforcé l’opposition à la dictature militaire [1964-1968/1968-1985]. Une Assemblée nationale constituante est sortie de ce mouvement et en 1989, le processus électoral a divisé le Brésil en deux projets différents [le PT de Lula, d’une part, et le PSDB de F.H. Cardoso]. Durant la décennie des années 1990 fut enclenché : le néolibéralisme, la restructuration productive, la financiarisation, la déréglementation, la privatisation et le début du démontage social. Lorsque la victoire politique de 2002 se produisit, avec l’élection de Lula, le champ socio-politique était très différent de celui des années 1980. Comme l’histoire est pleine de surprises, de chemins et de chemins de traverse, l’élection de 2002 a débouché sur la transformation d’une victoire en une défaite.

La présidence de Lula a oscillé entre une très grande continuité avec la politique du gouvernement de Fernando Henrique Cardoso et quelques changements, mais sans aucune substance. Le premier mandat de Lula s’est terminé de manière désolante. Ce qui l’a obligé à changer quelque peu de direction, toujours avec beaucoup de modération, et en évitant toute confrontation socio-politique. La bolsa familia [aide sociale versée aux familles pauvres sous deux conditions : la scolarisation des enfants et leur vaccination], d’un côté, et les très hauts profits du secteur bancaire, de l’autre ; l’augmentation du salaire minimum, d’un côté, et l’enrichissement croissant de l’oligarchie, de l’autre ; aucune réforme agraire, d’un côté, et beaucoup de stimulants au secteur de l’agrobusiness, de l’autre.

Notre homme [Lula], comme un phénix, renaît de ses centres lors de son second mandat. Il termine sa présidence avec un taux d’acceptation très élevé. Au même moment où il choisit son successeur [Dilma Rousseff], il désorganise la quasi-totalité du mouvement d’opposition. Il était difficile de s’opposer à l’ex-leader ouvrier issu de la métallurgie dont la solidité s’était bâtie lors des années 1970 et 1980 [entre autres dans les mouvements grévistes, en particulier dans la région dite l’ABC, autour de São Paulo, et contre la dictature sur son déclin, dans les années 1980]. Qui se souvient de sa situation en 2005, embourbé dans le mensalão des versements mensuels effectués par des dirigeants du PT aux directions de divers partis traditionnels de droite afin d’obtenir une majorité dans les deux chambres législatives ? Ceux qui se souviennent de la fin de son mandat, en 2006, savaient qu’ils étaient face à une variante de politiciens brésiliens des plus traditionnels et de relief en même temps.

Si Dilma Rousseff, sa créature politique – une espèce de Dame et gestionnaire de fer – a réussi à gagner les élections, nous pouvons néanmoins nous rappeler, en même temps, qu’il lui manquait quelque chose : cette épaisseur sociale que Lula continuait à avoir.

Avec patience, avec un esprit critique et beaucoup de persistance, les mouvements sociaux ont réussi à surmonter ce cycle [des années 1990 et début 2000] difficile. Ils ont fini par s’apercevoir que, au-delà de la croissance économique, du mythe fallacieux de « la nouvelle classe moyenne », il y a une réalité profondément difficile, critique, dans toutes les sphères de la vie quotidienne des salarié·e·s. Cela se voit dans le secteur de la santé publique, qui est attaqué, dans l’enseignement public qui est privé d’investissements, dans la vie absurde au sein des grandes villes, congestionnée par le trafic automobile sous l’impulsion des stimulants antiécologiques du gouvernement du PT [système de crédits à l’achat et d’appuis indirects comme directs au secteur automobile]. Cela se voit dans la violence qui n’a cessé de croître [d’où la revendication de sécurité, reprise y compris par des secteurs populaires] et aussi dans les transports publics relativement les plus chers et les plus précaires du monde, du moins pour ce qui est des pays émergents.

Cela se voit dans la Coupe du monde de football « blanchie » [allusion à ceux qui contrôlent la FIFA et l’opération économique du mondial], sans Noirs et pauvres dans les stades [nouvellement construits], qui ont enrichis et enrichissent les entrepreneurs et qui, dans le cas, du stade João Havelange à Rio de Janeiro, [ancien patron de la FIFA avant Sepp Blatter et ancien membre du Comité olympique, ayant pour résidence Lausanne], surnommé Engenho par les gens, a fait la démonstration de l’écroulement de l’ingénierie [le stade, construit entre 2003 et 2007 a coûté six fois plus que le coût prévu et a été fermé dès mars 2013 des défauts structurels pouvaient aboutir à un affaissement et à un danger évident pour les spectateurs, y compris des tribunes VIP]. Cela se voit dans les salarié·e·s qui s’endettent pour consommer, d’un côté, et qui voient leurs salaires s’évaporer sous l’effet de l’inflation, de l’autre côté. Cela se voit dans le fossé gigantesque qui existe entre la représentation politique traditionnelle et la clameur qui surgit aujourd’hui de la rue. Cela se constate dans la brutalité et la violence extrême de la police militaire de Alckmin [gouverneur de l’Etat de São Paulo], avec l’appui du maire de la ville, membre du PT, Haddad.

Ces considérations permettent de comprendre pourquoi le mouvement passe un seuil et est si bien accueilli dans la population. Quels que soient les développements de ces mouvements de masse, le Brésil ne sera plus jamais le même. Nous faisons face seulement à la première étape. (Traduction A l’encontre)


Ricardo Antunes est professeur de sociologie à l’Unicamp – Universidade Estadual de Campinas. Cet article est paru le 20 juin 2013 dans la Folha de Sao Paulo.

Ricardo Antunes

Ricardo Antunes est professeur de sociologie à l’Unicamp – Universidade Estadual de Campinas.

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