Il est celui qui hérite de la tâche la plus délicate du gouvernement grec. D’une certaine façon, il tient en partie le sort de la Grèce et l’Europe entre ses mains. Yanis Varoufakis a été nommé, mardi 27 janvier, ministre des finances du gouvernement d’Alexis Tsipras. C’est lui qui sera chargé de discuter avec les autres ministres européens, d’assister à l’Eurogroupe, de rencontrer la Troïka, le FMI et la BCE. En un mot, de mettre en œuvre le programme pour lequel Syriza a été élu dimanche, face à une Europe hostile au moindre changement d’orientation.
Nommé économiste conseiller spécial d’Alexis Tsipras depuis plusieurs mois, Yanis Varoufakis a résumé sa feuille de route : en finir avec l’austérité, mettre un terme à la crise humanitaire qui détruit le pays, renégocier la montagne de dettes (320 milliards d’euros) du pays en liant notamment le remboursement des échéances à l’évolution du PIB du pays, et détruire les oligarques du pays « qui ont sucé l’énergie et le pouvoir économique du pays ».
« En choisissant Varoufakis comme ministre des finances, Tsipras poursuit sa stratégie de confrontation avec les Européens, selon les analystes », twitte un journaliste du Wall Street journal. Avant sa nomination attendue, des analystes de banques et de nombreux chroniqueurs de la presse anglo-saxonne ont commencé à se pencher sur cet économiste de 53 ans jugé « radical ». Yanis Varoufakis ne ménage pas, en effet, ses propos. Dans le blog qu’il tient depuis 2011 – un blog qu’il compte continuer à tenir « même si c’est irresponsable pour un ministre des finances » – , il n’a cessé de dire tout le mal qu’il pensait du « sauvetage de la Grèce ». Pour lui, la politique imposée à Athènes par la Troïka relève du « supplice » (« waterboarding », dit-il exactement, soit torture par simulation de noyade à l’image des méthodes mises en œuvre dans les prisons de Guatanamo) budgétaire ».
Conseiller économique de Georges Papandréou entre 2004 et 2006, il s’était opposé dès le début aux remèdes de la Troïka. La seule solution pour sortir la Grèce de la crise était, selon lui dès cette époque, de faire défaut et de renégocier la dette. Plus tard, beaucoup plus tard, des experts du FMI, revenant sur la déroute économique de la Grèce et le fiasco intellectuel de la Troïka, reprendront l’analyse. « Une autre voie pour rendre la dette plus supportable aurait été de la restructurer dès le début. Mais en Grèce, à la veille du programme, les autorités ont considéré la restructuration de la dette comme une fausse piste, qui ne pouvait être mise sur la table des discussions par le gouvernement grec et qui n’a pas été proposée au fond », écriront-ils dans un rapport qui ne sera jamais officiellement rendu public.
Entre-temps, comme Yanis Varoufakis l’avait prédit, ainsi que bien d’autres, la Grèce a plongé dans la destruction économique, le chômage et la pauvreté.
Devenu la cible des critiques de tous les cercles dirigeants grecs, Yanis Varoufakis a « dû s’exiler aux États-Unis », précise son éditeur français. L’économiste, qui a la double nationalité grecque et australienne, reprend alors son métier de professeur d’économie théorique à l’université d’Austin au Texas, où travaille son ami, l’économiste keynésien James Galbraith.
Yanis Varoufakis se définit avec ironie comme un économiste « marxiste imprévisible ». Mais il est vrai qu’après quarante ans de néolibéralisme tendance Milton Friedman et d’ordo-libéralisme tendance Friedrich Hayek, toute pensée s’inspirant ne serait-ce que de Keynes est considérée comme dangereusement subversive et révolutionnaire. Donc Yanis Varoufakis est un subversif, comme le sont Paul Jorion ou André Orléan. Comme eux, il avait mis en garde bien avant d’autres savants orthodoxes sur les dangers de la financiarisation à outrance et la bombe des subprimes, qui a conduit à la crise financière de 2008.
En 2011, dans Le Minotaure planétaire : l’ogre américain, la désunion européenne et le chaos mondial (Éditions du Cercle), il a souhaité mettre en perspective cette crise financière majeure, « la plus grave crise économique depuis 1929 », comme le répètent les économistes. Pour lui, ce à quoi nous avons assisté en 2008 est l’écroulement du système monétaire international, mis en place par les États-Unis à partir de 1971, quand le gouvernement américain décida de ne plus rendre le dollar convertible en or. À partir de cette date, explique-t-il, le gouvernement américain, devant faire face aux deux déficits jumeaux de sa balance commerciale et son déficit budgétaire, a instauré un système mondial de recyclage des excédents. D’un côté, les États-Unis ont absorbé une grande partie de la production industrielle du reste du monde, production qui dépassait largement les capacités d’absorption des pays producteurs. En contrepartie, les pays excédentaires, en premier lieu l’Allemagne, le Japon et la Chine, réexpédiaient leurs bénéfices à Wall Street, les banquiers se chargeant de recycler ces masses de capitaux pour soutenir la consommation à crédit des consommateurs américains, le financement des entreprises américaines, et celui de l’État américain.
Pour résumer sa pensée à grands traits, c’est cette mécanique de recyclage – le Minotaure planétaire, comme il le dénomme par référence au mythe crétois – qui s’est brisée définitivement en 2008, par excès de financiarisation et de cupidité des banquiers créant des montagnes de fausse monnaie privée.
La crise de l’euro, mal construit depuis sa création, a suivi. La construction européenne, relève-t-il comme tant d’autres, s’est faite sur un déséquilibre entre les pays excédentaires (Allemagne, Pays-Bas, Flandres, Autriche, pays scandinaves) et les pays déficitaires (Europe du Sud). Celui-ci n’a cessé de s’accroître avec l’avènement de la monnaie commune, qui a empêché toute dévaluation et toute remise à zéro des compteurs économiques. « La léthargie des taux de croissance européens n’avait rien à voir avec l’inflexibilité du marché du travail, un système financier arthritique ou une sécurité sociale trop généreuse. Elle était simplement due à la façon dont la plupart des pays européens s’étaient fait prendre au charme des surplus allemands. Le seul répit que les pays déficitaires de l’Europe connurent durant les temps heureux du Minotaure planétaire provenait de l’excédent de leurs balances commerciales vis-à-vis des États-Unis. Mais lorsque 2008 frappa, même cette heureuse contrepartie s’évanouit », écrit-il. « L’euro s’est lézardé. La Grèce était son maillon faible mais le problème était enraciné au plus profond de la conception de l’ensemble, et en particulier dans l’absence d’un mécanisme de recyclage des excédents », poursuit-il. Un défaut qui était dès l’origine dans la construction européenne mais dont Yanis Varoufakis attribue la persistance à l’Allemagne, qui se refuse à changer un système qui lui profite.
Modeste proposition
L’économiste et désormais ministre des finances juge que l’Allemagne a adopté une politique juste suffisante pour éviter l’éclatement de la zone euro, parce que la situation actuelle lui est favorable, mais pas engageante, afin de lui permettre de quitter l’euro, si elle estime que le rapport lui devient défavorable. Une telle analyse, sans doute désormais très familière à Berlin, laisse présager des débats plus que houleux au sein de l’Europe dans les semaines à venir.
Sans concession dans ses analyses, Yanis Varoufakis se veut toutefois pragmatique, déterminé à trouver des solutions possibles plutôt que de s’enferrer dans des débats sans fin et sans issue. En 2013, il a publié avec James Galbraith et Stuart Holland, ancien conseiller britannique de Jacques Delors, un livre, intitulé Modeste proposition pour résoudre la crise de la zone euro (Les Petits matins/Institut Veblen), qui tente de tracer de nouveaux chemins pour sortir de la crise européenne. (Lire notre article, Europe : pour une sortie de crise « modeste » ?)
Estimant qu’il est inutile d’attendre l’arrivée d’eurobonds – qui permettraient la mutualisation des dettes –, la création d’un Trésor européen, ou de nouveaux traités européens, solutions dont les pays européens ne veulent pas, les trois économistes ont essayé de dessiner des solutions, en faisant avec le cadre actuel. Ils ont avancé quatre propositions. Afin de casser le cercle vicieux entre les pays européens et les banques, ils proposent que le mécanisme de stabilité européen puisse prêter directement aux banques. Cette solution est désormais possible sous certaines conditions depuis la création de l’union bancaire. Mais celle-ci reste cependant strictement encadrée par des dispositifs nationaux.
Pour en finir avec les divergences de taux entre les pays de la zone euro, ils préconisaient que la BCE joue le rôle d’intermédiaire et emprunte au nom des pays sur les marchés et leur reprête par la suite, afin de leur garantir des taux plus bas. Cette possibilité d’emprunt serait strictement encadrée dans la limite de 60 % du PIB, comme prévu dans le traité de Maastricht. Tout emprunt au-delà de ce seuil devant se faire aux conditions normales de marché.
Ils proposaient également que la Banque européenne d’investissement (BEI), rarement utilisée, devienne un outil réel pour tous les pays européens, en finançant des projets d’aménagement rentables. Se finançant par le biais d’obligations émises par la BCE, la BEI deviendrait ainsi un instrument de rééquilibrage entre les pays excédentaires et déficitaires au sein de la zone euro. Pour terminer, ils suggéraient que les fonds disponibles au sein du système européen comme les plus-values dégagées par la BCE, notamment sur les titres grecs, soient utilisés pour financer des programmes de soutien dans la lutte contre la pauvreté.
Ces propositions ont été superbement ignorées par les responsables européens. Mais elles sont apparues aussi comme bien trop timorées à certains économistes, qui préconisent des solutions plus radicales. Certains, comme Cédric Durand, pensant qu’il est temps d’en finir avec l’Europe.
Ce n’est pas l’option de Yanis Varoufakis et de Syriza. Pourtant, il semble parfois pris de doute sur la suite.
À l’occasion de la traduction française de son livre Le Minotaure planétaire, publié en décembre, l’économiste a écrit une très longue postface. Il y constate que rien n’a changé dans l’évolution de la crise européenne depuis la parution de son ouvrage, trois ans auparavant. Il imagine aussi une rencontre entre Angela Merkel et un ministre des finances. Celui-ci explique à la chancelière qu’elle a le choix d’appuyer entre deux boutons, un bouton rouge qui peut permettre d’en finir avec la crise de l’euro immédiatement, un bouton jaune, qui prolongera la crise pendant une dizaine d’années, au risque de provoquer l’éclatement de la zone.
« Sur quel bouton pensez-vous que la chancelière allemande va appuyer ? (…) Même si le choix personnel de la chancelière allemande était le bouton rouge, la réaction potentielle de son électorat, si elle le faisait, risque de l’effrayer. (…) Depuis trois ans, la population allemande est devenue convaincue que l’Allemagne a échappé au gros de la crise parce que, contrairement aux méridionaux, qui comme la cigale inconstante, dépensent sans compter, les Allemands travaillent dur et savent s’en tenir à leurs moyens. (…) Une telle façon de penser s’accompagne d’une incompréhension totale de ce qui a assuré le succès de la zone euro et garanti l’excédent allemand jusqu’en 2008 : c’est-à-dire la manière dont, pendant des décennies, le minotaure planétaire générait la demande permettant à des pays comme les Pays-Bas et l’Allemagne d’être exportateurs nets de capitaux et de biens de consommation tant vis-à-vis de la zone euro que du reste du monde », écrivait-il.
Dès le soir des élections, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, s’est campé dans la statue du Commandeur, rappelant qu’il n’y avait rien à négocier, que la Grèce devait s’en tenir aux engagements pris. Les ministres des finances européens ont pris la même position, insistant sur la nécessité pour la Grèce de respecter sa parole, d’oublier par avance toute possibilité de renégociation de sa dette.
Nombre d’entre eux savent pourtant que cette renégociation est inévitable. Mais au-delà du problème financier, il y a aussi toute la dimension politique du problème. Renégocier, c’est devoir avouer à un moment que les remèdes européens ont servi à sauver les banques au détriment de la Grèce et des contribuables européens. L’Allemagne a mis en jeu 60 milliards d’euros dans l’affaire, la France 48 milliards. C’est aussi reconnaître que l’Europe a fait fausse route dans son entêtement dogmatique sur l’analyse de la crise, dans sa gestion de l’Europe depuis cinq ans, et c’est peut-être cela le plus difficile. Au point de ne rien entendre de ce que leur dit Athènes ? Au point de pousser la Grèce vers la sortie ?