Depuis le « printemps érable » qui a provoqué un véritable électrochoc dans la société québécoise, la conscience populaire s’est soudainement politisée. Cela ne signifie pas que la majorité souhaite un réel changement social, mais que le « consensus » et la « peur de la chicane » qui semblaient caractériser le peuple québécois sont maintenant choses du passé. La polarisation de l’espace public revient en force, participant ainsi à la reconfiguration des forces sociales, idéologiques et politiques. L’élection du Parti québécois et sa stratégie populiste doivent être analysées dans ce contexte, caractérisé par l’émergence d’un front nationaliste et conservateur sur fond d’une crise structurelle du « modèle québécois ». Cette métamorphose se manifeste notamment par le fait que le PQ reprenne plusieurs points du programme politique de 2007 de la défunte ADQ : coupures dans l’aide sociale, réforme de l’État-providence, compressions dans les commissions scolaires, création d’une charte des valeurs québécoises. Cette stratégie permet de gruger l’électorat de la Coalition Avenir Québec, qui se limite à un pragmatisme comptable au détriment de la question identitaire, beaucoup plus rassembleuse.
Le bloc historique
L’électoralisme ne saurait expliquer complètement ce déplacement, qui résulte davantage de la constitution d’un nouveau « bloc historique ». Ce concept issu du lexique gramscien permet de dépasser le schéma marxiste traditionnel de la lutte des classes, opposant deux forces sociales bien définies par leur position antagoniste dans le système de production (infrastructure). En fait, Gramsci ne rejette pas l’idée des classes sociales, mais replace ces entités économiques sur le terrain complexe, contradictoire et discordant de la superstructure, c’est-à-dire dans le champ de la société civile et des institutions politiques, lieu de consentement et de coercition, d’idéologie et de luttes pour l’hégémonie. Ainsi, des classes sociales dominées sont généralement soudées idéologiquement à certaines élites, formant des unités en devenir que nous pouvons appeler blocs historiques. Les partis politiques, bien qu’ils s’opposent souvent sur des questions mineures en essayant de soudoyer les mêmes classes, forment parfois une unité plus grande qui se manifeste lorsque les débats de société refont surface.
« La vérité théorique selon laquelle chaque classe a un seul parti, est démontrée, dans les tournants décisifs, par le fait que les regroupements divers qui tous se présentent comme Parti « indépendant » se réunissent et forment un bloc unique. La multiplicité qui existait auparavant était uniquement de caractère « réformiste », c’est-à-dire qu’elle concernait des questions partielles ; en un certain sens, c’était une division du travail politique (utile, dans ses limites) ; mais chacune des parties présupposait l’autre, au point que dans les moments décisifs, c’est-à-dire précisément quand les questions principales ont été mises en jeu, l’unité s’est formée, le bloc s’est réalisé. » [1]
L’ancienne coalition souverainiste et progressiste basée sur la phase ascendante des Trente glorieuses est maintenant arrivée à terme, l’impasse du projet de René Lévesque menant au point de bifurcation suivant : virage solidaire et reconstruction du mouvement d’émancipation populaire, ou virage nationaliste visant la restauration d’une identité québécoise menacée. Le bloc nationaliste n’est pas souverainiste, car la ligne de démarcation ne découle pas de la question de la souveraineté, mais de la définition même de le la Nation par le biais des valeurs québécoises. Cette métamorphose du mouvement souverainiste donne naissance à un nouvel amalgame de groupes hétérogènes et contradictoires, ayant comme ciment la laïcité de l’État québécois. Loin de représenter un principe abstrait de régulation des institutions publiques, la laïcité comporte une charge émotive redoutable. En effet, il s’agit d’un projet collectif visant à « compléter la démarche historique de laïcisation » entrepris par la Révolution tranquille, qui constitue le socle de l’identité moderne du Québec. Le tour de force des nationalistes conservateurs consiste à reprendre ce processus de modernisation virtuellement émancipateur en l’articulant à l’affirmation d’une culture constitutive, c’est-à-dire le prolongement d’une tradition. D’où l’accent mis sur la culture majoritaire et la préservation du patrimoine, au prix d’une apparente contradiction manifestée par le maintien du crucifix dupplessiste à l’Assemblée nationale. Qu’importe de préserver le symbole de l’alliance entre l’Église et l’État ; l’essentiel est de protéger l’identité nationale par l’obéissance aux valeurs traditionnelles, d’assurer la survivance de la race canadienne française en tournant le dos à « l’échec » du progrès social et du pluralisme, caricaturé par l’étiquette de « gauchisme multiculturaliste ».
La fracturation ethnique
La formation de ce « peuple ethnique », qui sous-tend le processus historique du bloc nationaliste, n’est pas clairement explicité par les promoteurs de la Charte des valeurs québécoises parce que l’uniformisation culturelle et le conformisme social qu’elle implique sont difficilement avouables. Ce qui relève d’une évidence hégémonique par contre, ce que nul n’oserait critiquer sans risquer d’être couvert de ridicule, c’est la « neutralité de l’État » et l’égalité entre les hommes et les femmes. Ces principes rassembleurs peuvent en effet susciter l’adhésion de plusieurs groupes apparemment incompatibles : les vieux laïcistes « progressistes », une partie importante du mouvement nationaliste, la droite xénophobe, des féministes de première et deuxième génération, certains intellectuels de « gauche », des militantes anti-islamistes, la mouvance identitaire, etc. Qui aurait cru voir un jour se réunir dans un même panier Janette Bertrand, Guy Rocher, Bernard Drainville, Julie Snyder, Martine Desjardins, Richard Martineau, Djemila Benhabib, Roméo Bouchard et Mathieu Bock-Côté ? À l’inverse, qui aurait imaginé une opposition au projet de Charte rassemblant Gérard Bouchard, Amir Khadir, Maria Mourani, Gabriel Nadeau-Dubois, Stéphane Gendron, le Parti libéral du Québec, Michel Seymour, la Fédération des femmes du Québec, Michel Rivard, Denis Coderre et Laure Waridel ? Cette restructuration de l’espace public québécois est pour le moins déconcertante.
Les récentes tensions qui déchirent les rangs souverainistes, féministes et progressistes témoignent d’une « fracturation ethnique » de la société québécoise. À vrai dire, le fait que la polarisation de la question identitaire soit transversale, c’est-à-dire qu’elle ne respecte pas les divisions classiques selon l’axe gauche/droite ou souverainiste/fédéraliste, montre le caractère structurant de cette idéologie, c’est-à-dire l’hégémonie qu’elle exerce sur les autres enjeux sociaux. Comme l’hégémonie désigne toujours l’influence culturelle, morale et politique d’un groupe sur un autre, il est nécessaire de mettre en lumière l’articulation entre classes dominantes et dominées au sein de cette formation sociale. Pour ce faire, nous reprendrons l’analyse de la configuration des blocs historiques élaborée dans un texte de mai 2013, dont les projections semblent maintenant confirmées.
Ces trois partis élitistes recoupent en fait deux blocs historiques : le premier est dominé par la bourgeoisie anglophone urbaine (dont l’expression politique est le PLQ), alors que le deuxième est dirigé par la bourgeoisie francophone et régionale, sur laquelle le PQ et la CAQ tentent d’asseoir leur hégémonie. Ce n’est pas un hasard si le principal « potentiel de croissance électorale » du PQ est à droite de l’échiquier politique (classes moyennes conservatrices), comme l’a bien montré Philippe Brisson de la firme de conseil stratégique STRATEGEUM lors de son discours au congrès de la Convergence nationale en mai 2013. Un éventuel effondrement du PQ ou de la CAQ amènerait une migration du 30% en faveur de l’autre parti, ce qui explique pourquoi le PQ continue son virage à droite malgré la frustration de la frange « gauche et indépendantiste » de son bloc historique.
Six mois plus tard, le processus d’unification du bloc nationaliste semble confirmé. Le leadership moral et politique du PQ a complètement balayé la CAQ de la carte, malgré la vision économique de son chef qui n’a pas réussi, avec la publication de son livre Cap sur un Québec gagnant, à susciter l’engouement populaire. Le principal bénéficiaire du ressac engendré par le projet de Charte reste le PLQ, qui représente l’autre bloc dominant, toujours plus accroché au statu quo. Les tiers partis, comme Option nationale et Québec solidaire, ne profitent guère de cet antagonisme. L’espace politique semble donc écartelé entre deux pôles : le maintien du modèle québécois et la défense de l’économie d’une part, et l’affirmation nationale pour contrer les dangers d’une immigration sans balises d’autre part. L’approfondissement de cette polarisation pourrait contribuer à l’émergence de l’extrême-droite, même si celle-ci n’est pas encore clairement organisée sur le plan politique jusqu’à maintenant.
L’impasse social-démocrate
Le Québec n’échappe pas aux tendances lourdes du contexte international. C’est pourquoi il faut rompre avec le mythe de l’exceptionnalisme québécois, c’est-à-dire l’idée selon laquelle notre société serait fondamentalement progressiste et tolérante, et donc immunisée contre le conservatisme et la xénophobie qui surgissent dans les contextes de crise sociale, démocratique et économique. Il est donc honorable mais vain, et même peut-être naïf de proposer la paix sociale et la défense du modèle québécois, de lutter contre le virage nationaliste par la recherche d’un compromis. L’ancien consensus social issu de la Révolution tranquille est maintenant brisé ; la concertation néocorporatiste est une illusion masquant l’asymétrie des rapports de force depuis trente ans, ignorant que l’efficacité du compromis de classes dépend d’un pouvoir ouvrier organisé et combattif et d’une croissance économique soutenue.
Aujourd’hui, la social-démocratie ne peut plus se démarquer idéologiquement et politiquement du centre-droit, qui aspire à gérer l’appareil d’État en essayant de réparer les pots cassés. Pour le meilleur et pour le pire, cette gauche modérée est devenue conservatrice, la droite radicale prenant les allures d’une alternative réelle au système actuel. Le bloc nationaliste tente de rassembler un « peuple » contre le pouvoir en place, assimilant celui-ci à la classe politique, aux intellectuels et aux syndicats. Il appelle ainsi le démantèlement de l’État social tout en conservant la nécessité d’un contrôle étatique fort sur le plan de la sécurité, du contrôle de l’immigration et de la répression des fondamentalismes, qu’ils soient gauchistes ou islamistes. Ce populisme autoritaire ne doit pas être décrié comme une forme d’irrationalité des masses qui viendrait bousculer la rationalité du consensus québécois, mais être considéré comme une réponse cohérente (quoique non appropriée) à une crise sociale bien réelle. Une fausse solution à vrai problème, en d’autres termes.
Le retour du populisme
L’élaboration d’une riposte à l’hégémonie du bloc nationaliste ne peut pas se limiter à une simple contestation dans la rue, l’intervention de la gauche sur le terrain parlementaire, la création d’espaces publics parallèles ou la multiplication des mouvements sociaux. Ces manifestations sont importantes, mais ne sauraient à elles seules offrir une réponse cohérente à la panne globale de la société québécoise. Il s’agit ni plus ni moins de reconstruire l’unité du peuple québécois. Cela nécessite d’envisager autrement le phénomène du « populisme », terme qui est trop souvent utilisé pour dénigrer des adversaires politiques ayant recours à une idéologie floue et aux émotions pour manipuler les masses. En effet, quel lien y a-t-il entre des populistes aussi divers que Hugo Chávez, Marine Le Pen, Juan Domingo Perón, Régis Labeaume et Denis Coderre ?
« Contrairement aux idéologies stratégiquement structurées – telles le communisme, le socialisme, le fascisme, le libéralisme, le féminisme, l’écologisme, etc. –, la notion de populisme ne réfère à aucun corpus stabilisé de principes doctrinaux. Le populisme est de droite comme de gauche ; il est fasciste autant que démocratique ou socialiste ; modernisateur et archaïque ; multi-classiste autant qu’ouvriériste ou paysan ; etc. » [2]Dan son ouvrage La raison populiste (2009), le philosophe Ernesto Laclau essaie de dépasser les impasses de la littérature consacrée au populisme par une théorie fort originale. Tout d’abord, il fait remarquer que « le peuple ne constitue pas une expression idéologique, mais une relation réelle entre acteurs sociaux. Autrement dit, c’est une manière de constituer l’unité du groupe. » [3] L’identité populaire se forme à partir d’une articulation d’éléments disparates. Quels sont ces éléments ? Laclau fait appel à la catégorie de « demandes sociales » qui peuvent rester isolées ou s’unir dans un contexte particulier. Pour illustrer ce phénomène, il prend l’exemple d’un pays du Sud.
« Imaginons qu’une masse de migrants d’origine rurale s’installent dans un bidonville situé à la périphérie d’une grande ville industrielle en développement. Apparaissent des problèmes de logement, et ceux qui sont concernés par ces problèmes demandent aux autorités locales une solution. Ici, nous avons une demande qui, à l’origine, n’est peut-être qu’une pétition. Si la demande est satisfaite, les choses en resteront là ; mais si elle ne l’est pas, les gens peuvent s’apercevoir que leurs voisins ont d’autres demandes qui ne sont pas non plus satisfaites – des problèmes concernant l’eau, la santé, la scolarisation des enfants, etc. Si la situation reste inchangée pendant un certain temps, les demandes insatisfaites s’accumuleront et le système institutionnel sera de plus en plus incapable de les intégrer d’une manière différenciée (chacune isolément des autres), ce qui établit entre elles une relation d’équivalence. Cela pourrait facilement aboutir, si des facteurs extérieurs n’interviennent pas, à la constitution d’un fossé de plus en plus grand entre le système institutionnel et les gens. » [4]
Les demandes démocratiques isolées qui demeurent non satisfaites forment entre elles une chaîne d’équivalences, qui permet à son tour l’émergence d’une subjectivité sociale plus large et de demandes populaires. « Elles commencent ainsi, à un niveau embryonnaire, à constituer le peuple comme acteur historique potentiel. Ici, nous avons déjà deux préconditions évidentes du populisme : 1) la formation d’une frontière intérieure antagoniste séparant le peuple du pouvoir ; 2) une articulation de demandes équivalentes qui rendent possible l’émergence du peuple. Il y a une troisième précondition qui ne se réalise que lorsque la mobilisation politique atteint un niveau supérieur : l’unification de ces différentes demandes – dont l’équivalence, jusque-là, n’avait pas dépassé un vague sentiment de solidarité – en un système stable de signification. »
Le rôle de la synecdoque
L’unification symbolique représente le socle de l’identité populaire. Elle se forme essentiellement au sein du discours par le biais de la rhétorique, c’est-à-dire par l’utilisation de procédés comme la synecdoque qui permet la représentation du tout par la partie. Laclau insiste particulièrement sur cette figure de style, car elle renvoie directement à la relation d’hégémonie, où un groupe social particulier cherche à représenter la totalité sociale. Cette analyse linguistique apparemment abstraite permet de distinguer deux façons de conceptualiser le peuple. La première perspective consiste à identifier le peuple avec l’ensemble des membres d’une communauté, tous les membres de la population du Québec par exemple.
« Dans le cas du populisme, c’est le contraire qui arrive : une frontière d’exclusion divise la société en deux camps. Le peuple, dans ce cas, est moins que la totalité des membres d’une communauté : c’est un élément partiel qui aspire néanmoins à être conçu comme la seule totalité légitime. La terminologie traditionnelle – qui a été traduite dans le langage commun – éclaire cette différence : le peuple peut être conçu soit comme populus – ensemble de tous les citoyens – soit comme plebs – ensemble des plus démunis. Mais même cette distinction ne rend pas exactement compte de ce que je cherche à exprimer. Car cette distinction pourrait facilement être vue comme une distinction juridiquement reconnue, auquel cas elle ne serait qu’une différenciation au sein d’un espace homogène qui donne une légitimité universelle à tous les éléments qui le composent – autrement dit, la relation entre les deux termes ne serait pas une relation d’antagonisme. Pour concevoir le peuple du populisme, il est nécessaire d’ajouter quelque chose : nous avons besoin d’une plebs qui prétende être le seul populus légitime, c’est-à-dire d’une partie qui veuille jouer le rôle de la totalité de la communauté. (« Tout le pouvoir aux soviets » - ou l’équivalent d’un tel mot d’ordre dans d’autres discours – serait une affirmation strictement populiste.) » [5]
Dans le cas du bloc nationaliste, le peuple ne désigne pas l’ensemble des citoyens du Québec, mais les personnes issues de la communauté francophone d’origine, la culture majoritaire, c’est-à-dire les québécois de souche. Cette « plèbe » ou cette majorité silencieuse prétend ainsi représenter l’identité de la Nation, par opposition au camp adverse qui tente de diluer les valeurs québécoises : les universitaires, gauchistes postmodernes et élites médiatiques favorables aux accommodements raisonnables et au multi-inter-culturalisme. Le nationalisme identitaire représente donc une véritable forme de populisme, aux accents conservateurs et potentiellement xénophobes. Il prend une partie de la société québécoise comme le seul représentant légitime du peuple, ici conçu par l’adhésion à une culture commune. Bien que Mathieu Bock-Côté déplore l’usage du terme « nationalisme ethnique », celui-ci est probablement le plus approprié pour désigner cette idéologie et la polarisation qu’elle suscite.