3 octobre 2020 | SOURCE : Le grand continent
Or je devais tenir le soir de ce jour une conférence à haute volée spéculative, dans une autre de mes spécialités – l’Être, l’événement, le sujet, la vérité… J’ai vu, à l’état de décomposition de mon public, que je ne pouvais pas leur infliger une méditation de ce genre, et qu’il faudrait, en conséquence, que je leur parle de Trump. Il était tout bonnement impossible de parler d’autre chose dans ce contexte. Je me suis dit : au fond, ils sont là dans un état d’abattement et même de défaitisme, comme s’ils avaient été laminés par une vague inattendue ; ma tâche ne doit pas être de les enfoncer, c’est-à-dire de leur dire que ce courant, irréversible, partage le monde entier. Toutefois je ne voulais pas non plus leur raconter n’importe quoi. Mon propos visait en effet à renvoyer Trump non à sa malfaisance, mais à sa signification psychologique particulière, au côté infâme du personnage, ainsi qu’à la question de ce qui avait rendu possible son élection, dans les conditions du moment. C’est la question dont je suis parti : comment cela était-il possible, en quelle mesure peut-on le corréler à des tendances générales, qui travaillent, en réalité, la superstructure politique partout dans le monde occidental ? Ce faisant, je voulais aussi leur asséner le mot d’ordre que nous étions vaincus mais qu’il fallait continuer le combat. Dans ces circonstances, être abattu, c’est une concession faite au vainqueur. Voilà quelle était la ligne générale de cette conférence.
Pour que mon intervention reste appropriée au continent américain, je suis parti des lois générales du parlementarisme : que signifie l’élection, de quoi cette élection est-elle le signe dans ces démocraties comme la nôtre, dont elle est le principe moteur, vanté sous cette qualité de démocratique, et dans quelles conditions, quel contexte ce système peut-il aboutir à ce genre de conclusions, dont on avait en effet vu des symptômes antérieurs, y compris en Europe occidentale : sa parenté avec Nicolas Sarkozy, toute superficielle qu’elle soit, demeure indubitable – mais de quoi Sarkozy est-il lui-même le nom ? –, ou encore avec Berlusconi en Italie… Des personnages de ce genre, comme nous en avons aujourd’hui, hélas, un peu partout : Bolsonaro au Brésil, Modi en Inde, en un certain sens, Duterte aux Philippines… Un recouvrement, petit à petit, de nos démocraties par ce genre de personnages, tout à fait atypiques par rapport aux gens ordinaires. Je voulais placer cette prise de hauteur sur le parlementarisme en horizon de la question de Trump. Je suis parti de l’idée que ce qui aurait dû être la contradiction véritable de ce scrutin est l’opposition entre Trump et Bernie Sanders, plutôt qu’entre Trump et Hillary Clinton. De ce point de vue, il était intéressant d’en voir les effets. Je suis parti de là pour approcher la contradiction qui travaille encore, à mon avis, l’ensemble des régimes parlementaires classiques déclarés démocrates. Cette maladie est la suivante : le système électoral parlementariste fonctionne, depuis ses origines, sur le régime de l’alternance. Il se déroule, partout dans le monde, avec deux groupements politiques principaux, qui s’appellent la gauche et la droite, les travaillistes et les conservateurs, les démocrates et les républicains ; toute une série de noms, mais qui reviennent à une même chose : accepter que ces équipes différentes, au terme d’un affrontement électoral, puissent alterner dans les assises du pouvoir, l’une étant, en quelque sorte, toujours le recours de l’autre. Ces deux tendances ne sont pas réellement opposées quant au fond. C’est cela qui fait tourner notre système, à l’évidence : si elles étaient opposées quant au fond, celle au pouvoir refuserait que l’autre lui succède tranquillement. D’ailleurs, chaque fois que s’insère dans ce jeu un nouveau parti, qui ne se conforme pas tout à fait à ce principe d’alternance, en quelque sorte pacifique, il est marginalisé ou considéré comme une exception. Cette machine politique requiert donc un accord, fondamental mais non proclamé ouvertement, sinon masqué, sur le fait que l’on ne changera pas l’ordre des choses en son fond, et que des différences particulières, localisées, réformatrices ou conservatrices s’affronteront dans le jeu électoral. Ce principe de binarité est essentiel. La binarité fait que toute élection est, en réalité, commandée par la question de savoir lequel des deux groupements va exercer le pouvoir dans la séquence qui s’ouvre. Ce système semble aujourd’hui déréglé partout : notamment en France où, de façon particulièrement visible, le tour de force de l’effondrement simultané de la gauche et la droite classiques, et vu surgir un personnage dans le style national, un bon élève, éclairé, quelqu’un qui ressemble le moins possible à Trump mais, à certains égards, élu pour accomplir le même travail – c’est-à-dire, dans le cas français, la liquidation de tout ce qui a été mis en place à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, qui n’était pas conforme au principe parlementaire véritable, parce que comportant des transformations qui n’étaient pas radicales. On n’était auparavant pas dans un pays communiste, mais ces transformations étaient régulièrement décriées comme inacceptables, en particulier les nationalisations massives de secteurs fondamentaux de l’économie, y compris le circuit bancaire. Le programme qui est le nôtre aujourd’hui est de défaire tout cela, ce qui inclut de revoir la question de la Sécurité sociale, celle des retraites, comme on le voit avec la bataille sociale qui est en cours. Il est intéressant de voir que cette démolition n’a pas pu être confiée à l’un des partis traditionnellement opposés dans le jeu parlementaire en France. Les deux étant fatigués, il a fallu en fabriquer un, en toute hâte. Droite et gauche étaient fatiguées, car il était bien trop admis que la gauche ne faisait pas grand-chose de différent de la droite. Or cela a amené à une insuffisance du principe d’alternance droite – gauche. L’incarnation de cette fatigue du système ancien a pris le nom de François Hollande, substituable au demeurant. On sait comme il en a déjà fait l’aveu qu’il était difficile et extraordinaire de ne rien faire du tout. C’est dire combien la situation était bloquée. Le jeu traditionnel de la gauche ne pouvait pas être « on ne fait rien ». Il fallait faire au moins des bricoles ; mais rien du tout, c’était inadmissible.
Si maintenant l’on en revient à la situation américaine, la maladie parlementaire est, de toute évidence, la même. C’est-à-dire qu’elle est fondée sur les déceptions consécutives provoquées par les gouvernements démocrates (parallèlement à celles qu’ont provoqué les gouvernements socialistes ailleurs). Il faut en particulier rappeler qu’à ce moment désastreux de l’élection de Trump, il y avait un certain nombre de gens qui avaient énormément attendu d’Obama, et qui n’avaient pas été satisfaits par la force et la virulence de l’action politique d’Obama. Il faut dire que la présidence d’Obama avait été celle d’une gauche traditionnelle, arrivant en bout de course, capable de faire de petites choses, mais in fine sans toucher aux points les plus importants de la situation.
Un discrédit était donc jeté sur ce qu’on pourrait appeler l’état-major du parti démocrate. Cela s’est vu, lors des primaires du scrutin précédent, à travers le fait qu’un personnage atypique comme Bernie Sanders – qui, soit dit en passant, n’est pas un foudre de guerre de la révolution bolchevique , loin de là ! C’est un socio-démocrate modéré, ce qui constitue déjà un personnage atypique, bien qu’intégré, dans le paysage politique nord-américain. C’est un symptôme encore, que beaucoup de gens ont voté pour Hillary Clinton du bout des lèvres. Ils n’étaient pas du tout satisfaits de ce retour à l’establishment traditionnel démocrate, mais étant plutôt du côté de candidatures du type Bernie Sanders. Dans le même temps, du côté du parti des Républicains, il s’est passé un phénomène symétrique : c’est l’extrême droite du parti qui l’a emporté, contre, au fond, les pratiques semi-consensuelles qui étaient celles du parti républicain quand il venait au pouvoir, en alternance, après le parti démocrate. On observe donc des symptômes de dérèglement très semblables, que je résumerai ainsi : le traditionnel jeu à deux est en train de se transformer en jeu à quatre. Le traditionnel jeu à deux, celui d’un parti conservateur en alternance avec un parti réformiste, d’accord sur l’essentiel mais en désaccord sur des points conjoncturels, système qui constitue le fondement même du parlementarisme occidental, est déréglé par l’apparition, inégalement mais tendanciellement symétrique de ce qui est considéré, sur des critères parlementaires, comme les anomalies d’extrême droite et d’extrême gauche. C’est la raison pour laquelle j’ai tenté de dire dans mon livre qu’au fond, il aurait été normal que le conflit, lors du précédent scrutin, oppose finalement Trump et Bernie Sanders. Cela aurait été le salut du système dans son ensemble, qui aurait considéré que pour cette fois, il fallait, dans ce jeu tendanciellement à quatre, régler le compte des extrêmes, en les faisant s’affronter.
En un certain sens, cela traduisait une partie de l’opinion d’une fraction des bourgeoisies intellectuelles, celle d’une déception démocrate que Hillary Clinton ne relevait pas, étant un personnage typique de l’establishment démocrate, installée comme Ministre, femme de Président ; elle avait, en un mot, tout pour plaire aux conservateurs du système. Il faut voir que de l’autre côté, Trump était indubitablement un personnage atypique dans le paysage républicain. D’ailleurs, les Républicains continuent à le porter car le soutenir est une nécessité absolue pour rester au pouvoir, mais beaucoup d’entre eux ne sont pas des amateurs déchaînés du personnage. Ils partagent l’idée qu’il y est un personnage brutal, scandaleux, etc., mais pensent qu’ils faut composer avec. Autrement dit, ce sont les deux fonctionnant dans un système hanté par le quatre. Voilà la situation parlementaire actuelle, résumée à sa configuration arithmétique.
C’est un conflit que nous connaissons ici en France : face au conflit entre une droite classique, quelque peu gaullisée ou gaullienne, et de l’autre, le Parti socialiste, chargé de tenir hors du jeu politique le Parti communiste, on avait un jeu installé depuis des décennies. Or là, ce qui s’est passé avec les élections est réellement singulier : le candidat, expressément d’aucun parti, se déclare et de gauche et de droite, ce qui est une négation du système parlementaire, ainsi que de Gaulle l’avait fait : on l’a oublié car c’est en quelque sorte pardonné, mais il faut se rappeler que c’était à l’issue d’un coup d’état militaire, ce qui est une situation parlementaire tout sauf normale. De Gaulle est arrivé au pouvoir à la pointe des baïonnettes. Et c’est quand on arrive brutalement, de la sorte, qu’on peut revendiquer n’être ni de gauche ni de droite, parce qu’on est à l’extérieur du système. Telle était la situation en France. Ni la droite classique ni la gauche classique n’ont pu prétendre prendre le relai du gouvernement précédent, le gouvernement Hollande, puisque d’une certaine façon, la gauche était en état de décomposition par sa similitude exagérée avec la droite, et la droite se décomposait car elle n’arrivait pas à régler en son propre sein ses rapports avec l’extrême droite, à savoir le Front national de Marine Le Pen.
Finalement, au lieu d’avoir un match entre un socialiste et un républicain, figure normale, on a un eu un match entre l’extrême droite, à savoir Mme Le Pen et une construction adoptée, au fond, parce qu’il fallait quelque chose d’autre que les partis classiques, qui était d’une autre nature. On a ainsi eu affaire à Emmanuel Macron, dont il est remarquable qu’il avait été mis en scène par le gouvernement socialiste précédent. On a eu Macron qui a fabriqué un parti en quelques mois. C’est là un signe frappant de rupture. Aucun des partis traditionnels n’étant en état de prendre le pouvoir, il a fallu en fabriquer un. Nous voyons aujourd’hui que c’était un produit somme toute rapidement produit, d’assez mauvaise qualité. Mais que voulez-vous, il a fallu faire vite.
L’élection s’est donc décidée entre ce produit de mauvaise qualité improvisé et l’extrême droite, ce qui a constitué une situation électorale atypique. Plus encore même que ne l’avait été la situation électorale américaine un an auparavant. Dans ce décor atypique, Trump l’a emporté, pour une raison tout à fait essentielle, qui joue aussi en faveur de Marine Le Pen en France. Cette raison est l’étendue de la désindustrialisation de régions classiquement ouvrières. Ce sont les régions ouvrières du Nord-Ouest des États-Unis qui ont fait, de façon inattendue, le succès de Trump. Cela n’est pas resté confiné dans les régions traditionnellement réactionnaires, mais a gagné ces régions, en mettant à profit, du fait de la désindustrialisation très importante, les populations qu’il y avait là de chômeurs, de gens qui en voulaient à la gauche traditionnelle de ne pas les avoir sauvés (toutes choses que nous connaissons aussi dans le Nord et dans l’Est de la France d’aujourd’hui, qui sont devenus, pour partie, des bastions du parti de Mme Le Pen). Il y a donc là aussi des phénomènes comparables dans notre pays et aux États-Unis, en rapport avec le transport vers l’Asie, pour ainsi dire, d’une grande partie de la force de travail ouvrière, nécessaire au profit capitaliste mondial (ce sujet, qui constitue le cœur du problème, mériterait une analyse à lui tout seul). Pour que le taux de profit ne baisse pas trop, il a fallu délocaliser la classe ouvrière ; non qu’elle ait disparu, mais elle est massivement installée dans les pays asiatiques, où l’on peut travailler douze heure par jour pour un salaire très bas, ce qui n’est absolument pas comparable avec ce qui se fait ici. Comme le système général est mondialisé, on bloque là les taux de profit, suivant la méthode traditionnelle qui est celle qui combine d’un côté le chômage et de l’autre côté la classe ouvrière mal payée, massivement rassemblée dans certaines régions, qui, pour des raisons historiques, sont défavorisées. Le succès de Trump est donc pour partie le succès des tréfonds de l’Amérique réactionnaire, à laquelle est venue s’ajouter une nouvelle clientèle, qui a fait la conquête par Trump de certains États, qui avaient comme figure d’être des États désindustrialisés. C’est pour cela qu’une partie du discours de Trump relève du discours national économique : Nous allons rétablir la grandeur et la suprématie économique des États-Unis, qui a été abandonnée au profit de ces lointains Chinois, qui viennent nous manger la soupe.
Tout cela a marché. Il m’a donc fallu expliquer tout cela. J’ai essayé de leur dire qu’il fallait tirer les leçons de tout cela ; et cesser de larmoyer, ce qui est une activité peu féconde en politique. Pour compléter cette analyse, j’ai été le témoin direct de quelque chose qui avait son importance : je suis allé à une conférence de Bernie Sanders visant à faire le bilan de l’élection à Boston, devant un public typique de Bernie Sanders, force jeunes et militants des groupuscules gauchistes qui existent aux États-Unis. Je m’y suis aperçu d’une faiblesse de Bernie Sanders, que je ne soupçonnais pas : il est plus à gauche que son auditoire. Son auditoire est manifestement sensible aux questions identitaires, bien davantage qu’aux questions sociales ou économiques. En un mot, il relève de ce qu’on pourrait appeler la gauche identitaire. C’est un auditoire qui milite pour le féminisme, l’antiracisme, … qui demeurent, pour lui, les facteurs-clés de la politique américaine. On voyait bien que, lorsqu’il parlait de ces choses-là, Sanders était applaudi ; et que, lorsqu’il abordait des sujets tels la lutte contre la désindustrialisation, la mise en place d’un système de protection sociale généralisée, et donc qu’il fallait, pour ce faire, envisager un certain nombre d’appropriations collectives, dès qu’il parlait de thématiques quelque peu socialisantes, pour ainsi dire, le public restait peu intéressé, ne criant hourra que dès que revenaient des appels de résistance identitaire. C’est là le premier point, qui m’avait frappé, car je me suis aperçu que cette gauche était divisée. Divisée, de façon non apparente, entre ceux qui se contentent d’un succès dans la partie éduquée de la population, ainsi que dans les universités – qui occupent, comme chacun sait, une place très importante aux États-Unis –, et ceux qui, comme Bernie Sanders, essaient quand même de s’adresser à l’électorat populaire et ouvrier, en atteint qu’il est par les crises successives, et désormais la désindustrialisation. Il m’a semblé que Bernie Sanders n’incarnait pas une figure unifiée sur ce point.
Le deuxième point : au sortir des élections, Bernie Sanders a donné le sentiment qu’il allait créer un parti. Il a publié un livre qui s’intitule « Notre Révolution, et beaucoup de gens, moi y compris, ont compris que ce livre allait devenir le mot d’ordre, le Saint Paul d’un nouveau parti. Or j’ai assisté, dans cette conférence de Boston, au premier symptôme qu’il ne le ferait pas, et qu’il rentrerait dans la magouille démocrate. Il y est donc encore, et il n’est pas sûr qu’il s’en sorte. C’est, là encore, un signe de l’époque, que l’incapacité des hommes politiques, vu le carcan écrasant du système parlementaire, à s’emparer de ce que j’appelle la véritable décision politique. Si Bernie Sanders avait décidé de construire ne serait-ce qu’une faction indépendante, il aurait trouvé un grand nombre de militants disponibles pour le faire. Et quand il a proposé, dans son discours, de le faire, de former des groupes pour aller parler aux gens dans les régions désindustrialisées, pour leur dire qu’on allait se soucier d’eux — un militantisme de classe véritable —, j’ai vu que le public n’était pas très motivé pour cela. Ce n’était pas assez identitaire ; peut-être aurait-il fallu présenter les ouvriers du Nord comme une espèce menacée… Je n’étais pas convaincu de la décision de fonder un mouvement autonome, qui aurait été sous sa direction mais de toute façon acclamé par un électorat potentiel.
Tout cela nous amène à en tirer les conclusions. En quoi consiste, en définitive, la crise actuelle du parlementarisme ? (J’appelle parlementarisme la forme politique ajustée aux formes les plus avancées du capitalisme planétaire, inventée par les Anglais dès la fin du XVIIIe siècle, et qui désormais, sous le nom de démocratie, constitue l’idéologie centrale du monde dans lequel nous vivons : le pouvoir doit être délégué par le peuple dans une élection, les gens doivent être organisés en partis qui s’affrontent, mais suivant un accord principiel et sans effusion de sang ; tout cela constituant le modèle politique occidental qui, avec des variantes limitées, couvre ce qu’on appelle le monde occidental, et est exporté ailleurs, parfois sous des formes assez expérimentales, puisqu’il est approprié et capable de servir de masque à des dictatures militaires.) Je pense que ce système est déréglé. La question est donc de savoir ce qui le remplacera. Au niveau parlementaire, la crise est mûre. Le parti de l’extrême gauche est très affaibli, le parti de gauche est en voie de disparition, le parti de droite classique est divisé ; et finalement, le parti qui est en meilleure santé est celui de l’extrême droite.
En interrogeant ce système, on se rend compte qu’il est constitué de ce que Marx appelait les fondés de pouvoir du capital. Pourquoi assistons-nous à cette crise du système parlementaire ? Elle est d’ampleur planétaire. De tous côtés, on aperçoit que de nouvelles figures émergent, qui prennent le pouvoir aux traditionnels fondés de pouvoir du capital. Il y a, d’une part, une aggravation considérable d’une forme de contradiction systémique interne à la gestion capitaliste des affaires : nous avons une mondialisation grandissante des affaires capitalistes, avec le déplacement des pôles de production et des masses ouvrières dans des régions hors Occident, des intégrations massives de circuits financiers, la mise en question de l’hégémonie du dollar. Cette mondialisation de plus affichée n’est pas suivie d’une mondialisation parallèle de la politique. Si l’économie est mondialisée, la politique ne l’est pas vraiment. Elle ne l’est pas, car elle maintient le système national comme référent premier. Même une construction comme l’Union européenne n’est rien qu’un bricolage sur le système national, et non une évacuation mondiale de celui-ci. Les grandes puissances mondiales restent fondamentalement nationales et, par conséquent, internes à l’espace des rivalités impérialistes.
L’impérialisme, dans sa figure de stade suprême, a fabriqué une mondialisation planétaire du dispositif de circulation des marchandises mais a maintenu des rivalités systémiques au niveau de la politique gestionnaire de tout cela. Les fondés de pouvoir ont affaire à un système international et à une clientèle nationale. C’est une contradiction entre les logiques strictement comptables et celles qui continuent à porter une charge identitaire, sous la forme nationaliste ou sous une autre. D’autant que, bien entendu, les logiques impériales continuent. Certaines régions font l’objet d’un pillage généralisé. Le Moyent-Orient est à mon avis dans une situation comparable à celle des Balkans avant la guerre de 1914 – 1918 : pays désorganisés, questions de pouvoir pour l’essentiel irrésolues, des alliances paradoxales entre les grandes puissances, qui parfois se renversent (par exemple, les rapports ambivalents entre la Turquie et la Russie). Le réarmement militaire généralisé est aussi la norme, que ce soit les missiles technologiquement ultra-avancés de Poutine ou le réinvestissement énorme des Étas-Unis en armement. Tout cela fait que la contradiction entre le devenir du marché mondial, plus mondial que jamais, et la gestion des regroupements par les fondés de pouvoir du capital sur une base nationale ou péri-nationale n’est pas maîtrisée, ce qui donne parfois lieu à des pathologies locales. C’est de cette contradiction que Trump est un symptôme, au même titre que Macron en est un autre : la détérioration de la gestion capitaliste des espaces. À l’extérieur, ce serait l’aggravation de la contradiction au niveau international, c’est-à-dire, dans l’horizon de la guerre ; d’autant qu’on ne peut pas exclure que la guerre soit, à un moment donné, une nécessité systémique d’assainissement des questions du capital, ce qui est, rappelons-le, son rôle de fait. La contradiction dont nous parlons arrive à un état où la nécessité du capitalisme mondial est qu’elle soit résolue. Si elle ne peut l’être par des accords et des négociations – comme cela s’est déroulé depuis la fin du second conflit mondial –, il faudra qu’elle le soit par l’affrontement, par la solution violente des contradictions. Cette hypothèse génère des difficultés supplémentaires : comment gérer un pareil risque ?
Enfin, tout cela se passe dans un affaiblissement considérable de la proposition d’une alternative systémique. C’est là mon dernier point. En dernier ressort, le système parlementaire a été bâti, un peu partout, pour créer une forme de défense suffisamment opaque contre la montée du projet communiste. Cela s’est avéré efficace, à la fois négativement et positivement. C’est-à-dire, que les forces communistes soient contenues à l’extérieur de la gestion du territoire par le système parlementaire les contraint à de longues périodes de stagnation politiques, et si elles choisissent d’être intérieures au système parlementaire, il en résulte une corruption irrémédiable. Ainsi, ni dedans ni dehors, les forces radicales n’ont jusqu’à présent trouvé leurs normes. À l’extérieur, c’est la tentation gauchiste de dire « tout pour la révolution, tout pour l’insurrection, mais des conditions qui sont, généralement, non propices. Et, à l’intérieur, c’est la priorité de trouver des voix pour les prochaines élections ; ce qui, en passant, n’a jamais fait de miracle.
L’ensemble de ces symptômes sont des symptômes de crise, internes, externes, dont le support latent est une désynchronisation entre les devenirs international et national des choses, qui crée nationalement des pathologies. Macron, par exemple, a pour logique de soumettre réellement l’ensemble de l’économie française aux lois du marché mondial. C’est son obsession, en particulier, de façon irrépressible, pour le destin des investissements étrangers dans les économies françaises. Cela a notamment été l’unique raison donnée à l’abolition de l’impôt sur la fortune. En fin de compte, tout cela reste organique, périlleux, et prend quand même la forme d’une crise de l’ajustement entre le caractère national de la politique et le caractère international du marché, dans des conditions de précarité et de crise potentielle.
Pour en revenir à Trump, il n’est pas tant dans la question de se soumettre aux impératifs mondiaux que de les transformer à son profit. Il se considère, lui, ce que Macron est hors d’état de faire, comme la puissance dominante. Cette position dominante lui est acquise grâce à l’hégémonie du dollar dans les circuits financiers. Cette hégémonie du dollar est attaqué par les rivaux effectifs des États-Unis. Trump a même parlé de rapatrier l’industrie américaine en Amérique – c’est du moins ce qu’il raconte – ou encore de façon plus ou moins effective (étant lui-même pris dans la contradiction évoquée précédemment), évoquant la fermeture du marché, l’application d’une certaine dose de protectionnisme, appliquée aux frontières nationales, notamment en réaction au flot de main d’œuvre venue d’Amérique latine.
Pour conclure, il est important de ne pas apporter une importance majeure aux aspects superficiels de Trump. J’avais prévu et prévenu qu’à l’époque des attaques portant sur sa compromission avec les Russes, ses mœurs sexuelles, sa grossièreté, son coup de téléphone au président ukrainien, n’étaient pas à la mesure du problème, n’étant que des aspects symptômes qui, n’allant pas au fond du problème, ne permettent pas de le résoudre. Déboulonner Trump à partir de la logique du scandale n’a aucun avenir ; d’ailleurs, cela n’a pas non plus marché contre Hillary Clinton. Le parti tient bon, il faut donc mener des offensives de nature tout à fait différente. Des offensives politiques. C’est une perspective qu’il faut adopter dans le contexte actuel, qui est le moins au goût du jour, mais offre la capacité de prendre une position, éclairant la situation, permettant de prendre une position effective par rapport à l’état du capitalisme mondialisé. Si l’on en revient au jeu à quatre que l’on évoquait supra, c’est le quatrième terme sur la gauche qui est le plus faible actuellement. Si cela se maintient, et n’est pas transformé, mon hypothèse est que nous irons à la guerre. Il n’y aura aucune force pour s’y opposer véritablement. Tout le monde sera drainé. Ce ne sera pas comme en 1939, mais comme en 1914, c’est-à-dire une guerre qui avait déjà lieu, entre intérêts nationaux et intérêts impériaux. Je vois se dessiner quelque chose de comparable, avec l’extension de zones de crise, de plus en plus difficiles à contrôler par la gestion internationale ; l’apparition de phénomènes de bandes armées, anarchiquement reliées à l’une des puissances locales : il y a bien quelqu’un qui leur fournit des armes ; l’apparition de personnages, à la tête même des grandes puissances, imprévisibles, davantage produits de la contradiction qu’ils ne sont capables de la traiter ou de la dominer. De tout cela, Trump est le symptôme. Symptôme d’un monde dans lequel les données fondamentales de la relation entre économie et politiques sont perturbées. Ce symptôme se répand. En un certain sens, M. Johnson en est le dernier représentant. Pas seulement parce qu’il est coiffé comme Trump, mais parce que sa position est que le jeu que le Royaume-Uni doit jouer doit se faire avec les États-Unis plutôt qu’avec l’Allemagne ; cela fait du dérèglement des constructions médiatrices entre système mondial et système national. Il faut s’attendre, si aucune stratégie alternative n’est proposée à grande échelle pour y remédier, à des troubles considérables. C’est une guerre dont personne ne sait trop à quoi elle ressemblerait, et c’est sans doute ce qui la retarde, mais à laquelle tout le monde se prépare, plus ou moins explicitement. Je pense qu’il faut une vision qui se situe dans un dérèglement généralisé du type de relations existantes entre une économie dominée par un marché mondial capitaliste et ce qu’a été la stratégie parlementaire du pouvoir, ce qui est un ajustement néfaste. Il faut en revenir à une idée radicalement non consensuelle de la vie politique. Le système parlementaire a toujours consisté à définir un cadre, dans le fait où la consensualité l’emporte sur le réalisme. C’est là sa fonction. Il l’exerce comme une tentation : se présenter aux élections, participer aux discussions politiques générales, c’est comme s’administrer une drogue adoucissante. Jouer à ce jeu, se référer à Lénine, qui a critiqué ceux qui ne le jouaient pas… La maladie infantile du communisme, etc. Or, Lénine n’avait pas prévu que la maladie qui pourrait faire succomber le communisme pouvait être la maladie sénile. C’est celle qui a été la sienne en Occident, entre autres choses, par une gestion de la politique qui, petit à petit, n’offrait plus aux populations la vision de deux voies réellement antagoniques dans le champ politique, mais qui n’avaient finalement petit à petit, constitué une acceptation d’être un parti de gauche. Mais la gauche est une catégorie du parlementarisme, et non de la révolution. Arrêtons-nous là.
SOURCES
1. BADIOU Alain, Trump, PUF, coll. Perspectives critiques (Philosophie), 2020.
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