L’idée du « parti des urnes, parti de la rue » a été déployée, entre autres, pour respecter l’autonomie des mouvements sociaux. L’attention apportée à cette autonomie est issue du lourd passé des partis marxistes-léninistes des années 1970 et de leur tentative d’hégémoniser ces mouvements sous la direction de ce qu’ils considéraient comme le « parti d’avant-garde ». Toujours dans la logique parti des urnes, parti de la rue, le rôle de Québec solidaire était de devenir le portevoix des mouvements à l’Assemblée nationale, transmettant leurs revendications dans le processus législatif. Par ailleurs, le parti devait également appuyer ces mouvements en se joignant à des manifestations et en appelant ses membres à participer à des actions organisées par les mouvements sociaux.
À l’origine, cette stratégie était nécessaire pour que le parti puisse faire tomber les soupçons d’entrisme à son sujet. Mais aujourd’hui, les choses sont claires : plus personne de moindrement sensé ne croit que Québec solidaire complote pour téléguider les mouvements populaires. Par contre, un nouveau problème a surgi : par cette politique, le rôle de Québec solidaire est resté flou, tant pour ses membres que pour les gens qui ne connaissent le parti qu’à travers ses prises de positions publiques. En gros, on ne sait pas à quoi « sert » Québec solidaire : veut-il prendre le pouvoir ? Est-il la « conscience morale » de l’Assemblée nationale ? Est-ce plutôt une courroie de transmission pour les doléances et pétitions des divers groupes de la société civile ? Ce flou sur son identité nuit au développement du parti.
Ce flou a également des conséquences à l’intérieur de l’organisation. On y consacre beaucoup de temps à administrer le parti, à discuter ses positions, mais trop peu à agir politiquement. Ainsi, des gens qui veulent s’y joindre et qui ont été formés à l’activisme de terrain plutôt qu’au débat en instances, sont rebutés par ce qui leur semble être, à tort ou à raison, de lourdes structures bureaucratiques.
Que faire, donc, pour sortir de cette posture difficile ? Évidemment, il ne peut être question de renouer avec l’entrisme ou, à l’inverse, d’abandonner un rapport de proximité avec les mouvements. Je crois cependant que l’évolution de Québec solidaire – la croissance du nombre de ses membres, le développement de sa structure organisationnelle, l’amélioration de ses capacités techniques – permet une plus grande autonomie et une plus grande résonance du parti. Par ailleurs, la situation politique exige cette autonomisation si on veut voir Québec solidaire grandir, tant dans les urnes que dans la rue.
Bref, Québec solidaire doit quitter l’étape du « parti des urnes, parti de la rue » pour devenir un parti hybride, à la fois parti politique et mouvement social. Cette transition vers une nouvelle étape du « processus » exige trois transformations au parti : se donner des opportunités de faire des gains autres qu’électoraux ou parlementaires, canaliser l’énergie des associations locales sur l’action politique et recentrer le message porté dans l’espace public.
Faire des gains
Québec solidaire peut se vanter de plusieurs succès électoraux. Il a aussi participé à des gains législatifs – surtout des motions et des prises de paroles marquantes. Ces choses ont leur importance et le bilan est somme toute impressionnant considérant la taille de son équipe parlementaire. Cependant, une question reste à cerner : qu’est-ce que Québec solidaire a apporté de concret aux Québécois et aux Québécoises ? On pourrait répondre que la question est cruelle pour un parti qui n’a jamais eu le pouvoir (la CAQ non plus n’a pas davantage apporté que QS). Fut-elle cruelle, des gens se la poseront quand même alors que Québec solidaire se présentera pour une cinquième fois devant l’électorat. On se demandera : mais qu’est-ce que ça donne de continuer de voter pour ce parti ?
Depuis 2006, on répond à cette question en affirmant que la voix de Québec solidaire est importante à l’Assemblée nationale. Cette voix de gauche est distinctive, forte, claire (par exemple, dans le débat sur l’éviction des personnes âgées). Parler fort et parler bien est important, mais est-ce suffisant ? Est-ce que les gens vont voter pour QS pour obtenir une voix à l’Assemblée nationale ? Possible que ça fonctionne pour un temps, mais un jour ou l’autre cette posture atteindra ses limites et peut-être plus tôt que tard. On ne peut pas non plus compter uniquement sur de nombreux gains parlementaires éventuels (projets de lois adoptés, motions et autres) par définition difficiles à obtenir alors qu’on est un petit groupe d’opposition.
Comment faire alors pour que Québec solidaire soit au cœur de gains concrets, d’avancées sociales positives que tout le monde peut comprendre ?
Commençons par constater les atouts détenus par ce parti. Québec solidaire est la plus importante organisation de gauche au Québec : des milliers de membres répartis dans toutes les régions du Québec ; une trentaine d’employé-es rémunérés ; une organisation structurée et fonctionnelle et un réseau de communication interne et externe étendu. On pourrait améliorer chacun de ses points, mais ils sont néanmoins une réalité.
Pourquoi ne pas profiter de cette capacité organisationnelle pour faire ce qu’une grande partie des membres de Québec solidaire savent le mieux faire : faire avancer la société par la mobilisation sociale. Supposons que chaque année (ou aux deux ans) le congrès du parti vote un enjeu prioritaire à gagner dans les prochains mois. Un seul : l’important serait de ne pas se disperser et de se fixer un seul objectif clair. Il ne s’agirait pas de faire une campagne de sensibilisation comme on l’entend habituellement (Courage politique, Pays de projets, Gratuité scolaire, etc.), mais de, à partir d’un plan d’action précis, faire des gains concrets. On déciderait ensemble de ce qu’il est à la fois nécessaire et possible de gagner et on se donnerait les moyens pour l’atteindre. Que seraient ces « gains » ? Ce que les membres décideront après avoir débattu : une hausse des investissements en transport en commun ? Des constructions de logements sociaux ? Une campagne nationale de lutte sur la violence contre les femmes ? Une augmentation du salaire minimum ? Qu’importe, ce que le congrès jugera à la fois pertinent et possible d’atteindre.
Pour obtenir ces gains, Québec solidaire prendrait des moyens qui iraient au-delà de ce qu’un parti fait habituellement. C’est ici qu’il faut réinventer ce qu’est un parti de gauche, féministe, écologiste et indépendantiste au Québec. Une part de ce parti ressemblerait à un mouvement social dans ses modes d’action, sauf que Québec solidaire a la possibilité d’aller faire des gains sur une variété de terrains plus diversifiés qu’un mouvement social qui se concentre généralement sur un enjeu précis. Il peut aussi agir sur le terrain parlementaire de façon coordonnée, comme il le fait déjà avec les mouvements sociaux. Bien sûr, cela exigera de repenser les liens entre Québec solidaire et ses alliés des mouvements sociaux. Parfois cela pourrait même créer des tensions, mais je crois qu’en bout de piste tout le monde bénéficierait d’un parti qui s’active pour faire des gains concrets.
Mieux canaliser l’énergie
Pour que cela soit possible il faut mieux canaliser l’énergie des militants et militantes de Québec solidaire. En ce moment, énormément de temps est consacré à la politique interne du parti, à son administration et à l’adoption de son programme. Comme cette dernière question de la rédaction du programme tire à sa fin, il serait temps de consacrer de l’énergie ailleurs, nommément sur le terrain. Pour ce faire, il faut limiter les congrès et conseils nationaux pour qu’il n’y ait qu’une grande rencontre nationale par année. Actuellement, les associations locales consacrent trop de temps à préparer ces instances, en plus du temps nécessaire à l’administration et à l’organisation qu’elles ont à faire au niveau local.
Il est crucial de libérer du temps au niveau local pour que trois éléments deviennent des priorités : l’action terrain, le recrutement et le financement. Pour cela, l’embauche au niveau national d’une personne pour appuyer le développement des associations locales est déjà une bonne nouvelle – bien qu’elle arrive tard dans le développement du parti. Il est maintenant nécessaire que s’ouvre dans les associations locales de l’espace pour des militants et militantes qui sont davantage des « activistes » que des « politiques », qui ont plus le goût de faire de l’action terrain, de faire des gains, plutôt que de parler politique pendants trois heures de réunions lors des AG locales ou régionales. Je connais nombre de personnes qui après quelques unes de ces réunions ont quitté l’organisation parce qu’elles n’y trouvaient pas leur place. Pourtant, Québec solidaire a grand besoin d’elles.
Je ne nie pas ici l’importance des militants et militantes plus « politiques » (je m’identifie personnellement plus à cette catégorie), mais je crois qu’il faut savoir faire de la place, tant dans les instances que dans le temps qu’on consacre à l’une et l’autre des activités. Québec solidaire doit devenir plus visible dans le quotidien, déranger par des actions audacieuses dans toutes les régions du Québec. Plein de gens ont envie de faire précisément cela, il faut leur ouvrir les portes du parti.
Recentrer le message
Cette réorganisation pourrait se faire en parallèle avec un recentrement du message politique. D’abord, il faut éliminer clairement toute possibilité d’alliance avec le centre ou la droite au nom d’un quelconque recentrement programmatique. Là-dessus l’échec du NPD, l’élection de Corbyn chez les travaillistes anglais, la popularité de Bernie Sanders aux États-Unis, tout comme les insuccès du centrisme d’un François Hollande en France et d’une Dilma Roussef au Brésil permettent de dire que cette option est probe politiquement, et qu’elle est également optimale stratégiquement. Il y a une soif pour un discours clair et marqué à gauche. Il s’agit de développer les tactiques communicationnelles pour l’étancher.
D’autre part, il faut clairement situer les objectifs électoraux, ne plus avoir peur des mots. Québec solidaire souhaite prendre le pouvoir. Il considère pouvoir former le meilleur gouvernement possible au Québec. Cela n’empêche pas de dire, par ailleurs, que le parti considère comme une avancée importante le fait d’obtenir des succès limités, à défaut du pouvoir immédiat. Il faut cependant cesser de jouer le défaitisme qui se déguise en réalisme. Malgré quelques succès honorables, le parti n’a pas atteint ses objectifs : la société québécoise ne s’améliore pas malgré 10 ans d’efforts. Nous allons vers le pire en ce moment même. Il est crucial de dire que le parti n’arrêtera pas là et de ne pas laisser entendre que Québec solidaire pourrait peut-être s’allier avec ses adversaires politiques qui participent à détruire le Québec activement.
Enfin, ces objectifs doivent s’accompagner d’une proposition politique claire. Certes, des efforts ont été consacrés lors des dernières campagnes électorales. Peut-être faut-il être plus spécifique encore et énoncer clairement des mesures précises et leurs incidences immédiates sur les gens. Ce que le parti considère comme de l’ouverture est probablement considéré comme du flou suspect par le public. Des engagements simples et fermes seraient nécessaires pour parler clairement à la population. Là-dessus, un travail de réflexion et de précision est nécessaire.
Conclusion
Québec solidaire doit évoluer. C’est le temps d’en discuter, d’ouvrir le débat, et surtout d’agir, de changer. L’échéance de 2018 est toute proche. Il est nécessaire d’avoir une organisation prête pour ce moment important. Avant d’être repris dans le tourbillon, le moment est bon pour faire les débats et organiser les changements qui s’imposent. Le moment est bon aussi pour faire de l’action politique et montrer à la population que Québec solidaire sert à quelque chose. Il faut que l’organisation politique soit à la hauteur des ambitions de ses membres.
1- Dans Tremblay-Pepin, Simon, « Parti des urnes, parti de la rue : grandeur et misère de QS », À Bâbord !, Avril/mai 2015, p.32-33, Cette réflexion a été poursuivie avec Jocelyne Bernier et John Bradley lors d’un atelier à l’université populaire des NCS en août 2015.