Édition du 17 décembre 2024

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Amérique centrale et du sud

Amère victoire de la gauche colombienne

Le 29 mai au soir étaient dévoilés les résultats du premier tour des élections colombiennes. Plusieurs analyses ont déjà insisté sur le caractère historique de cette élection : depuis la constitution rédigée par Bolívar, la Colombie a connu deux siècles successifs de gouvernements qui ont valsé de la droite dure à la droite extrême.

Une victoire au goût de défaite

Le conflit de classes s’étant en partie canalisé dans une dynamique de conflit armé vers la fin des années 1950, la gauche colombienne a historiquement connu très peu de représentation institutionnelle. Et lorsque ce fut le cas — pensons ici au cas de l’Union Patriotique dans les années 1990 —, ces formations politiques furent décimées de l’extérieur par des groupes de paramilitaires et de narcotrafiquants qui assassinèrent ses membres un à un. C’est donc qu’après une frénétique séquence de luttes de classe entre 2019 et 2020, freinée par la pandémie, puis réactivée en 2021, le pays semblait prêt pour un changement de régime. En faveur de l’application des accords de paix de 2016, contre le néolibéralisme et la vie chère, les classes populaires (formées de la paysannerie, du prolétariat, des peuples autochtones et afrodescendants) se sont exprimées par la rue, avant d’être violemment réprimées par l’État.

Après l’échec partiel de ces mobilisations de masse, n’était-il pas « naturel » de se tourner vers le candidat de gauche le mieux placé et d’effectuer un virage vers un compromis social avec les classes dominantes (comme le veut l’essence même d’un programme social-démocrate) ?

On nous avait donc prédit une victoire de Gustavo Petro, chef du Pacte historique (Pacto historico), formation de gauche, et il en fut ainsi. Avec quelque 40,34% des bulletins enregistrés en faveur de cette coalition qui prône la gratuité scolaire, entend s’attaquer à l’exportation d’hydrocarbures et veut appuyer économiquement des projets de développement agraire, le message en faveur du changement est clair, translucide. La victoire a cependant pris une étrange allure de défaite. Rodolfo Hernández, aussi surnommé par plusieurs comme le « Trump Colombien », a fait une percée éclaire dans les intentions de vote et s’est qualifié au second tour devant le candidat de la droite traditionnelle Federico Gutiérrez dit « Fico ». Le sentiment de défaite tient dans les suffrages exprimés dans le pôle de la droite : Hernández, admirateur d’Adolphe Hitler et misogyne assumé, a fait 28,17% des voix, contre 23,87% pour Gutiérrez.

Alors que Fico a appelé à voter Hernández pour « sauver la démocratie » contre Petro (notons ici l’ironie, un appui au fascisme pour sauver la démocratie), la question est d’ordre purement mathématique : en additionnant les votes des deux pôles de droite, le Pacte historique risque fortement d’être défait au second tour.

Bifurcation de la conjoncture

Comme beaucoup d’autres, nous avons pensé qu’une victoire électorale de la gauche colombienne était assurée. Cette fois, si les classes dominantes avaient les moyens d’imposer de leur agenda politique intégrale, c’était par des voies violentes et illégales, en transgressant le cadre institutionnel1. En cette matière, les exemples récents sont pléthoriques dans le cadre latino-américain comme au Venezuela en 2002, au Brésil en 2016 ou en Bolivie en 2019. En somme, lorsque les institutions démocratiques d’un pays ne conviennent pas à sa classe dominante, elle les fera éclater. Il y a quelques heures, cette option était encore une menace crédible au moment où certains sondages prévoyaient une victoire Petro à la présidence dès le premier tour (avec au moins 51% des suffrages). Dans le contexte de cette campagne, de nombreux symptômes ont laissé présager la menace d’un coup d’État, le plus important d’entre eux étant une politisation marquée de l’armée contre le Pacte historique. Des communiqués rédigés de la main de militaires appelaient l’armée à se tenir « prête » à rétablir l’ordre. À ce propos, le général en chef des forces armées, Eduardo Enrique Zapateiro, s’est lui-même livré à une polémique venimeuse contre Gustavo Petro, l’accusant de « politiser » la mort de soldats, bien que la Constitution interdit toute défiance de l’armée face à son principe de neutralité. Au-delà de cette basse rhétorique, l’objectif était simplement de démontrer à la population civile que l’armée ne resterait pas docile face à une prise du pouvoir de la gauche.

Une démonstration de force du Clan del Golfo (Clan du Golfe) allait aussi dans cette direction. Entre le 6 et le 10 mai, ce groupe de narcotrafiquants, l’un des plus grands de Colombie, a décidé de procéder à une « grève armée » (Paro armado), soit une démonstration de force pour s’opposer à l’extradition de leur chef alias Otoniel. Assiégeant près de onze départements (le 1/3 du pays) au cours de ces quatre journées, des membres du groupe ont organisé des blocages routiers, confisqué des véhicules, menacé des civil.e.s. Le gouvernement du président sortant, pourtant autoproclamé champion de la loi et de l’ordre, est demeuré de glace face à cette importante perte de contrôle de l’État sur son contrôle territorial. L’objectif des grands narcos semble ici double. D’une part, ils cherchent à renégocier tacitement les termes de leur accord avec l’État, où le crime organisé veut gagner du terrain dans l’équilibre interne des puissances qui gouverne la Colombie. Cette dite « grève armée » est ainsi une démonstration de leur autonomie d’action comme groupe ayant des intérêts spécifiques (particulièrement le commerce de cocaïne, produit colombien le plus exporté sur le marché mondial). D’autre part, c’était aussi la société civile qui était directement interpellée. Le message était envoyé : une victoire de Petro aurait pu se heurter à une résistance de puissances paraétatiques de cette intensité. Aux heures d’une désorganisation partielle du paramilitarisme, le Clan del Golfo représente une force capable de concurrencer l’agenda de réformes promues par Petro, et de déstabiliser l’État si nécessaire.

Rodolfo Hernández : populisme et restructuration du bloc au pouvoir

Enfin, que nous dit la victoire de Rodolfo au premier tour ? De deux choses l’une : nous sommes toujours dans un « moment populiste », et, plus particulièrement, dans une trajectoire politique dirigée par le populisme de droite. Secondement, on doit s’attendre à une restructuration du bloc au pouvoir colombien, anciennement mené sous l’idéologie de « l’uribisme », c’est-à-dire de la stratégie promue par l’ancien président Alvaro Uribe.

En ce qui concerne le populisme de droite : comme l’atteste l’hégémonie Orban en Hongrie, les 41,5% alloués à Marine Le Pen au deuxième tour de l’élection française, le potentiel retour de Trump, la progression de l’AfD en Allemagne ou de Vox en Espagne. La caractéristique principale de cette forme belliqueuse de populisme est de réanimer une opposition binaire entre les « élites », moralement corrompues, et le « peuple », moralement pur. L’opposition se trace à travers un axe autant horizontal que vertical : la définition du peuple se fait par rapport aux élites, mais aussi dans une définition exclusive du « peuple ». Le résultat étant un aplatissement des antagonismes sociaux — notamment de classes — à la faveur d’une conception homogène et fantasmée de la nation. Les emprunts à la dynamique fasciste traditionnelle sont donc nombreux. La tentative d’homogénéisation du peuple peut par exemple se traduire à travers des catégories raciales, opposant un peuple blanc et fier de son passé à la construction de figures obsessives. Dans le cadre européen ou américain, les immigrant.e.s apparaissent par exemple comme des personnages dangereux, radicalisés par la religion ou usurpateurs de l’économie réelle ; bref, comme des menaces à l’identité nationale et au développement du pays.

Le cas de Bolsonaro au Brésil marque aussi le goût de l’autorité et le dégoût du parlementarisme que l’on retrouvait dans le fascisme historique. En un mot : le populisme de droite n’est pas le rejet des hiérarchies sociales illégitimes, mais une recherche de la personnalité autoritaire-charismatique comme d’un messie pour résoudre les contradictions de la société. Les configurations de l’identité du peuple dans le populisme de droite sont multiples, et sont déterminées par les structures sociales dans lesquelles elles s’implantent.

Quant à elles, les élites sont définies par le populisme de droite sans référents intrinsèques à leurs positions de classes ; c’était le cas avec Trump, mais c’est aussi le cas avec Rodolfo Hernández qui apparaît, sans contradiction aucune, comme un « homme du peuple » qui a bâtit sa fortune de ses propres mains. Et paradoxalement, Petro, ancien guérillero du M-19 qui a mené un travail politique de longue haleine avec les classes les plus défavorisées, qui connait réellement mieux « le peuple » peut apparaître aux yeux de certains comme un « intellectuel », déconnecté de la vie des gens ordinaires. La logique du réel est renversée par le populisme de droite.
Les facteurs d’analyses bien considérés, le multimillionnaire Rodolfo Hernández représente particulièrement bien ce train en marche du populisme de droite en Amérique latine ; ses positions politiques assez vagues, devenues convaincantes de par son charisme, et sa critique creuse de l’establishment le rend difficilement identifiable par les classes populaires. Il incarne la figure de « l’outsider », venu nettoyer les institutions de leur corruption. Les ressemblances de Hernández avec Trump sont frappantes ; l’entrepreneur immobilier et ancien maire de Bucaramanga est aussi un grand capitaliste, membre de la haute société de son pays, et qui a l’audace de se présenter comme un homme du peuple. Tout comme Trump, il hérite aussi d’une attitude grossière, violente et impulsive, comble de la personnalité autoritaire. C’est aussi cet appel à l’agressivité qui fait son « charme » et son charisme. Hier, une journaliste caractérisait naïvement Hernández comme d’un « sac à surprises », où l’on ne savait pas réellement dans quelle direction l’homme allait emmener le pays. Loin d’une rupture avec les élites colombiennes traditionnelles — les propriétaires terriens, les grands narcotrafiquants, les groupes de paramilitaires et la bourgeoisie —, Hernández représente définitivement une solution de continuité avec le programme de l’ancien bloc au pouvoir. D’après Gramsci, le bloc au pouvoir est une notion qui fait référence aux alliances des différentes fractions de classes afin de gouverner et d’imposer une vision du monde (processus dynamique que Gramsci appelle « hégémonie »). C’est la « vision du monde » de l’uribisme qui doit être restructurée.

Enfin, pour arriver à notre second point, c’est la stratégie du bloc au pouvoir qui perdure depuis l’ère Uribe qui devra être transformée ; les fractions des classes qui le constituent pourraient subir le même sort. En effet, l’uribisme se définit par l’alliance des propriétaires terriens et des capitalistes (oeuvrant principalement dans la finance et le secteur extractif), mais sous l’hégémonie des premiers. Ce sont les grands latifundistes de Medellín qui ont la priorité sur les orientations politiques du pays, notamment en ce qui concerne le rapport au paramilitarisme comme organe de répression de la paysannerie. L’idéologie qui prédominait jusqu’alors était celle de la « sécurité démocratique », basée sur la formation d’un ennemi intérieur, les guérillas des FARC et de l’ELN, et contre lesquelles il devait être livré une politique de guerre totale. Le mouvement social était insidieusement rattaché à cet ennemi intérieur, caractérisé par « terroriste » par le gouvernement d’après le vocabulaire caractéristique d’un allié des États-Unis post-11 septembre. Pour appliquer l’agenda de concentration de la terre voulu par les propriétaires terriens, ce fut l’emploi des moyens extra-légaux les plus violents pour déposséder la paysannerie et annihiler l’opposition de gauche.

Si les mandats d’Uribe se sont échelonnés entre 2002 et 2010, on peut néanmoins affirmer que le mouvement qu’il dirige — autant dans ses composantes institutionnelles que paramilitaires — a encore à ce jour la main haute sur la Colombie. Alors que les accords de paix signés par l’administration Santos en 2016 ont semblé marquer une possibilité de rupture, Uribe s’est personnellement chargé d’orchestrer une campagne d’opposition aux accords de paix. Cette mobilisation de la droite dure a réussi à faire échouer l’accord au terme du référendum de 2016. Le président sortant Iván Duque est le digne successeur de ce violent programme au service de la propriété terrienne qui s’assoit autant sur des structures légales que para-légales. Choisi par Uribe lui-même, le dauphin a bafoué les accords de paix avec les FARC, accord dont le coeur suit l’idée que la Colombie connaît la guerre, parce qu’elle a connu la misère et que, conséquemment, il n’existe pas de paix sans paix sociale. Duque a été mis dans la mire du mouvement social pour être avoir perduré l’agenda d’Uribe et, d’une certaine manière, c’est l’uribisme comme bloc historique qui a été attaqué frontalement par les mobilisations populaires de 2021. Voilà sans doute pourquoi le candidat Fico, trop identifié avec la continuité de la droite historique, a été écarté lors de ce premier tour. L’uribisme semble devenu un fardeau trop lourd à porter.

À l’heure actuelle, s’il est élu, il n’est pas clair de quelle manière Hernández sera capable de réagencer les forces qui ont fait la pluie et le beau temps en Colombie. S’appuiera-t-il sur la propriété terrienne ou plutôt sur la fraction extractiviste ou financière du capital colombien ? Considérera-t-il les paramilitaires et les bandes criminelles comme ses chiens de garde ? Que fera-t-il du dossier du crime organisé, particulièrement des récentes activités du Clan del Golfo ? Entamera-t-il une politique militariste contre la guérilla de l’ELN ? Quelles seront ses réponses aux mobilisations populaires (qui semblent inévitables, compte tenu de l’inflation et de l’augmentation drastique de la pauvreté) ? Quelle idéologie sera capable d’articuler ses réponses politiques concrètes à une vision du monde cohérente ? La victoire du populiste n’est pas gagnée d’avance et seul l’avenir nous le dira. Chose sûre, les classes populaires devront naviguer avec prudence dans un champ politique truffé de mines.

En guise de conclusion

Rodolfo Hernández a donc de sérieuses chances de remporter les prochaines élections. Dans l’immédiat, cela permet de canaliser institutionnellement la violence des acteurs armés de droite qui se sont montrés prêts à une intervention armée pour « sauver la démocratie » contre la gauche. En effet, quoi de mieux que supprimer la démocratie pour la sauvegarder ? Toujours est-il que, à quelques exceptions, les points de Fico migreront tous vers Hernández. Pour réussir son tour de force, Petro devra aller massivement piger dans les classes populaires s’étant jusqu’alors abstenues : c’est la dernière carte en main du Pacto. Les dés ne sont pas joués, la machine de guerre électorale du Pacte historique n’a pas épuisé toute son artillerie. La bataille contre Hernández n’est pas insurmontable. Toutefois, si Hernández était bel et bien battu au second tour, la gauche — et ici pas uniquement la gauche parlementaire — devra faire affaire à une menace encore plus grande : celle de l’intervention militaire. Les appels à la « fraude électorale », en dépit de leur fabrication grossière, seront positivement entendus par l’armée. Il en faudra peu pour que les États-Unis refusent les résultats de l’élection et négocient le retour des autorités compétentes.

Les classes dominantes sont bien décidées à ce que l’on ne touche pas à un cheveu de leurs privilèges. La paysannerie, les peuples autochtones et le prolétariat devront se mobiliser en bloc. Dans l’immédiat, Hernández représente un danger qu’il faut à tout prix éviter. À moyen terme, les provocations de l’armée devront être prises très au sérieux. Pour l’instant, les réformes de grandeur promises par le Pacte historique ou même l’enthousiasme généralisé de la gauche extra-parlementaire devront être longuement méditées. Le choix de la tactique devra être essentiellement de caractère défensif : le pire à éviter, c’est d’abord le coup d’une réaction de droite qui s’attaquerait durablement aux capacités d’action du mouvement social. C’est une guerre de position qui s’engage contre le bloc au pouvoir.

— Nathan Brullemans, 30 mai 2022

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