Court-circuitant toute réflexion sérieuse sur des événements aussi violents et dramatiques, de nombreux dirigeants politiques – notamment en France, aux États-Unis et ici même au Québec – ont immédiatement appelé à une riposte de « l’humanité » et de la « civilisation » contre la « barbarie », bref à enfoncer nos sociétés encore plus profondément dans la logique de la guerre. Nous sommes convaincus du non-sens d’un tel discours et particulièrement inquiets de ses conséquences.
Un concept d’humanité limité à l’Occident
Quand des attentats terribles ont lieu en sol occidental, à New York en 2001 ou à Paris en 2015, les mots « attaque contre toute l’humanité » surgissent. Mais ils ne sont pas prononcés pour le million de victimes des sanctions internationales contre l’Irak entre 1990 et 2003, ni pour les centaines de milliers de victimes de la guerre illégale des États-Unis par la suite. On ne les entend pas non plus quand Israël, à l’été 2014 à Gaza, prend délibérément pour cible des civils, du personnel médical et des ambulances et détruit des quartiers entiers. Pendant des années, ces mots ne sont pas prononcés quand l’EI et al Qaïda assassinent des milliers et des milliers de civils dans les marchés publics et les mosquées shiites d’Irak. Ni même, tout récemment, lors des attentats à Ankara et Beyrouth, et ceux au Nigéria et en Somalie…
Nos valeurs et nos libertés leur répugnent ?
Allant dans le même sens que le président Obama, le premier ministre du Québec a déclaré « Nous n’accepterons jamais que des barbares s’attaquent lâchement à nos valeurs de justice, d’égalité, de fraternité, de tolérance et d’inclusion ».
Sans que cela ne justifie leur geste en quoi que ce soit, ce qui révulse plus vraisemblablement les auteurs d’attentats (et probablement une large partie des opinions publiques dans le monde musulman) ce ne sont pas les valeurs et les libertés dont nous jouissons dans nos sociétés mais bien les ravages que nos pays ont fait et continuent de faire dans plusieurs sociétés musulmanes : l’appui à Israël dans la dépossession violente du peuple palestinien depuis des décennies, l’appui à de nombreux régimes dictatoriaux, les guerres qui ont semé la mort, la destruction et le chaos en Irak, en Afghanistan et en Libye, etc. Au regard de tout cela, l’hypocrisie des dirigeants qui invoquent des valeurs « universelles » saute aux yeux, quand des milliers de morts civiles ailleurs dans le monde ne semblent pas faire le poids d’une seule en Occident.
C’est notamment sur un tel constat que les recruteurs de djihadistes ont beau jeu d’enrégimenter et de manipuler bon nombre de jeunes.
La logique guerrière et sécuritaire s’amplifie en France
Le président Hollande déclare à répétition que « la France est en guerre ». Sur le fond, il n’y a rien de vraiment nouveau en cela, puisque la France a continuellement été en guerre – avec ou sans mandat de l’ONU – depuis 2001 : en Afghanistan, en Libye, au Mali, en Centrafrique, en Irak et en Syrie.
Ce qu’il y a de nouveau, c’est le ressac terrible qui vient de frapper le pays et l’accélération de la dérive guerrière et sécuritaire qui en découle, alors que la mise en application de plusieurs mesures réclamées depuis longtemps par la droite, la suspension prolongée des libertés civiles et une posture ouvertement belliciste valent maintenant au président un large appui auquel il n’avait pas eu droit auparavant.
Le monde démocratique est en guerre ?
Ce sont plutôt les États-Unis et, dans leur sillage, les pays membres de l’OTAN, qui sont de plus en plus engagés dans une spirale de guerres. Cette politique n’a pas commencé en 2001, avec la soi-disant guerre contre le terrorisme, mais dès la fin de la Guerre froide, avec la guerre du Golfe de 1991, alors que George Bush père proclamait l’avènement d’un Nouvel ordre mondial (comprendre par là unipolaire, réglé par la seule puissance étasunienne). Quelques années plus tard, les néoconservateurs du Project for the New American Century, pour qui le leadership étasunien est fondamentalement bon et nécessaire pour le monde, insistaient sur le maintien de la suprématie militaire étasunienne comme clé pour l’avènement de ce nouveau siècle étasunien. Sur le fond, cette politique étrangère de suprématie étasunienne par la force a été poursuivie par le président Obama, qui en a développé un tout nouveau pan : la guerre des drones.
Dans un tel contexte, nous avons assisté, au cours des 25 dernières années, à l’effritement de l’ordre international mis en place au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, un effritement marqué par le non-respect de la Charte des Nations Unies, le dénigrement des instances internationales. En témoignent, notamment, l’invasion illégale de l’Irak en 2003, l’opération Enduring Freedom, strictement sous commandement étasunien en Afghanistan, le détournement de la résolution 1973 du Conseil de sécurité en carte blanche pour le renversement du régime Gaddafi, etc.
La coalition dirigée par les États-Unis qui bombarde en Irak et en Syrie pour « contenir et éradiquer l’EI » est toute aussi illégale au regard du droit international. La Charte des Nations-Unies stipule en effet que le Conseil de sécurité doit être saisi de toute « menace à la paix et à la sécurité internationale » et que c’est à cette instance qu’il revient de prendre les mesures appropriées. Le fait que l’Irak ait appelé à l’aide ne fournit aucune justification à ce qu’un groupe de pays se lance en guerre dans la région, en profitant même pour bombarder un autre pays, la Syrie. La participation de la Russie à la guerre en Syrie, à l’invitation du régime el-Assad, est toute aussi problématique au regard du droit international et l’impact de ses bombardements est tout aussi dévastateur.
Une situation extrêmement dangereuse
L’accentuation de cette spirale guerrière, qui semble être recherchée par certains pouvoirs politiques occidentaux, est une voie totalement contre-productive et très dangereuse.
Le bilan des 14 dernières années de la soi-disant guerre contre le terrorisme est catastrophique. En plus de mettre à feu et à sang des pays entiers et de créer des millions de réfugié.e.s ou de déplacé.e.s internes, elle a entraîné l’éclosion de dizaines de nouvelles milices djihadistes, dont l’EI, souvent armées et financées par des intérêts proches des États-Unis et de leurs alliés au Moyen-Orient.
La guerre qui fait rage en Syrie est également le théâtre de tous les antagonismes entre puissances régionales rivales (Israël, Iran, Arabie saoudite, Turquie) et entre les Kurdes et la Turquie. Plus inquiétant encore, elle met pour la première fois en présence, directement sur le terrain, les États-Unis et la Russie, les deux plus grandes puissances militaires et nucléaires, dont les projets pour l’avenir de la Syrie sont en opposition et dont le monde ne peut pas se permettre qu’elles entrent ouvertement en guerre l’une contre l’autre !
La seule issue possible consiste dans la désescalade graduelle du conflit en respectant la souveraineté du pays et le droit international et dans le rétablissement d’un cadre multilatéral légitime, reflétant le contexte multipolaire du monde actuel. Les pays occidentaux doivent rejeter le projet étasunien d’hégémonie mondiale et le monde entier doit renoncer à la guerre. Même si la proposition peut sembler irréaliste, l’humanité a, là-dessus, une obligation de résultats aussi urgente et incontournable que pour les changements climatiques. Dans les deux cas, des intérêts énormes s’y opposent. Mais alors que dans le premier cas l’urgence d’agir est déjà bien comprise, dans le second elle l’est très peu, spécialement en Occident, fauteur de guerres et principal trafiquant d’armes dans le monde.
Décrochons des énergies fossiles ET décrochons de la guerre. C’est une question de survie !
Signataires
1. Yves-Marie Abraham, professeur agrégé, HEC Montréal
2. François Avard, auteur
3. Émilie Beauchesne, militante féministe
4. Luc Benoit, chargé de cours, UQTR
5. Dominique Boisvert, écrivain
6. John Bradley, organisateur communautaire retraité
7. Christian Brouillard, professeur, science politique, Cégep de Drummondville
8. Serge Bruneau, peintre et écrivain
9. Stéphane Chalifour, professeur, sciences sociales et humaines, Collège Lionel-Groulx
10. Anne-Marie Claret, professeure de philosophie, Cégep du Vieux Montréal
11. James Cockcroft, auteur
12. Coordination du Québec de la Marche mondiale des femmes
13. Denise Couture, professeure, théologie et sciences des religions, Université de Montréal
14. Donald Cuccioletta, historien
15. Pierrette Daviau, théologienne
16. Sonia Dayan-Herzbrun, sociologue, professeure émérite à l’Université Paris
17. Philippe Robert De Massy, avocat retraité
18. Louise Desmarais, essayiste
19. Alain Deneault, essayiste
20. Ferdinand Djayerombe Vaweka, président, Antennes de Paix Montréal
21. domlebo, artiste
22. Martin Duckworth, cinéaste
23. Francis Dupuis-Déri, professeur, science politique, UQAM
24. Martine Eloy, Collectif Échec à la guerre
25. Roland Eloy
26. Ariane Émond, journaliste indépendante et animatrice
27. Roselyne Escarras
28. Eric Ferland, directeur, projet Écosphère
29. André Frappier, syndicaliste
30. Élisabeth Garant, directrice générale, Centre justice et foi
31. Bernard Gauvin, retraité, sociologie, Collège Lionel-Groulx
32. Maurice Gendron
33. Yveline Ghariani
34. Lorraine Guay
35. Mouloud Idir, secteur Vivre ensemble (Centre justice et foi)
36. André Jacob, professeur associé, École de travail social, UQAM
37. Molly Kane, coordonnatrice, Entraide missionnaire
38. Jooneed Khan, journaliste et activiste de droits humains
39. Lucie Lamarche, professeure, sciences juridiques, UQAM
40. Ève Lamont, cinéaste
41. Diane Lamoureux, professeure, science politique, Université Laval
42. Jean-Claude Landry, président, Comité de solidarité/Trois Rivières
43. Thierry Lapointe, professeur agrégé, science politique, Université de Saint-Boniface
44. L’autre Parole, la collective des femmes féministes et chrétiennes
45. Raymond Legault, Collectif Échec à la guerre
46. Suzanne Loiselle, répondante, Sœurs Auxiliatrices
47. Amir M. Maasoumi
48. Gilles Marsolais, homme de théâtre
49. Jacques Mascotto, professeur associé de sociologie
50. Leokadia Matura
51. Serge Mongeau, éditeur et écrivain
52. Christian Nadeau, président, Ligue des droits et libertés
53. Jacques Pelletier, professeur associé, UQAM, et essayiste
54. Dominique Peschard, militant des droits et libertés
55. Claire Portelance, professeure, science politique, Collège Lionel-Groulx
56. Norma M. Rantisi, professeure et directrice, Études urbaines et urbanisme, Université Concordia
57. Jean-Claude Ravet, rédacteur en chef, Revue Relations
58. Nora Robichaud, retraitée, psychologie, CEGEP de St-Jérome
59. Jean-François Roussel, professeur agrégé, Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal
60. François Saillant, coordonnateur, FRAPRU
61. Mélanie Sarazin, présidente, Fédération des femmes du Québec
62. Eric Shragge, retraité, École des affaires publiques et communautaires, Université Concordia
63. Caroline Senneville, présidente, FNEEQ
64. Pierre-Hugues Sylvestre, coordonnateur, Maison populaire de Joliette
65. Carmina Tremblay