Les enfants et les sorcières. Un souvenir de Mona Chollet, « Restée dans ma mémoire comme un talisman, une ombre bienveillante, Floppy m’avait laissé le souvenir de ce que pouvait être une femmes d’envergure ». Pour ma part, j’ai été fasciné par le personnage de Rebecca incarnée par Elisabeth Taylor accusée de sorcellerie dans Ivanhoé. Quoiqu’il en soit, des sorcières représentées souvent de manière bien inquiétantes mais pour certain·es un « plus d’excitation que de répulsion ».
Le mot sorcière, « Il renvoie à un savoir au ras du sol, à une force vitale, à une expérience accumulée que le savoir officiel méprise ou réprime », mais aussi à des marques d’infamie, de constructions mensongères, d’accusations extravagantes, qui ont valu « la torture et la mort à des dizaines de milliers de femmes ».
La diabolisation des femmes qualifiées de sorcières eut beaucoup en commun avec l’anti-judaïsme (terme qui me paraît plus approprié qu’antisémitisme pour l’époque évoquée). L’exemple de Rebecca, déjà cité en est une illustration. L’autrice nous rappelle, contre les responsabilités assignées à « la populace grossière » que c’est bien « venue d’en haut, des classes cultivées » que la haine et la répression se déchaine. Il fallait éliminer les têtes féminines qui dépassaient, s’approprier les savoirs des guérisseuses, ces magiciennes aux pouvoirs incompréhensibles… sans oublier l’obsession des chasseurs de sorcières pour la sexualité féminine (quelque soit le nom utilisé à l’époque). Haine et obscurantisme qu’il ne faut pas simplement situer dans les siècles reculés. Car c’est bien de la place des femmes dans les espaces sociaux qu’il s’agissait hier, qu’il s’agit aujourd’hui… et d’égalité dans les savoirs et les capacités d’être et de faire…
Dans son introduction, « Les héritières », l’autrice revient aussi sur les utilisations contemporaines, « Nous sommes les petites-filles des sorcières que vous n’avez pas réussi à bruler », « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! », la revue « Sorcières », la très belle chanson d’Anne Sylvestre, Strahawk, les groupes « WITCH »…
S’il est juste de critiquer la prétention « occidentale » à une rationalité suprême, déniant à d’autres savoirs des rationalités réelles, je reste plus que dubitatif sur les références de certain·es aux pratiques néo-païennes, aux mondes invisibles. Il me semble qu’il faut aborder les contradictions réelles de la « raison », les subterfuges contre l’historicisation et la politique, la désincarnation enchantée des êtres hors des rapports sociaux.
Mona Chollet est intéressée par l’exploration de « la postérité des chasses aux sorcières en Europe et aux Etats-Unis ». Elle se penche, entre autres, sur les coups portés aux velléités d’indépendance des femmes, la place des célibataires et des veuves dans les accusations de sorcellerie, la réintroduction de l’incapacité juridique des femmes – et l’incapacité sociale de la femmes mariée consacrée en France par le code civil de 1804 (un des méfaits du trop célébré Napoleon Bonaparte) -, la criminalisation de la contraception et de l’avortement, les « sabbats » des « anti-mères », les femmes libres d’avoir des enfants ou pas… « à condition de choisir d’en avoir », les images négatives des vieilles femmes, la course à la jeunesse, l’asservissement des femmes et celles des peuples déclarés « inférieurs », les nouvelles conceptions du savoir, la glorification d’une certaine conception de la raison, les injonctions sexuées et les sanctions sociales pour celles qui refusent « de renoncer au plein exercice de leurs capacités et de leur liberté »…
Idées et discours accumulés, strates d’images sédimentées, il faut donc « mettre en évidence le caractère arbitraire et contingent des représentations qui nous emprisonnent à notre insu », construire contre la déprime et la paralysie les chemins qui permettent à nos ailes de se déployer.
Sommaire :
1.Une vie à soi. Le fléau de l’indépendance féminine
2.Le désir de la stérilité. Pas d’enfant, une possibilité
3.L’ivresse des cimes. Briser l’image de la « vielle peau »
4.Mettre ce monde cul par-dessus tête. Guerre à la nature, guerre aux femmes
Comme une valse à quatre temps, qui prends le temps de refuser le comptage horloger si indifférent aux possibles émancipateurs. Quelques analyses et quelques éléments, abordés ou non par l’autrice.
Au premier temps, une vie à soi, un temps à soi, une chambre à soi. Contre l’obligation du couple et la maternité, Mona Chollet cite Gloria Steinem : « Je n’arrive pas à m’accoupler en captivité ». Elle aborde la critique du mariage, le travail des femmes, l’infantilisant « mademoiselle », le conditionnement à chérir, la valeur de l’objectification, le modèle interdit de l’aventurière, le droit de vivre seule, la « féminité traditionnelle » comme affaiblissement et appauvrissement, les réfractaires, l’incapacité des dominants à comprendre l’expérience des dominé·es, la stigmatisation au nom d’une fantasmatique horloge biologique, « De toutes parts, on conjure les femmes de prendre garde au rapide déclin de leur fertilité, d’abandonner leurs ridicules plans sur la comète et de faire des enfants le plus tôt possible », les femmes indépendantes et les discours réprobateurs, la réappropriation de son corps et l’apprentissage du plaisir pour soi contre les rappels aux normes sociales promues au rang de contrainte naturelle, les injonctions à la soumission et au renoncement, l’ordre des buchers et aujourd’hui ce « qui exclut, qui cogne et qui mutile »…
A la question « mais qui était le diable ? », l’autrice répond « Et si le Diable, c’était l’autonomie ? » et plus explicitement « L’histoire de la sorcellerie, pour moi, c’est aussi l’histoire de l’autonomie ». Des béguines aux sorcières. Aujourd’hui, des femmes tuées par leur compagnon ou ex-compagnon. Contre les enfermements, l’autonomie comme « possibilité de nouer des liens qui respectent notre intégrité, notre libre arbitre, qui favorisent notre épanouissement ». Une vie à soi, un temps à soi, une chambre à soi, comme reconquête de ce qui a été volé. La réalisation plutôt que le don de soi. Reste un boulet au pied, l’institution de la maternité…
« Une grève des ventres : c’était là la grande crainte exprimée lors des débats (entre hommes) qui ont précédé l’autorisation de la contraception, ce qui constitue un singulier aveu – car enfin, si la maternité dans notre société est une expérience merveilleuse, pourquoi les femmes s’en détourneraient-elles ». Le ventre des femmes comme obsession des hommes, un contrôle revendiqué au nom d’une hiérarchie masculiniste. Impossible, à mes yeux de penser la sexualité (Voir par exemple, le livre d’Andrea Dworkin : Le coït dans un monde d’hommes, à paraître enfin en français, andrea-dworkin-le-coit-dans-un-monde-dhommes/) et la maternité hors des rapports sociaux de sexe, des rapports de pouvoir et de domination. Des sorcières, des pouvoirs politiques obsédés « par la contraception, l’avortement et l’infanticide » (Sur ce dernier point, en complément possible, Collectif d’auteures : Réflexions autour d’un tabou l’infanticide, briser-un-tabou-qui-pese-lourdement-dans-lhistoire-et-la-memoire-des-femmes/). Comme l’écrit justement Mona Chollet, « le natalisme est une affaire de pouvoir, et non d’amour de l’humanité ». Et l’interdiction de l’avortement pour certaines est inséparable des avortements et des stérilisations forcées pour d’autres. Encore et toujours le refus de l’autonomie, du choix des femmes. Je rappelle la phrase récente de Margaret Atwood, l’autrice de La servante écarlate, je-suis-pour-elle-un-reproche-et-une-necessite/ : « Impose les naissances si tu le veux, Argentine, mais nomme au moins cette obligation par son nom. C’est de l’esclavage ».
La maternité n’est pas un passage obligé pour les femmes, « Décider de rompre la chaîne des générations peut être une manière de redonner du jeu à sa condition, de rebattre les cartes d’un rapport de force, de desserrer l’étau de la fatalité, d’élargir l’espace de l’ici et du maintenant ». L’autrice parle de sa colère autour de la procréation et de la non acceptation de son refus, un « non » comme envers d’un « oui » qui « autorise l’excès, la démesure : une orgie de temps à soi et de liberté, que l’on peut explorer, dans lesquels on peut se rouler à en perdre le souffle, sans crainte d’en abuser, avec l’intuition que les choses intéressantes commencent là où d’ordinaire on juge raisonnable de les arrêter ».
Nulle trace de narcissisme – ni de l’entrepreneur/entrepreneuse de soi de l’idéologie libérale – chez Mona Chollet. Mais bien une réflexion et un choix, une « alchimie subtile du (non)désir d’enfant ». L’autrice analyse, entre autres, l’augmentation de l’« infécondité », la rupture pour certaines avec l’idée que « réussir sa vie implique d’avoir une descendance », l’« amour comme couverture aux gardiens de l’ordre, le rapport fécondant comme réalité de la sexualité, la « nature » et la fameuse horloge biologique pour stigmatiser des femmes incomplètes ou ratées, la négation des femmes comme « personnes singulières dotées de caractères et de désirs distincts » et l’invention d’une essence féminine, les possibilités de bonheur insoupçonnées…
Le temps du mademoiselle et le temps du madame, les conceptions bien genrées du vieillissement, les « vielles peaux » et les hommes « matures », « On dit souvent que le vieillissement et la mort sont tabous dans notre société ; sauf que c’est seulement le vieillissement des femmes qui est caché », le jeunisme ambiant et la « péremption » des femmes, l’énormité routinière des écarts d’âge entre amant et amante sur le grand écran, le méprisant terme « cougar », les séparations et les familles monoparentales – euphémisme pour parler de femmes qui élèvent seules les enfants -, les hommes qui refont leur vie avec de (très) jeunes femmes, les inégalités des sexes face à l’âge, le corps vieillissant des seules femmes considérés comme laid, le souci renforcé de l’apparence…
Il est plus que « curieux » que les hommes, y compris militants radicaux, ne s’interrogent pas sur le regard qu’ils portent sur les corps, sur la valorisation de l’apparence, sur ce que signifie l’écart d’âge dans les rapports amoureux, sur les masques érotisés de la domination… C’est bien là, un privilège pour les membres d’un groupe social dominant, une matérialisation du sexisme, le rappel de la force de la hiérarchie dans les rapports sociaux de sexe.
Mona Chollet aborde « les faux-semblants et la honte d’elles-mêmes », la focalisation érotique sur le seul corps féminin jeune, les questions que posent des femmes et leurs réponses résistantes à la privation « de l’essentiel de sa puissance et de son plaisir de vivre », le confort mental des hommes et l’« érotisme de ventriloques », la valeur sociale de la fertilité, le mépris genré des cheveux blancs, la présomption de négligence pour les unes et la valorisation des tempes grisonnantes pour les autres, le vieillissement des femmes et de leur corps et ces hommes qui eux ne semblent pas avoir de corps, les objets et les sujets, « Occuper une position dominante dans l’économie, la politique, les relations amoureuses et familiales, mais aussi dans la création artistique et littéraire, leur permet d’être des sujets absolus et de faire des femmes des objets absolus », les désirs socialement valorisés pour les mâles et diabolisés pour les autres, les conditions de vie des retraitées aux pensions inférieures de 40% à celles des hommes, la disqualification des femmes, « Le vieillissement a le pouvoir de ravir l’identité toute entière des femmes, de les vider de leur substance » et de les transformer en inconnue asexuée…
Le cul par-dessus la tête. « Le sexisme se manifeste à tous les bouts de l’échelle sociale, vous offrant en un délicieux effet stéréo le rappel permanent de votre débilité profonde », ce que les femmes affrontent au quotidien, les conceptions essentialistes de l’intelligence. Mona Chollet insiste sur la nécessité de « contester les critères dominants d’évaluation de l’intelligence », les autres façons d’appréhender le monde, les interrogations envers les contenus de l’enseignement, « Voilà peut-être pourquoi j’écris des livres : pour créer moi-même des lieux où je suis compétente (enfin… j’espère) ; pour faire émerger des sujets qui n’étaient parfois même pas constitués ou identifiés comme tels, en affirmant leur pertinence, leur dignité ». Je reste saisi par ces innombrables publications « scientifiques » d’où les femmes sont niées ou expulsées, le refus maintenu par beaucoup d’interroger leur discipline au prisme du genre, la dénégation de la politique, le refus de prendre en compte le point de vue toujours situé, « c’est précisément parce que les femmes et les hommes ne constituent pas des essences figées dans un espace abstrait, mais deux groupes qui entretiennent des relations prises dans le mouvement et les vicissitudes de l’histoire, qu’on ne peut pas considérer le savoir universitaire comme objectif et le doter de valeur absolue ».
Les femmes et leur auto-dénigrement construit socialement, l’utilitarisme des recherches, les objets comme détachés des conditions matérielles de leur production et appréhension, la religion du progrès et la linéarité de l’histoire, le refus des tensions et des contradictions, les conceptions idéalisées et non historiques de nos relations à la « nature », cette extériorité construite situant les êtres humains hors de la « nature » (par prudence, j’utilise les guillemets contre les visions naturalisantes, a-historiques et dépolitisantes)…
L’autrice analyse, entre autres, la connaissance hyper-masculinisée, les assignations sur les poils et les cheveux, la construction de la médecine et le sexisme de ses praticiens, les affabulations prêtées aux femmes, les mille ruses pour minimiser les violences faites aux femmes, les travaux de Marie-Hélène Lahaye (en complément possible, Marie-Hélène Lahaye : Accouchement, les femmes méritent mieux, replacer-les-femmes-au-coeur-des-dispositifs-decisionnels/ ; Marilyn Baldeck : Violences sexuelles commises par des professionnels de santé : Hippocrate phallocrate ?, violences-sexuelles-commises-par-des-professionnels-de-sante-hippocrate-phallocrate/).
Des critiques et des subversions, des aspirations émancipatrices aussi. Mona Chollet parle de la révolte des « bonnes femmes hystériques », la nécessaire prise en compte des émotions, l’écoféminisme, les luttes contre leur monde qui ne nous convient pas, l’espérance d’un autre agencement des rapports sociaux « où la libre exultation de nos corps et de nos esprit ne serait plus assimilée à un sabbat infernal »
Une invitation féministe au débat, à la construction de vies à soi, au refus des assignations, au droit de faire et de jouir de sa puissance potentielle…
Mona Chollet : Sorcières
La puissance invaincue des femmes
Zones – Editions La Découverte, Paris 2018, 234 pages, 18 euros
Didier Epsztajn
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