§1 De toute évidence, la CAQ surfe sur la vague d’insatisfaction et incarne une nette volonté de changement face aux Libéraux qui ont perdu leur crédibilité à s’occuper des « vraies affaires » (insatisfaction à 75%). Elle ramasse les demandes insatisfaites autour d’un signifiant vide, Legault, qui n’a pas besoin d’ouvrir la bouche pour dominer les sondages. Legault règne d’autant mieux que la majorité continue à croire qu’il pourra régler toutes ses demandes pressantes comme par magie : accès à un médecin de famille, réduction des temps d’attente aux urgences, accès aux centres de la petite enfance, création d’emplois, réduction des impôts, maintien de l’équilibre budgétaire, etc.
§2 La population ressent les coups durs de l’austérité, elle veut avoir accès à des services publics de qualité (santé, éducation, garderies), mais elle est endettée et ne veut pas payer plus d’impôts. Elle veut protéger la « langue française et de la culture québécoise » (comme le PQ), elle veut le « partage de la richesse et la protection de l’environnement » (comme QS), mais elle est surtout concernée par des préoccupations immédiates. Bref, il y a toujours une forte volonté de trouver le « bon gestionnaire » pour s’occuper des finances publiques, pour redresser une entreprise qui va mal, pour remettre la maison familiale en ordre. Les gens ne veulent pas l’austérité, mais ils souhaitent toujours le même genre de leaders qui leur fourniront ce régime minceur.
§3 La situation actuelle est marquée par un haut niveau de dépolitisation, propice à un scénario populiste à la Trump : insécurité économique et culturelle, mépris de la classe politique, volonté d’un leader fort pour faire le grand ménage. Cette insécurité se caractérise par une véritable peur face aux « changements significatifs » qui impliqueraient une rupture avec le statu quo : souveraineté, transition écologique, redistribution massive de la richesse, changement des modes de vie, ouverture d’un processus constituant pour refonder la démocratie, etc. Ainsi, les gens veulent à la fois un changement de gouvernement et le statu quo. C’est le signe même d’un conservatisme profondément enraciné depuis une vingtaine d’années, et amplifié par l’instabilité croissante du monde. Les classes moyennes précarisées, qui tiennent toujours à préserver leur acquis et leurs modes de vie, ne veulent pas un véritable changement sociopolitique qui augmenterait l’incertitude sur le plan individuel et collectif.
§4 Le Québec, comme la plupart des sociétés occidentales d’ailleurs, est moins xénophobe que « cambiophobe ». Ce n’est pas la peur des étrangers qui domine, mais le peur du changement (du latin cambiare) qui se manifeste de différentes manières. Comme le souligne Mathieu Bélisle dans son dernier essai : « la domination de vie ordinaire constitue au Québec un fait massif, absolument déterminant, un fait non nul ne peut faire l’économie, aussi bien ans la conduite des affaires que dans l’écriture d’une oeuvre. » Si les gens peuvent apprécier certaines formes de nouveauté (innovations technologiques, condos, nouvelles téléséries), ils ne veulent pas être bousculés dans leurs habitudes ; ils veulent la tranquillité, le bien-être, ne pas être dérangés. « Qu’est-ce que le pays de la vie ordinaire ? C’est un pays gouverné par l’habitude, où chacun vaque à ses affaires sans s’inquiéter de rien, tout à la certitude que demain sera pareil à hier, un pays où rien ne se transforme ni ne disparaît vraiment, où les événements ont toujours, par quelque côté, un air de déjà-vu, tant le cours de son histoire, comme celui du grand fleuve qui traverse son territoire, semble n’accuser aucune variation. »
§5 Dans ce contexte historique, il n’est guère étonnant que le PQ stagne ; son projet politique né dans la période d’effervescence de la Révolution tranquille ne suscite plus l’enthousiasme, malgré une partie d’irréductibles fidèles qui gardent une lueur d’espoir. Il n’est pas plus surprenant que la gauche plafonne à 10%, car ce qu’elle propose est un projet de transformation sociale, même si au fond elle ne fait que réanimer les aspirations brisées d’une Révolution tranquille inachevée. Au-delà des questions de financement, de la mobilisation militante, des communications publiques et des stratégies électorales, c’est bien la « panne des grands récits » et le conservatisme ambiant qui bloquent structurellement toute tentative de changement, à court et moyen terme. L’insatisfaction face aux libéraux, le dégoût de la politique - source de divisions et de chicanes - pousse les gens à vouloir un « changement sans changement », un leader sans vision, un ménage rapide qui pousse la poussière sous le tapis, bref, un gouvernement médiocre pour préserver les bases culturelles d’une vie ordinaire.
§6 Deux facteurs déterminants pourraient changer la donne politique après 2018. Sur le plan socioéconomique, la dégradation des conditions matérielles d’existence, engendrée par l’aggravation des mesures d’austérité ou une possible crise (explosion de la bulle immobilière, crise financière), pourrait créer un contexte historique favorable au besoin partagé d’un changement significatif. Une masse critique serait alors plus ouverte à une réforme radicale du modèle de développement, c’est-à-dire une modification substantielle des bases institutionnelles de la société. Le statu quo ne serait plus le garant d’une certaine sécurité ou d’une protection face à l’inconnu, comme c’est le cas actuellement. L’éternelle reproduction du présent deviendrait une impossibilité pratique, voire la principale cause de la souffrance vécue par une majorité de la population. Tant que les gens voudront préserver l’ordre établi face aux ruptures nécessaires pour assurer la pérennité du monde, les « forces du changement » resteront coincées sous leur plafond de verre.
§7 Néanmoins, attendre tranquillement une bonne crise favorise l’attentisme et la politique du pire, tout en laissant la porte ouverte aux forces réactionnaires, autoritaires et xénophobes qui pourront profiter de la crise en radicalisant la « cambiophobie » ambiante. Si une crise générale brise l’extrême centre, elle ouvre la voie tant à la gauche qu’à l’extrême droite. Cela signifie qu’il serait périlleux de rester les bras croisés, pendant que la CAQ épuise la force de réserve du statu quo et du capitalisme néolibéral. La lutte à mener n’est donc pas strictement électorale, car au-delà des tentatives pour faire quelques gains à l’intérieur ou l’extérieur de Montréal (QS), et des tactiques et sorties surprises pour éviter la catastrophe (PQ), c’est bien la quête de l’hégémonie culturelle qui devient le combat névralgique. Certes, la période électorale amène son lot d’impératifs à court terme, mais la bataille imminente ne doit pas masquer la guerre à mener, soit la lutte idéologique qui doit prendre appui sur le sens commun pour le réformer. La gauche a certes été habile pour déconstruire quelques préceptes du néolibéralisme, qui n’a plus une grande crédibilité ; même l’austérité n’est plus vantée comme une bonne façon de gouverner. De même, on aura beau convaincre les gens que le fédéralisme n’est pas un bon régime et que l’indépendance a plusieurs avantages à ne pas négliger, cela ne suffit pas à renverser la tendance. Cette catéchèse peut certes convaincre l’intellect, mais c’est le coeur des gens qu’il faut gagner. Certes, la pédagogie est importante, mais au-delà des stratégies de communication ou d’une patiente éducation - qui prennent pour acquis que la « vérité » a déjà été trouvée et qu’il suffirait de bien la propager - c’est la reconstruction de récits collectifs et d’une conception partagée du devenir historique qui doit être entreprise.
§8 Comment dépasser la logique de la vie ordinaire, et affronter les dangers qui mettent en péril sa tranquillité et son indifférence ? Comment reconstruire un grand récit collectif, ancré dans un passé où gît encore des promesses inaccomplies, et qui ouvre sur un avenir commun qu’il faut dès maintenant rebâtir pour assurer la suite du monde ? Comment créer un dégoût face à l’inaction, une critique radicale du statu quo, mais surtout donner le goût de la Transition, de l’émancipation individuelle et collective, de la nécessaire résilience locale et nationale pour protéger nos communautés contre les multiples crises qui minent l’horizon ? Comment appeler une « Renaissance », d’une refondation des bases sociales, économiques et politiques de notre monde, sans sombrer dans les récupérations crasses du Make our country great again ? Sous les discussions ordinaires et les analyses superficielles des sondages d’opinion, il faut sonder les profondeurs de la culture, de la vie commune, des angoisses et des dénis collectifs, des significations imaginaires qui inhibent ou favorisent les possibilités du changement social.
§9 Le terme technique pour désigner la peur du changement est la « métathesiophobie », du grec metáthêsis qui signifie changement ou « permutation ». La peur du changement, inscrite dans la condition humaine et s’exprimant à divers degrés à travers les individus, les groupes, les sociétés et l’histoire, est exacerbée par l’accélération du rythme de vie, des crises et des périples de l’époque. Par le fait même, il faut identifier les conditions de possibilité d’une « métathèse », soit une réorganisation générale, une métamorphose globale, une auto-institution imaginaire de la société. Cela nécessite de désactiver les mécanismes d’inhibition qui freinent l’audace, la créativité, les luttes fécondes et l’imaginaire radical, c’est-à-dire la capacité d’amorcer une régénérescence culturelle et démocratique. Ce n’est pas le grand retour à un passé révolu, mais le saut de la liberté, la ligne du risque d’une collectivité à défricher.
Photo : Jacques Nadeau Le Devoir
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