Avant l’Ouest américain, cette terre de promesses et la fin de la frontière venue buter sur l’océan Pacifique, il y a les sommets enneigés des montagnes Rocheuses. Et encore avant, il y a les Plaines. Les élites des deux côtes appellent ce territoire « fly-over zone » (« la zone de survol aérien »), car il ne s’y passe jamais rien hormis quelques faits divers. La population y est parsemée, ni sexy ni riche, et il faut se sentir des affinités avec la culture du maïs sur des centaines de kilomètres de distance pour apprécier les paysages.
En résumé, le territoire des Plaines est l’Amérique profonde. Dans ce que cela a de péjoratif et de légèrement méprisant face à une population populaire plutôt conservatrice, refermée sur sa « community » et qui a plus vite fait de brandir sa bannière étoilée et sa bible que de citer de mémoire le discours de Martin Luther King « I have a dream… ». Mais cette Amérique profonde est également pleine d’un bon sens ancré dans le labeur et le respect de ses voisins, dans la perspective partagée de bâtir une vie meilleure. Une terre où un hamburger maison, un panier de frites et plusieurs pintes de bière avalés dans un bar avec des bikers et des fermiers représente l’activité idéale pour passer un vendredi soir…
Les plaines sont un ensemble d’États qui votent majoritairement à droite depuis des décennies et se considèrent très « business friendly » (pro-entreprises, dirait-on en France). Autrement dit, c’est un endroit où la construction d’un pipeline, un de plus parmi les dizaines qui sillonnent déjà ce territoire, ne devrait pas représenter une grosse affaire, et encore moins un objet de polémique à résonance internationale. Et pourtant…
En 2008, la compagnie canadienne de services pétroliers TransCanada décide d’étendre son pipeline Keystone qui va du grand Nord canadien, dans l’Alberta, jusqu’au milieu des États-Unis, dans l’Illinois. Ce projet, baptisé Keystone XL (pour Export Limited, et non Extra-Large comme on serait tenté de le croire…), doit tracer une ligne quasi directe de 3 200 kilomètres depuis les gisements de sables bitumineux de l’Alberta qui sont en plein boom jusqu’aux raffineries texanes du golfe du Mexique. Ce n’est pas le chemin le plus court pour exporter le pétrole lourd contenu dans les sables bitumineux – la côte Pacifique est plus proche –, mais c’est le plus facile : il n’y a pas les montagnes Rocheuses à franchir, il y a déjà un réseau d’oléoducs existant auquel se raccorder, les raffineries du sud des États-Unis sont opérationnelles et sont les rares capables de traiter ce genre d’hydrocarbure, et les habitants de la « fly-over zone » semblent plus réceptifs à un tel projet que les politiciens, les écolos, et les tribus indiennes du Canada. C’est, a priori, une affaire pliée…
Sauf que, six ans plus tard, les 1 400 kilomètres de la partie centrale de l’oléoduc, qui va du nord du Montana au sud du Nebraska, au cœur des Plaines, n’ont pas encore vu le début d’une tranchée ou d’un point de soudure.
TransCanada avait besoin de deux choses capitales pour commencer à mettre les tuyaux sous terre : l’accord de la Maison Blanche (car avec le franchissement de frontière, il s’agit d’une question transnationale), et l’accord des propriétaires terriens sur le tracé du pipeline. Aujourd’hui, aucun des deux n’est garanti. Après s’être montré initialement favorable au projet, Barack Obama a, depuis, repoussé l’accord présidentiel à plusieurs reprises, mal à l’aise à l’idée d’autoriser une gigantesque artère pétrolière destinée à brûler encore plus d’hydrocarbures dans l’atmosphère au moment où la lutte contre le changement climatique, dont il s’est fait un champion, s’intensifie. Quant à l’assentiment des propriétaires sur le parcours de l’oléoduc, il est devenu la principale pierre d’achoppement du projet, au point qu’aujourd’hui, on voit mal comment celui-ci pourrait se réaliser sans une explosion de colère, voire de violence, considérable.
Embarquons donc sur la route centrale de ce pipeline. Ni dans les terres du grand Nord canadien, qui sont ravagées par des forages à ciel ouvert, ni jusqu’aux raffineries texanes qui ne rêvent que d’accueillir cet or noir sans se poser de questions. Embarquons plutôt pour ce territoire des Plaines où ce sont les citoyens qui font bouger les lignes (géo)politiques de cet ouvrage présenté comme un bond dans l’avenir, mais qui ressemble pourtant à un projet dépassé.
« L’eau est notre bien le plus précieux et sans elle nous cessons d’exister »
1re étape, la réserve indienne de Rosebud (Dakota du Sud)
À défaut de posséder des manières (nous le verrons plus tard dans leurs transactions avec les ranchers), les ingénieurs de TransCanada sont des malins. Leur tracé du pipeline Keystone XL dans le Dakota du Sud ne traverse aucune réserve indienne, dans un État où il est pourtant impossible de tracer une ligne droite sans en croiser une. Il n’y a nul hasard à cela. Les réserves possèdent, en plus d’un fonctionnement collectif, leurs propres lois (limitées mais recouvrant généralement les questions foncières). Or les pétroliers canadiens ont senti qu’ils ne seraient pas accueillis dans les meilleurs termes par les descendants de Sitting Bull et Crazy Horse.
Ils avaient raison. Le projet de pipeline a beau savamment contourner les réserves, leurs résidents n’entendent pas laisser passer ce projet. C’est une vieille histoire qui se rejoue là. Une histoire dans laquelle les Amérindiens ont toujours perdu, mais jamais sans se battre.
Nous avons rendez-vous avec Aldo Seoane sur le parking d’un fast-food de Mission, au cœur de la réserve de Rosebud. C’est malheureusement le lieu le plus identifiable d’un territoire qui compte parmi les plus pauvres des États-Unis, où les commerces sont aussi rares que les voitures neuves. Aldo arrive dans un pick-up rouillé orné d’un poster « Non au pipeline ! » avec le dessin d’un serpent ondulant parmi les États des plaines.
Aldo Seoane et Wayne Frederick, qui se battent contre le passage du pipelineAldo Seoane et Wayne Frederick, qui se battent contre le passage du pipeline © Jean-Marc Giboux
Aldo n’est pas né sur la réserve et n’est donc pas un Brûlé (le nom originel de la tribu est Sicangu Oyate, « cuisse brûlée »). Il a longtemps vécu en Californie avant de rejoindre sa mère sur la réserve, et c’est sans doute pour cela qu’il fait penser aux activistes écolos hyperconnectés et parfaitement capables de résumer la situation en quelques phrases : « Nous ne voulons pas de cet oléoduc pour quatre raisons. Premièrement à cause des conduites d’eau qui viennent du Missouri et qui nous alimentent pour la consommation et l’irrigation. L’oléoduc va les croiser et il y a donc des risques de fuite. Deuxièmement, nous n’avons pas été consultés, or nous sommes une nation souveraine. Troisièmement, ce projet va déplacer des reliques et traverser des sites mémoriels qui nous appartiennent. Quatrièmement, la construction de l’oléoduc nécessite un camp de travailleurs qui sera à proximité de la réserve, avec tout ce que cela signifie en matière d’augmentation des violences. »
Après nous avoir exposé la problématique et avalé un sandwich, Aldo nous emmène voir le président de la tribu. Indisponible ce jour-là, Cyril Scott a néanmoins tenu à nous recevoir dans son bureau. Nous lui parlons donc au téléphone face à une table et une chaise vide, devant plusieurs photos de lui, dont une en compagnie de Bill Clinton. « Ce n’est pas uniquement une question indienne : l’eau est notre bien le plus précieux et sans elle nous cessons d’exister, les Indiens sur la réserve, mais aussi les populations alentour, les fermiers et les éleveurs », explique-t-il au travers du combiné. Dans le Dakota du Sud, le Keystone XL doit en effet croiser à deux endroits les aqueducs souterrains qui alimentent en eau la partie occidentale de l’État, dont les réserves indiennes de Rosebud et de Shannon ainsi que le territoire protégé des Black Hills. L’oléoduc et l’aqueduc vont se retrouver sous terre à quelques mètres de distance. En cas de fuite du premier vers le second, les conséquences seraient catastrophiques pour les habitants.