Après son échec à élire un nouveau président de la République, le parlement grec a été dissous mardi 30 décembre. Des élections législatives anticipées ont été convoquées pour le 25 janvier. La gauche radicale de Syriza, dont la popularité n’a fait que se consolider depuis les européennes de mai dernier, se prépare à gouverner le pays. Au risque d’un recentrage important. Entretien avec Gerassimos Moschonas, spécialiste de la politique grecque et de la social-démocratie européenne.
Le discours de Syriza et de son chef Alexis Tsipras semble s’être infléchi ces derniers temps. Est-ce que la gauche radicale grecque est en train de devenir un parti de centre-gauche ?
Gerassimos Moschonas : Dans son programme et dans son discours, Syriza est sans aucun doute plus modéré qu’en 2012 [lorsqu’ont eu lieu les précédentes législatives, qui ont sorti Syriza de la marginalité et l’ont fait apparaître comme le deuxième parti du pays, ndlr]. En 2012, Syriza était un parti spécialiste de la protestation, il était naïf dans ses critiques comme dans ses certitudes. Aujourd’hui ce n’est plus un parti naïf, c’est un parti qui a mûri, qui a approfondi sa réflexion. Ce changement s’explique aussi par le fait que la situation a changé : lorsque Syriza parle de restructuration de la dette là où il parlait auparavant d’effacement unilatéral, il faut noter que la structure de la dette elle-même a changé. La dette publique de la Grèce aujourd’hui est essentiellement détenue par les États européens, et non par des institutions privées comme c’était le cas avant 2012. Enfin, l’approche de la possibilité d’accéder au pouvoir a conduit Syriza à modérer son discours. On a vu ainsi deux processus parallèles se développer au sein du parti : la modération d’une part, qui est la stratégie principale de Syriza. Mais il y a également une forme de radicalisation : Syriza se prépare au pire, à un conflit grave avec l’Union européenne. Toutefois le courant le plus radical au sein de Syriza, la « Plateforme de gauche » qui prône la sortie de la zone euro, est resté plutôt discret ces derniers mois : il est très loyal vis-à-vis de la ligne majoritaire de Syriza et il met moins en avant ses positions anti-UE.
Syriza parlait en 2012 d’invalider l’intégralité des mémorandums d’austérité, autrement dit de revenir sur toutes les mesures mises en place depuis 2010. Est-ce toujours son objectif ?
Non, de la même façon que Syriza parle aujourd’hui de restructuration négociée de la dette, il entend aussi renégocier les mémorandums d’austérité : il ne s’agit pas d’une annulation unilatérale mais d’une renégociation d’ensemble qu’il veut engager avec les partenaires européens. L’idée est de trouver un nouveau paradigme économique pour la Grèce et pour l’Union européenne elle-même, qui soit différent de l’austérité actuelle. Sur certaines mesures, le parti s’est montré très clair : il veut par exemple rétablir le salaire minimum d’avant la crise [dans le mémorandum de 2012, il est passé de 740 à 580 euros brut par mois, ndlr]. Mais il n’est pas arc-bouté sur un retour en arrière intégral. En fait, son programme s’articule autour de trois axes : il y a tout d’abord la restructuration de la dette, qui a pour but de parvenir à un effacement de la moitié de celle-ci c’est la partie la plus difficile à faire avancer étant donné l’attitude de l’Union européenne. Il y a ensuite, indépendamment de ce premier point, une politique macroéconomique expansionniste : une politique de croissance, qui s’appuie notamment sur l’argent public et les fonds européens. Enfin, Syriza n’abandonne pas les objectifs d’assainissement des finances publiques mis en Suvre par les gouvernements précédents : il ne s’agit pas de recréer des déficits budgétaires. L’amélioration des recettes fiscales, via la lutte contre les niches et l’évasion fiscales, doit contrebalancer l’accroissement des dépenses publiques.
Ce programme ne remet donc pas en cause la politique européenne dans son ensemble ; c’est en réalité un programme social-démocrate. Un programme social-démocrate de gauche, car il s’appuie sur la renégociation de la dette, et radical, dans le sens où il ne sera pas facilement accepté par les instances européennes. Syriza joue aux limites de l’UE, c’est en ce sens-là qu’il est radical : il va tester la flexibilité ou l’inflexibilité de l’Europe.
Syriza, en définitive, est un cas représentatif des contradictions de la gauche radicale européenne, qui cherche à faire avancer une politique de gauche sans être suivie par la majorité des pays membres, à fonctionner comme une force de transformation de la société à l’intérieur de ce système très rigide qu’est le système européen.
Dans l’hypothèse où Syriza parvient à former un gouvernement, ne risque-t-il pas de se retrouver coincé à Bruxelles, dans la mesure où il sera isolé à la table des négociations ? Quelle sera sa marge de manoeuvre ?
Tout dépendra de son score électoral et de sa capacité à former des alliances au sein des institutions européennes. Si sa victoire est écrasante et qu’il parvient à former un gouvernement majoritaire en se passant d’alliances au niveau national, sa capacité de négociation sera plus forte. À l’inverse, si son résultat est mitigé, il aura peu de marge de manoeuvre : il ne trouvera pas d’accueil favorable auprès de l’opinion publique européenne, la commission aura face à elle un gouvernement faible, et Syriza, obligé de s’allier avec des formations plus modérées, ne pourra faire avancer ses propositions les plus radicales.
À mon sens toutefois, il y a une possibilité de compromis entre Bruxelles et Syriza. Dans la mesure où le parti distingue les deux aspects de son programme renégociation de la dette ; politique de relance , la commission européenne peut toujours accepter le changement de politique macro-économique tout en remettant à plus tard la question de la dette. Si l’Union européenne refuse tout compromis, ce qui est probable, deux possibilités : soit Tsipras accepte l’humiliation, soit il refuse et entre en conflit ouvert avec l’UE, en menant une politique sans se soucier de l’accord des Européens. C’est là que la situation deviendra incontrôlable, et que le scénario de la sortie de la Grèce de la zone euro pourra devenir une réalité.
Ce sera de toute façon une négociation difficile en raison de l’arrogance des dirigeants européens à l’égard de la Grèce, mais aussi en raison de l’inexpérience de Syriza pour ce genre de discussion, dans la mesure où il n’a jamais fait partie d’un gouvernement. Cela dit, le parti aujourd’hui est préparé : en deux ans, il a construit son équipe de conseillers économiques, notamment autour du député Yannis Dragassakis. Il est moins solide en revanche sur les questions de politique étrangère ou de réforme de l État. Des compétences recrutées à l’extérieur du parti devraient en outre venir étoffer un gouvernement Syriza ; le parti a noué des contacts avec des personnalités comme Louka Katséli, ancienne ministre socialiste qui a très tôt pris ses distances avec le PASOK après le vote du premier mémorandum. Alexis Tsipras a par ailleurs déjà annoncé qu’une cinquantaine de candidats non issus des rangs de Syriza seraient présents sur les listes des législatives, ce qui n’était pas du tout le cas en 2012. La direction fait donc le pari d’un grand parti majoritaire et joue l’ouverture même si cela ne fait pas l’unanimité en interne, loin de là.
Pourtant, il faut bien admettre que la qualité des cadres du parti reste très inégale, une partie du personnel de Syriza est médiocre, rappelons-nous qu’il y a trois ans c’était encore un petit parti qui tournait autour de 4 % ! Or, il devra tout de suite s’attabler à une négociation cruciale : il n’aura pas le luxe de l’apprentissage... Cela peut s’avérer très dangereux pour le parti lui-même et, bien évidemment, pour le pays.
Le premier ministre Antonis Samaras n’a pas dit son dernier mot& La campagne électorale, qui va durer moins de quatre semaines, s’annonce très tendue. Faut-il s’attendre à des surprises le jour du scrutin ?
Oui, les derniers moments électoraux en Grèce ont montré qu’il n’y a plus rien de prévisible dans ce pays. D’autant que cette fois-ci, nous ne sommes pas dans une élection ordinaire, ce n’est pas une alternance normale& Les élections sont convoquées officiellement en moins de quatre semaines, mais en réalité, cela fait des mois que le pays est en campagne électorale.
De nombreuses inconnues subsistent en outre, car l’on n’a pas encore tous les acteurs en jeu. Ainsi l’ancien premier ministre socialiste George Papandréou, rival d’Evanghélos Vénizélos au sein du PASOK, semble-t-il vouloir créer une nouvelle formation en vue des élections. S’il le faisait, ce serait suicidaire pour un parti déjà extrêmement affaibli, sachant qu’il faut un minimum de 3 % pour pouvoir entrer à l’assemblée. De la décision de Papandréou dépendra également le score de la Rivière une formation née l’an dernier qui a rassemblé dans un premier temps de nombreux électeurs socialistes déçus. De son côté, le petit parti Dimar (gauche modérée) est en nette perte de vitesse. Il était en discussion pour un rapprochement avec Syriza, mais les deux partis n’ont finalement pas trouvé d’accord. Quant aux Grecs indépendants (droite nationaliste), ils se sont déclarés prêts à soutenir Syriza pour une politique économique anti-austérité même s’il ne partagent pas du tout les mêmes idées en termes de politique étrangère et de valeurs culturelles, comme la question des droits des immigrés. Cela pourrait aller jusqu’à une participation dans le futur gouvernement& Mais pour l’heure, ils apparaissent eux aussi très affaiblis dans les intentions de vote.
Les électeurs de Syriza eux-mêmes ont des doutes. Ceux qui voient dans le parti de la gauche radicale la perspective d’une autre politique ont peur en même temps de ses faiblesses. J’observe finalement trois types de sentiments dans l’opinion publique : un sentiment d’espoir tourné vers Syriza ; un sentiment de protestation et de rage dont Syriza va profiter mais qui va profiter également à l’extrême droite néo-nazie d’Aube dorée ; enfin, un sentiment de peur face au saut dans l’inconnu que représente Syriza, dont va bénéficier la droite de Nouvelle Démocratie. La politique de l’état-major de Nouvelle Démocratie est précisément de cultiver cette peur-là. Le sentiment de fragilité du pays, la peur de la réaction des Européens, la peur de la réaction des marchés : les craintes des Grecs ont aussi à voir avec le capitalisme globalisé et Syriza, comme la gauche radicale européenne, est pris dans cette équation extrêmement complexe : comment transformer le système conservateur européen, comment faire bouger un système qui manque cruellement de flexibilité ? Et comment faire face aux forces des marchés qui exacerbent le sentiment de fragilité des gens et des nations ? La peur des Grecs à cet égard est révélatrice du pouvoir de l’incertitude.
Face à la crise des années 1930, la gauche avait répondu de manière pluraliste selon les pays, avec des politiques très diverses entre le Front populaire en France et en Espagne, le planisme du parti socialiste belge, les grandes réussites économiques scandinaves, mais aussi deux insurrections sociales-démocrates armées en Autriche et en Espagne& Aujourd’hui, la réponse à la crise est unicolore en raison, pour partie, des contraintes de la mondialisation et de l’Union européenne. Syriza, s’il arrive au pouvoir, sera le premier à essayer d’apporter une autre réponse à la crise.