Les dégradations environnementales étant souvent commises avec l’aval des autorités et sans le consentement direct des populations, mettre un terme à la dette écologique implique de repenser la démocratie sous sa forme actuelle. C’est d’autant plus important que la crise écologique, incluant une raréfaction des ressources, est une menace en tant que telle contre la paix : elle constitue un terreau fertile pour voir apparaître des restrictions des libertés, des conflits identitaires (notamment en raison de l’augmentation des réfugiés climatiques), voire une dictature verte. [1]
La démocratie représentative en crise
L’inertie du monde politique, notamment au sujet de la question écologique, s’explique en grande partie par la nature même de la démocratie représentative, en vigueur dans la majorité des pays. Celle-ci, souvent présentée comme le seul régime matériellement possible dans une société aussi complexe que la nôtre, est fondée sur l’élection de représentants pour une durée déterminée au terme de laquelle ils sont soit reconduits, soit écartés du pouvoir. À de rares exceptions près, les mandats sont donc irrévocables entre deux scrutins. L’électeur accepte de se défaire de sa souveraineté au profit d’une classe politique dirigeante. Cela pourrait se justifier si les représentants politiques faisaient preuve d’une certaine vertu. Or l’actualité nous montre sans cesse que les femmes et les hommes de pouvoir sont des personnes comme les autres (même s’ils sont issus, généralement, de milieux relativement aisés), avec leurs motivations et intérêts propres.
De ce fait, la plupart des politiciens privilégient une vision à court terme, pour la simple raison qu’ils ont besoin que des résultats apparaissent avant la fin de leur législature s’ils veulent être réélus. Mais la majorité des grandes questions de société ne peuvent être résolues en l’espace de quelques années ; elles requièrent une politique cohérente sur du (très) long terme. L’écologie est emblématique à cet égard. La crise actuelle impose de prendre des mesures profondes, coûteuses ei souvent contraignantes, dont les effets ne seront visibles que dans plusieurs années. Pensons au développement des transports en commun ou encore à la réduction drastique de l’utilisation d’énergies fossiles. Cette situation n’incite pas la classe politique à se charger résolument du problème environnemental, si ce n’est par le biais de mesures ciblées mais souvent palliatives (primes écologiques, taxe carbone, amendes ... ). De plus, bien souvent, les décisions écologiquement bénéfiques se révèlent entrer en contradiction avec les intérêts d’une partie du monde du travail (industrie, transport routier et aérien, secteur de la publicité ... ), dans lequel se recrute en majorité l’électorat de base de bien des partis politiques. C’est pourquoi l’écologie passe souvent à la trappe au profit de la sauvegarde de l’emploi. Par exemple, il est inconcevable d’envisager une contraction drastique de la production dans certains secteurs quand le chômage touche plus de 10 % de la population active dans la plupart des pays (du moins sans réduction du temps de travail). On observe également cette tendance chez de nombreuses forces de gauche, syndicats et partis communistes en tête. Comme l’explique Aurélien Bernier, « les gouvernements "font de l’environnement" lorsque celte thématique est rentable d’une point de vue électoral ». Il ajoute : « Si les politiques environnementales ne semblent progresser qu’après des accidents catastrophiques, elles reculent encore plus vite en cas de crise économique [2]. »
Contre une oligarchie mondiale (les 1 %)
Dépasser cette tendance implique de fédérer les luttes syndicales et écologiques contre les responsables de la double impasse, écologique et sociale, dans laquelle nous nous trouvons. Comme nous l’avons répété dans ces pages, l’analyse à travers le prisme des classes sociales conserve aujourd’hui toute sa pertinence. Elle doit donc être au cœur des mobilisations, d’un côté comme de l’autre. Le plus souvent, les politiciens ne font que suivre le courant dominant. Pour éviter que la dette écologique ne continue de se creuser, pour sortir du cadre idéologique existant, la prise de conscience et la sensibilisation sont urgentes. Cet ouvrage est notre humble contribution pour avancer dans cette direction.
Bien sûr, il est illusoire d’espérer voir naître de véritables solutions dans la sphère institutionnelle. Les crises environnementale et économique sont les deux facettes d’un système à bout de souffle. Or derrière ce système se cachent des hommes et des femmes, les fameux 1 % qui dictent aux 99 % restants comment vivre leur vie. Cette oligarchie, déconnectée des réalités vécues par la majorité, rassemble une bonne partie des élites politiques et économiques, contrôlant la finance, les principales entreprises multinationales et les médias dominants. Nous ne nous trouvons pas face à une théorie du complot, mais plutôt face à une grande proximité idéologique entre des acteurs mus par l’appât du gain, quelles qu’en soient les conséquences sociales et écologiques, le tout baignant dans un schéma de pensée hégémonique tout à fait englobant.
L’existence de liens inextricables entre le monde politique et la sphère industrielle permet de comprendre l’immobilisme actuel de part et d’autre de l’échiquier politique. Le premier dépendant souvent des financements de la seconde pour faire campagne, il n’est point question de se la mettre à dos en adoptant des législations contraires à ses intérêts. Si les États-Unis sont certainement le pays où cette collusion est le plus visible (les campagnes présidentielles étant directement financées par des donateurs privés), de nombreux autres États connaissent une situation similaire. Évoquons par exemple le Pérou, où le président (un milliardaire de droite), après avoir promis à la population, pendant sa campagne, de privilégier les sources d’eau par rapport à l’extraction minière, a retourné sa veste une fois élu et n’a pas hésité à réprimer les agriculteurs qui s’élevaient contre l’exploitation d’or dans les mines des montagnes proches des sources d’eau douce. Sortir de la dette écologique peut contribuer à réduire. voire à supprimer la collusion potentielle entre les sphères politique et économique.
Il ne s’agit pas là d’une dérive du système de la démocratie représentative, mais bien d’une de ses conséquences inévitables. Tel qu’il existe actuellement, ce système conduit nécessairement à une professionnalisation de la politique. Ëtre une femme ou un homme politique est dorénavant un métier à part entière, et l’élection de tel ou tel candidat repose davantage sur son charisme, son apparence et sa communication que sur ses idées. D’où une politique souvent vide de contenu, se focalisant sur les émotions au détriment des vrais enjeux de société. Il est de plus en plus difficile pour un candidat d’émettre une opinion radicale sur un quelconque sujet, sous peine de rompre avec la ligne de son parti, dont il est prisonnier, et de se mettre à dos une partie de son électorat. De ce fait, il n’est guère surprenant que la classe politique connaisse un tel déficit de crédibilité ct que l’on atteigne de tels records dans les taux d’abstention ou les votes identitaires.
Dérnocratiser le quotidien
Instaurer un système véritablement démocratique, plus participatif (au sens noble du terme [3]), passe donc par la remise en cause de certains de ses fondements. Des contre-pouvoirs doivent être établis, comme la possibilité de révoquer n’importe quel mandataire et l’interdiction d’occuper un mandat en cas de non-respect du programme pour lequel il a été élu ; une plus grande transparence doit être exigée dans le financement des campagnes, des partis ou des politiques ; à l’instar de l’expérience de Porto Alegre, le budget doit être soumis à la population et approuvé par elle ; l’usage de pratiques de démocratie directe telles que le référendum doit être encouragé pour certaines décisions. Il faut envisager en outre une relocalisation de la prise de décision, une forme de fédéralisme fonctionnant du bas vers le haut, la publicité des débats, notamment par le recours à des jurys populaires sur certaines questions de société, la mise en place d’un contrôle citoyen sur les secteurs publics ...
Tout cela doit viser la déprofessionnalisation de la politique et encourager l’intérêt de la population pour la chose publique, en permanence et non plus uniquement lors des périodes d’élection. Une véritable démocratie ne saurait être effective sans la participation et la préoccupation de tout un chacun.
Cela doit commencer dans nos vies quotidiennes, nos écoles, nos quartiers, sur nos lieux de travail. Il est inconcevable que la sphère économique soit le seul secteur où la démocratie serait écartée au profit d’une vision hiérarchique verticale, prétendument la plus efficace. C’est une revendication que l’on retrouve sous la plume de Mike Davis, pour qui « l’enjeu n’est rien de moins que de parvenir à la démocratie économique ; en l’espèce, à un système où les gens ordinaires décideraient des grandes questions comme les dépenses sociales, les taux d’intérêt, les transferts de capitaux, la création d’emplois, le réchauffement climatique ... [ ... ] Si le débat ne porte pas sur le pouvoir économique, alors il ne sert à rien [4] », La prise de pouvoir par les travailleurs sur les moyens de production est déjà une réalité dans de nombreuses régions du monde. Pensons aux cuupémtives, qui, entre autres vertus, ont pour effet d’impliquer directement les travailleurs dans leur outil de production et, la plupart de temps, de relocaliser une grande partie de l’économie, permettant ainsi de sortir de la dépendance énergétique et de renforcer la résilience des communautés locales [5] ; aux diverses entreprises autogérées au lendemain des crises argentine, grecque, étasunienne ... ; au mouvement des initiatives en transition ; aux monnaies locales, qui favorisent le commerce local tout en instaurant une relation à l’environnement beaucoup plus soutenable ...
Enfin, il faut souligner le rôle de l’éducation. C’est dès le plus jeune âge que doit nous être enseignée la nécessité de s’impliquer dans la vie quotidienne, le respect des écosystèmes, l’autonomie ou encore la coopération et l’entraide. Il est illusoire d’espérer une société plus juste si l’on sacrifie la jeunesse pour des motifs financiers, comme cela se fait aujourd’hui. Une fois de plus, pourquoi ne pas s’inspirer d’expériences mises en place dans le Sud ? Les zapatistes du Mexique sont certainement ceux qui ont poussé ie plus loin la logique alternative et démocratique : décentralisation, absence de professionnalisation des fonctions politiques, rotation des tâches entre les habitants selon les compétences de chacun(e), dynamique fondée sur le consensus, mécanismes de contrôle et d’évaluation responsables, charges politiques non rémunérées, priorité donnée à la pratique sur la théorie, apprentissage de la vie en communauté [6]... Un nouveau projet progressiste et émancipateur doit voir le jour, fondant une nouvelle vision de société, à la fois écologique et sociale.
L’objectif doit consister dans une décentralisation du pouvoir qui permettrait aux populations d’avoir le contrôle sur leur milieu de vie [7]. À l’inverse de ce que l’on observe aujourd’hui, les décisions démocratiques seraient prises par celles et ceux qui sont appelés à en subir les conséquences [8]. Afin d’éviter un repli communautaire ou territorial, il faudra instaurer conjointement une vision de coopération avec les autres entités fédérées, notamment pour gérer les questions plus globales. Il est important de noter que, contrairement au modèle de nos sociétés actuelles, le processus démocratique se fera de bas en haut, chaque échelon étant contrôlé par l’échelon inférieur de façon à éviter tout dérapage. « La sauvegarde de l’être humain et de la nature dépend d’une reconstruction politique de la société, qui en ferait une démocratie en réalité et non pas en paroles [9]. » La tâche est considérable, mais les enjeux ne le sont pas moins.