Tiré de Entre les lignes, entre les mots.
L’auteure propose d’étudier l’émergence et l’évolution d’associations spécialisées dans l’accompagnement de victimes de violences conjugales en France et aux USA. Elle précise que « les processus de légitimation des violences faites aux femmes dans les pays du Nord sont saisis sous l’angle des actrices impliquées dans les luttes féministes, de leurs difficultés quotidiennes, de leur travail auprès des femmes victimes et du sens qu’elles donnent au problème qu’elles portent dans le monde social ». Deux questions : « comment la cause de la violence conjugale, formulée par des groupes féministes, est-elle devenue un problème public ? Quels sont les effets de cette transformation sur la cause militante et sur les groupes qui la portent dans la société ? ».
Faire des études comparatives me semble indispensable. Les luttes ne sont pas indépendantes des contextes et donc des fonctionnements institutionnels. Les constructions historiques ne sortent pas du néant. Analyser un seul cadre socio-politique ne permet pas de saisir l’ensemble des contraintes et des contradictions. Ne pas prendre en compte les formes institutionnelles c’est écarter des formes sociales plus ou moins cristallisées dans le temps et leurs impacts sur les réalités socio-politiques.
Si « la violence conjugale n’est pas une fiction », la façon de nommer, de formuler, de définir n’est pas stable dans le temps. De la dénonciation militante à la « construction d’un problème public », l’activisme féministe, les transformations d’un mouvement social, l’institutionnalisation et ses logiques propres, la professionnalisation, les perspectives relationnelles comme le rattachement de la cause de la violence conjugale à d’autres causes – le viol par exemple.
L’auteure décrit le cadre de son enquête, le comté de Los Angeles, l’Ile de France, les trois niveaux : sociohistorique, ethnographique et comparatiste, les contextes institutionnels, professionnels, militants…
La violence conjugale et sa fonction sociale, le « personnel est politique », le refus d’en rester aux conflits interpersonnels comme hors des rapports sociaux, le contrôle et la domination des hommes « jusque dans l’intimité des femmes ». Une grille de lecture féministe. Et la création d’espaces de prise en charge des femmes victimes.
Pauline Delage revient sur la question du viol dans l’analyse féministe, « la dimension sociale et généralisée de l’expérience individuelle du viol », le viol comme « un mode de contrôle social qui façonne la subjectivité des femmes », ce vécu individuel et collectif qui « traverse la vie de toutes les femmes, victimes directes ou non », la parole des femmes dans les mobilisations contre viol, le caractère politique de la volonté de dire…
L’auteure décrit, entre autres, les approches en France et aux États-Unis, les liens avec la justice pénale, le déni social des violences exercées sur les femmes, les batailles de reconnaissance et de publicisation, les prémisses d’un « problème public ». Elle analyse le déni de la violence dans le couple, le rejet de responsabilité sur celles qui en sont les victimes, le statut marital comme légalisation de l’appropriation du corps des femmes par les hommes, les rapports de domination et non des rapports interindividuels ou de « subjectivités pathogènes »… Elle détaille des dispositifs, les premiers centres d’accueil et d’hébergement, un « collectif national » en France et des « dispositifs locaux » aux USA, le « venir en aide » et la « division de l’espace féministe », les problèmes liés aux financements et à la professionnalisation…
« Toutefois, dans les deux pays, les associations spécialisées héritières des féminismes se concentrent désormais sur la production de services pour les femmes victimes et sur la promotion de réformes, afin que les pouvoirs publics prennent en charge la violence conjugale »
Dans le second chapitre, Pauline Delage aborde « la cause militante au travail », les régimes professionnels, les conceptions du travail social, les collaborations et les échanges, les relations au féminisme, le travail bénévole et ses significations, les associations, « le travail des associations est façonné par la double influence d’un héritage féministe et d’un secteur professionnel », la place de l’écoute, les attentes émotionnelles façonnées par les représentations genrées, les contradictions et les tensions entre professionnalisation et politique, le mot survivor (survivante), la rhétorique du « choix des femmes », l’urgence de la protection et le temps long de la reconstruction, la place de la confidentialité et de l’anonymat, la sécurité des femmes à assurer, les théorisations psychologisantes ou essentialisantes, les impératifs façonnant la vie des centres d’accueils, les lieux de socialisation féministes…
Dans le troisième chapitre, l’auteure saisit la place des associations « dans la constitution et la mise en œuvre de l’action publique », les relations qu’elles établissent « avec les institutions étatiques à des échelles variées ». De part et d’autre de l’Atlantique, les actions différèrent, la pénalisation aux USA, la notion d’égalité prédominante en France. Pauline Delage analyse les modifications dans le traitement institutionnel des violences, cite la loi contre les violences dans l’état espagnol, souligne l’invisibilité des violences faites aux femmes dans les politiques et les statistiques publiques, « Avec le recours aux politiques de sécurité et d’aide aux victimes, l’accent mis sur ces dernières dans les politiques publiques tend également à rendre invisible, voire à remplacer, la dimension sociale et structurelle de la violence conjugale, participant de cette façon à occulter son caractère politique ». Elle aborde, entre autres, les actions publiques locales, les réseaux d’interdépendance, les définitions choisies et les contradictions engendrées, les dénégations des inégalités de genre, les normes juridiques et judiciaires, la méconnaissance des droits des femmes victimes derrière la « violence conjugale », le poids de la pénalisation aux USA, la division du travail militant et la hiérarchisation des causes, l’évaporation du féminisme de cet espace public…
Je souligne particulièrement le quatrième chapitre « Violence conjugale, le cœur des controverses », l’oubli ou le déni de l’asymétrie de genre, la distinction entre conflit et violence, la notion de contrôle par la domination de l’un sur l’autre, les lectures psychologisantes, la singularisation de la culturalisation d’un phénomène social, la non association de dynamiques interindividuelles et structurelles, l’occultation de la variété des formes de violence, la question de l’autodéfense (« la question des femmes victimes et coupables » – voir par exemple le procès de Jacqueline Sauvage), les campagnes masculinistes et les entreprises de dénégation de la spécificité et des causes des violences exercées sur les femmes, les représentations « libérales » des individus, la nécessité de penser le genre et la sexualité dans la violence conjugale…
En conclusion, Pauline Delage rappelle que les différentes formes de violences interpersonnelles doivent être comprises comme « les rouages du maintien et de la reproduction de l’oppression des femmes ». Elle souligne la double question sociale et pénale, le procès de légitimation de la question des violences conjugales comme problème public, les changements sociaux et institutionnels, des conséquences du découpage de l’action publique, « le découpage de l’action publique traduit des inégalités pensées ou impensables, tolérées ou intolérables ».
En complément possible :
Marylène Lieber : Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question, rappels-a-lordre-sexue/
Violences masculines envers les femmes : entretien avec Christine Delphy et Patrizia Romito, violences-masculines-envers-les-femmes-entretien-avec-christine-delphy-et-patrizia-romito/
Patrizia Romito : Un silence de mortes, un-silence-de-mortes/
Collectif national pour les droits des femmes :Contre les violences faites aux femmes –Une loi cadre !, Editions Syllepse 2006,
Pauline Delage : Violences conjugales
Du combat féministe à la cause publique
SciencesPo Les Presses, Paris 2017, 264 pages.
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