Édition du 17 décembre 2024

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Arts culture et société

Alcyon selon Platon (Texte 31)

Une allusion à la métempsycose plus qu’une exhortation à l’immortalité par une faveur obtenue, en mille mots et huit paragraphes

Dans ce dialogue de Platon (2020a), d’une brièveté exceptionnelle (autour de 1 000 mots), Socrate discute avec Chéréphon[1]. Ce premier explique en quoi consiste le mythe d’Alcyon : soit celui d’une femme inconsolable après la mort de son époux, nommé Céyx, qui a été métamorphosée par les dieux en oiseau au chant plaintif. Quand l’oiseau fait son nid, cela annonce la fin du mauvais temps et, par conséquent, une période d’accalmie.

Mais une autre version suggère que les deux amoureux furent tous deux transformés en martins-pêcheurs et, depuis ce jour, la femelle enterre le mâle trépassé avec de grandes lamentations, puis construit un nid avec des épines qu’elle jette à la mer, y pond ses oeufs et les couve (Graves, 1967, p. 264).

Ce dialogue est l’occasion pour Socrate de préciser à nouveau la toute-puissance, selon lui, des forces divines qui gouvernent le monde[2] (ce monde au cours instable et changeant), de même que l’impuissance variable dans le temps des mortels entre eux d’abord et dans leurs rapports avec les immortels ensuite. S’expose ici une dialectique visant la complexité du vivant, sinon à rendre plus saisissable la dualité inexorable du visible et de l’invisible, à travers les distinctions du corps et de l’âme. Mais il s’agit aussi d’un symbolisme de la souffrance de la perte, celui d’un oiseau fabuleux au chant singulier, en voulant ainsi exhorter la force de l’amour au sein d’un couple dont l’épouse endeuillée reçoit une faveur divine. Platon dépasse toutefois ce symbolisme, afin de supputer sur les rouages de l’immortalité.

Au-delà des inégalités entre les êtres humains s’exposent des extrêmes lorsque les dieux et déesses s’insèrent dans le portrait, eux et elles ayant le pouvoir de modeler la matière, alors que cette action semble tellement simpliste et peut être comparée aux gestes d’un enfant qui joue avec de la glaise pour lui donner des formes. La principale distinction relève de la toute-puissance donneuse et voleuse de la vie. Or, cette vie concerne la matière, non l’âme qui peut revenir sous n’importe quelle forme terrestre.

Alcyon, cet oiseau de bon augure, a été associé à Alcyoné par Homère, à savoir le nom de cette femme qui a été métamorphosée par le divin, d’où « alcy-one », c’est-à-dire « la reine qui préserve du mal » (Graves, 1967, p. 264) ou la « reine qui protège » (Graves, 1967, p. 1 130). Mais si elle s’est jetée à la mer, son âme s’est alors évadée de son corps et devait en trouver un autre si elle désirait poursuivre son périple terrestre. De là une allusion à la métempsycose qui insinue un retour possible. Métamorphose ou métempsycose, le passage de l’une à l’autre engage un effort de conceptualisation qui nécessite de cesser de discourir sur le monde terrestre afin d’inspirer — ou plutôt d’attendre d’être inspiré d’— une vision du monde céleste pourtant jugé inaccessible. Platon a préféré ici parler de métamorphose et de la puissance des dieux avant d’oser s’aventurer dans une simulation du monde des âmes ; tentative qui surviendra notamment dans le Phédon et La République.

D’ailleurs, dans le Phédon (1965) il fait dire des choses à Socrate sur l’immortalité de l’âme, voire une immortalité substantielle qui lui permet de pouvoir habiter n’importe quelle forme, comme celle de l’alcyon. En ce sens, ce qui est jugé impossible sur la base des limites du corps devient possible en songeant à l’âme et au divin, dans la mesure où une même âme peut évoluer au sein de corps différents. Autrement dit, l’âme constitue la substance donnant vie au corps ; elle personnifie une sorte d’énergie, une vitalité, sans laquelle aucun désir, aucune souffrance, aucune respiration, aucun bruit ne peuvent être éprouvés, sans laquelle aucune action ou aucun mouvement ne peuvent être entrepris.

Socrate, à la toute fin du dialogue, fait allusion à ses deux femmes : Xanthippe et Myrto. La première est aussi citée dans le Phédon, dont les complaintes sur la mort prochaine de son époux créent un certain lien avec Alcyoné, tandis que la seconde possède le nom d’une nymphe dont la signification est « déesse de la mer » (Graves, 1967, pp. 610 et 1 167), là où a disparu Alcyoné avant de réapparaître sous la forme d’un oiseau. Est-ce dire que Socrate se comparerait à Céyx, dont la vengeance prochaine des dieux s’abattrait sur lui ? Est-ce dire que l’Alcyon s’avère être spécifiquement pour Socrate l’oiseau annonciateur de son fatum ? Chose certaine, le mythe de l’Alcyon ne doit pas seulement être interprété comme une occasion pour Platon d’immortaliser un récit culturel de son époque, mais de faire ressortir toute une philosophie mettant en cause l’existence même de la mortalité et de l’immortalité, toujours dans un jeu des contraires, alors que les contradictions forment l’essence de toute chose ou encore assurent l’existence de l’un par rapport à l’autre.

Un monde céleste se manifeste, même s’il s’avère impossible pour les mortels que nous sommes d’y accéder, ou du moins sous la forme et dans la matière terrestre qui nous caractérisent. Par contre, l’âme qui anime le corps provient de ce milieu et profite d’un droit de passage lui permettant un retour possible, comme déjà dit. Voilà un phénomène difficilement saisissable pour la conscience humaine, à moins de bien saisir les bouts d’enseignement dissimulés à l’intérieur des légendes et des mythes grâce auxquels une vie humaine peut être perçue telle une durée à première vue infime par rapport à l’éternité, mais qui doit effectivement être envisagée comme une fraction possible d’additionner ou de multiplier pour mieux se représenter l’infini. Il n’est plus question seulement de monde visible et invisible, mais de l’espace-temps auquel on cherche à déterminer les attributs extrêmes à partir des limites des moyens et de la connaissance de l’époque antique.

Finalement, Diogëne Laerce considère ce dialogue comme inauthentique (Laërce, 1999, p. 434). Il s’agit d’un autre ouvrage apocryphe. N’empêche qu’on continue de l’attribuer à Platon, lui qui parlait en bien de Socrate, qui espérait l’immortaliser en quelque sorte en lui donnant une seconde vie à travers ses écrits.

Guylain Bernier
Yvan Perrier

12 juin 2022
11h.

Références

Diogène Laërce. 1999. Vies et doctrines des philosophes illustres. Paris : Le livre de poche, 1398 p.

Graves, Robert. 1967. Les Mythes grecs. Paris : Fayard, 1 185 p.

Platon. 1965. Apologie de Socrate — Criton — Phédon. Paris : Garnier Frères, 187 p.

Platon. 2020a. Alcyon : (ou De la métamorphose). Dans Luc Brisson (Dir.), Platon œuvres complètes. Paris : Flammarion, pp. 62-64.

Platon. 2020b. Lois X. Dans Luc Brisson (Dir.), Platon œuvres complètes. Paris : Flammarion, pp. 943-950.

[1] Chéréphon est le célèbre disciple qui a consulté l’Oracle de Delphes au sujet de la sagesse de Socrate.

[2] Sur la place et le rôle des dieux dans la conduite des affaires humaines, nous vous référons au passage 899d- 905c), dans Platon (2020b), Lois X. Le passage en question s’ouvre sur la remarque suivante de L’Étranger d’Athènes : « C’est à celui qui estime que les dieux existent, mais qui nie qu’ils aient souci des affaires humaines qu’il nous faut maintenant adresser nos exhortations. » (899d).

Yvan Perrier

Yvan Perrier est professeur de science politique depuis 1979. Il détient une maîtrise en science politique de l’Université Laval (Québec), un diplôme d’études approfondies (DEA) en sociologie politique de l’École des hautes études en sciences sociales (Paris) et un doctorat (Ph. D.) en science politique de l’Université du Québec à Montréal. Il est professeur au département des Sciences sociales du Cégep du Vieux Montréal (depuis 1990). Il a été chargé de cours en Relations industrielles à l’Université du Québec en Outaouais (de 2008 à 2016). Il a également été chercheur-associé au Centre de recherche en droit public à l’Université de Montréal.
Il est l’auteur de textes portant sur les sujets suivants : la question des jeunes ; la méthodologie du travail intellectuel et les méthodes de recherche en sciences sociales ; les Codes d’éthique dans les établissements de santé et de services sociaux ; la laïcité et la constitution canadienne ; les rapports collectifs de travail dans les secteurs public et parapublic au Québec ; l’État ; l’effectivité du droit et l’État de droit ; la constitutionnalisation de la liberté d’association ; l’historiographie ; la société moderne et finalement les arts (les arts visuels, le cinéma et la littérature).
Vous pouvez m’écrire à l’adresse suivante : yvan_perrier@hotmail.com

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