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Andreas Malm s’attaque à la pensée de Latour et Descola

Dans son dernier essai, le géographe suédois Andreas Malm, ardent défenseur du sabotage, critique l’abolition de la distinction entre nature et culture, qui n’est pas en mesure de nourrir « une haine de classe écologique ».

Tiré de Reporterre
3 novembre 2023

Par Nicolas Celnik

(La traduction française de l’essai Avis de tempête du géographe suédois Andreas Malm vient d’être publié. Brandon Bell/Getty Images vis AFP)

C’est un intellectuel de premier plan qui n’a pas voulu voir l’évidence en face : en 1938, Sigmund Freud fut l’un des derniers à comprendre la menace de l’arrivée des nazis à Vienne. Il fallut l’exfiltrer d’Autriche au dernier moment, et plusieurs membres de sa famille payèrent le prix de son aveuglement. « L’analogie avec l’urgence climatique actuelle est évidente : quand on ne panique pas de façon appropriée, on ne peut pas prendre de mesures radicales en conséquence  », écrit le géographe suédois Andreas Malm dans un essai daté de 2020 et traduit cette année en français, Avis de tempête — Nature et culture dans un monde qui se réchauffe (La Fabrique). Il s’agit donc, selon lui, de faire deux choses : paniquer, et le faire bien.

Andreas Malm a été érigé, un peu trop vite, en intellectuel de référence des Soulèvements de la Terre parce qu’il développait dans Comment saboter un pipeline (La Fabrique, 2020) une théorie justifiant le recours au sabotage et l’abandon du principe de non-violence par le mouvement écologiste. S’il continue d’affirmer qu’au vu de l’urgence, «  il faut saboter », il prend cette fois le temps de clarifier le rôle que doit occuper la théorie dans le mouvement climat. Et selon lui, la théorie «  peut faire partie du problème » si elle ne contribue pas à rendre clairs les objectifs. Un impératif qu’il traduit ainsi : «  Toute théorie adaptée à l’état de réchauffement doit avoir comme point de repère pratique […] la lutte pour la stabilisation du climat — dont la première étape nécessaire est la destruction de l’économie fossile. Une telle théorie doit dégager des marges d’action et de résistance. »

« La première étape : la destruction de l’économie fossile »

Première étape de cette clarification : contredire les courants de pensée que l’auteur d’Avis de tempête juge contreproductifs dans la lutte pour la stabilisation climatique. L’intellectuel suédois désigne avant tout ceux qui affirment que la « nature  » n’existe pas : soit parce qu’elle serait aujourd’hui trop artificialisée par les humains (c’est le constructionnisme du géographe britannique Neil Smith) ; soit parce qu’elle serait hybridée à la culture (c’est ce que défend le philosophe français Bruno Latour) ; soit parce qu’elle aurait une «  puissance d’agir  » qu’il s’agit de reconnaître (on retrouve là aussi Bruno Latour).

En visant ces courants de pensée, Malm s’attaque à un double patronage devenu central dans les sciences humaines françaises, celui de Bruno Latour et celui de l’anthropologue Philippe Descola. Tous deux appellent à penser Par delà nature et culture (d’après le titre de l’ouvrage de Philippe Descola, paru en 2005) afin de changer d’ontologie, c’est-à-dire de manière de se représenter le monde. Selon eux, ce changement est crucial pour arrêter de se penser maîtres et possesseurs de la nature. Ce «  tournant ontologique  » dans les sciences humaines a eu une influence considérable sur tout un pan des pensées de l’écologie. Il a donné naissance à la « philosophie du vivant » aujourd’hui animée par de nombreuses personnes, dont Baptiste Morizot, Nastassja Martin ou encore Vinciane Despret.

Andreas Malm bat en brèche la philosophie du vivant, tel que développée par Morizot ou Despret. © Mathieu Génon / Reporterre

Sauf que pour Malm, ce cadre de pensée « ne peut être que de très mauvais conseil  » dans les circonstances actuelles : pour lui, «  la tâche vitale de la théorie [est de] maintenir la distinction analytique afin de dégager la façon dont les propriétés de la société s’entremêlent avec celles de la nature  ». Autrement dit, ce que les intellectuels doivent faire, c’est rendre claire la responsabilité des élites à la tête de l’économie fossile dans la catastrophe qui s’annonce.

Sans le citer, Malm reprend ce qu’écrivait Kant du « lieu commun » : « Il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut rien. » Ainsi, quand Latour défend l’idée qu’« il n’existe pas un seul cas dans lequel il serait utile de distinguer entre ce qui est “naturel” et ce qui “n’est pas naturel” », Malm propose un exercice de pensée. Imaginons, écrit-il, une entreprise qui déverse une marée noire dans le delta d’une rivière. Plutôt que de se poser une question latourienne abstraite du genre «  qui du pétrole ou de l’eau a englouti l’autre ? », comme Malm s’amuse à le penser, il faut étudier les « propriétés spécifiques » de la biodiversité du delta d’un côté (avec ses dauphins, oiseaux migrateurs, chaîne alimentaire, etc.), et, de l’autre, « les procédures opérationnelles de l’entreprise, les rouages de la recherche du profit, le niveau de concurrence dans l’industrie pétrolière  », le premier terme étant bien évidemment « naturel  » quand le second ne l’est pas.

« Nous avons ardemment besoin d’une haine de classe écologique »

Maintenir cette distinction analytique entre nature et culture est alors un enjeu stratégique : en bon écomarxiste, le Suédois soutient que rien ne vaut la dialectique pour séparer le bon grain de l’ivraie : « ExxonMobil dans un coin, et le pergélisol, vulnérable, dans un autre — et ensuite, passer à l’action. » Considérer que la nature est dotée d’une agentivité peut conduire à voir dans le réchauffement climatique une forme de vengeance des puissances telluriques, une révolte de la Terre contre l’humanité. Pour Malm, cette posture justifie une jouissance du désastre contre-productive : ceux qui pâtissent de la crise environnementale ne sont pas ceux qui la provoquent, cette histoire de vengeance semble donc mal troussée. Et c’est là où affleurent de nouveau les questions stratégiques : pour Malm, la nature ne peut pas être considérée comme un sujet révolutionnaire, parce que «  ses retours de flamme sont aléatoires et non subjectifs  », et que l’« on n’acclame pas un ouragan comme on acclame une grève  ».

De ce monde de nouveau séparé entre nature et culture, Malm en vient à un éloge de la polarisation, avec des formules bien senties : « Sans politique de la polarisation ni façon de penser oppositionnelle, nous nous condamnons à une chute sans ressaut vers l’abîme. La guerre politique contre une classe dominante toujours plus mortifère nécessite des manuels remplis de dualités.  » De ces manuels naîtra « une perception juste qui fonde le sentiment dont nous avons sans doute le plus ardemment besoin dans un monde en réchauffement : une haine de classe écologique dirigée contre les acteurs de l’économie fossile ».

Ambiguïtés

Avis de tempête est un livre fidèle à la volonté d’Andreas Malm de tracer des lignes claires, tant dans les fondements théoriques (un écomarxisme posant comme centrale et capitale la question du réchauffement) que dans les perspectives stratégiques du mouvement climat (arrêter l’économie fossile, par tous les moyens). Mais on y trouve aussi les ambiguïtés de l’auteur : d’abord, un « léninisme écologique », qui, convoquant l’urgence climatique pour justifier l’autorité, force à établir des lignes de partage claires et tire à boulets rouges sur des penseurs comme Bruno Latour sans penser l’inclure dans le « camp  » des alliés potentiels.

Dans La chauve-souris et le capital (La Fabrique, 2021), Malm assurait que « l’État devrait se charger  » d’imposer « des restrictions draconiennes  » : une vision très verticale du pouvoir, à rebours des enjeux démocratiques, horizontaux et émancipateurs portés par tout un courant de l’écologie politique.

Ce que les intellectuels doivent faire, c’est rendre claire la responsabilité des élites à la tête de l’économie fossile dans la catastrophe qui s’annonce. © Twitter/Alternatiba Paris

Si Malm est précieux pour rappeler qu’il existe un pôle constitué par les élites des hydrocarbures, les solutions qu’il propose de mettre en place ont de quoi créer de nouvelles divisions. Pour lui, «  le déploiement massif de technologies à émissions négatives [de CO2]  » est «  un projet révolutionnaire pour les quelques siècles à venir ». Position trouble du géographe sur un sujet qui ne l’est pas moins : faire l’éloge des technologies de stockage de carbone, dont l’efficacité à grande échelle n’est pas prouvée, sans mentionner des solutions fondées sur la nature, comme l’agroécologie, l’agroforesterie, etc., semble indiquer un désintérêt pour nombre des projets alternatifs déjà existants.

Comme le soulignait un long portrait consacré au géographe dans la revue Terrestres, vu l’importance prise par Malm récemment, « ses angles morts peuvent devenir nos angles morts, et ses limites nos limites  ». Cet essai démontre qu’abolir la distinction nature/culture peut être contreproductif d’un point de vue stratégique, mais il illustre aussi, en creux, que différencier les «  amis » des «  ennemis de classe » est une posture risquée à bien des égards.

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