Édition du 17 décembre 2024

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Commission parlementaire Enbridge

Résistance aux oléoducs : pistes pour une campagne stratégique

Reprise d’une publication par le Centre de ressources sur la nonviolence (CRNV),
le 27 novembre 2013.

Quelle est la nature des risques que nous courons avec la construction des oléoducs ?

Les risques associés aux oléoducs sont bien réels dans l’immédiat. Accidents, éclatements et fuites se sont multiplié ces dernières années. Pensons par exemple au déversement massif de la ligne 6 d’Enbridge, qui a répandu plus de 3 millions de litres de bitume dilué dans la rivière Kalamazoo, au Michigan, en 2010. Le « dilbit », comme on appelle ce produit des sables bitumineux albertains conditionné pour circuler dans les tuyaux, serait aussi visqueux que le beurre d’arachide, abrasif comme du papier sablé et si lourd qu’il s’enfonce rapidement au fond de l’eau, créant une contamination aussi toxique que pérenne.

Par exemple, un des oléoducs proposés ferait circuler des millions de litres de dilbit dans la région de Vaudreuil-Soulanges, sous la rivière des Outaouais, en amont des sources d’eau potable de Montréal. Or, quand on sait qu’une agence gouvernementale américaine a dit d’Enbridge qu’elle avait développé au fil des ans une culture interne de contournement des normes de sécurité et de manipulation des procédures d’inspection, les risques donnent froid dans le dos.

Mais ces risques ne sont qu’une des explications de la mobilisation montante contre les nouveaux oléoducs. Pour comprendre les passions qui s’éveillent, il faut également prendre en compte les dangers plus globaux et en apparence « distants », mais non moins réels, associés aux gaz à effet de serre et leurs effets sur le climat mondial, sans oublier les conséquences dévastatrices multiples de l’exploitation des sables bitumineux albertains.

La lutte autour de la construction, de la réfection et de l’inversion des oléoducs constitue ainsi l’une des lignes de faille d’un conflit d’ampleur tectonique où s’affrontent aujourd’hui deux forces contraires pour l’avenir du monde. Je résume comme suit : la lutte engagée oppose les fossiles et les vivants. 
C’est pour faire image, mais la question consiste en fait à savoir qui, des grands empires pétrocapitalistes carburant aux énergies sales, ou des voix de l’émancipation citoyenne mondiale saura prévaloir. Je pèse mes mots : tout se joue présentement. Il faut d’urgence libérer la planète de nos ponctions toxiques et rembourser nos hypothèques à taux usuraire sur l’avenir de nos enfants. 

Nous avons un devoir. Ces nouvelles infrastructures auront pour effet d’entretenir pour de nombreuses décennies encore notre dépendance au pétrole et aux énergies sales qui, nous le savons aujourd’hui, menace le futur de la vie sur Terre et cause déjà des famines en Afrique, la fonte des pôles et du Groenland, le dégel du pergélisol, la disparition des Maldives et du Bangladesh, ainsi que d’intenses désastres — incendies, inondations, ouragans près de chez nous et partout sur le globe. 
Les oléoducs aujourd’hui, c’est comme le toxicomane qui promet l’abstinence, mais veut d’abord qu’on lui installe la machine à perfusion automatique pour économiser sur les seringues...
Nous ne pouvons plus, comme nous le faisons depuis plus d’un siècle, encore pelleter nos déchets dans la cour des générations futures pour nourrir la folie d’accumulation et l’hyperconsommation égoïste d’une minorité globalitaire, notamment ce fameux 1 % sur qui l’action prophétique d’Occupy a pointé le doigt.

Les citoyens auront-ils leur mot à dire ? Si non, pourquoi ?

Les citoyens ont toujours leur mot à dire et l’occasion de poser des gestes refondateurs. 

Toutefois, les plus récentes mesures du gouvernement Harper en matière de consultation publique, notamment dans le cadre des « audiences » menées par l’Office national de l’énergie, tentent de couper sa langue au discours citoyen. En effet, par l’imposition de conditions sévères au droit d’intervention, les promoteurs et les instances gouvernementales tentent de restreindre de plus en plus l’accès au micro.

Qu’à cela ne tienne. Ils oublient une chose. L’époque n’est pas si lointaine où de telles consultations publiques n’existaient même pas. Or, que s’est-il passé ? Nous avons déjà su repousser les frontières de l’espace démocratique pour forcer la création d’audiences publiques et y intervenir. Nous savons donc comment reconquérir nos droits. 

Quand les puissants changent les règles pour nous faire taire, il nous appartient de défier les règles et de reprendre la parole. 

En ce sens, seule l’obéissance aux nouvelles règles, ou à l’inverse, notre défi courageux, définira à terme la capacité citoyenne d’intervention, et ce, malgré l’arbitraire et la volonté des gouvernements ou des entreprises de nous museler. Nous avons le pouvoir. Ne l’oublions pas.

De quels moyens les citoyens disposent-ils pour s’opposer à la construction des oléoducs ? Une approche de désobéissance civile est-elle envisageable ?

De nombreux moyens restent à notre disposition pour démontrer la ferveur de notre opposition et faire jouer le rapport de force citoyen face à la construction des oléoducs. D’une part, tout commence par le travail de terrain, l’organisation communautaire partout là où passent et passeront les promoteurs. C’est essentiel. 

Si l’action directe non violente offre une voie intéressante, notamment pour la mise en scène de coups d’éclat, elle ne saurait se substituer au seul véritable moyen d’élever durablement le coût social, politique et économique de l’implantation, de l’inversion ou de la modernisation des oléoducs : l’organisation d’une résistance de masse, ancrée dans les régions traversés et ailleurs au Québec.

Quel est le premier et le plus fiable indicateur de la réussite ou de l’échec éventuel d’un mouvement social de résistance civile ? Les études l’ont démontré : le taux de participation populaire. Plus de gens participent, plus sûre est la victoire. Comprenant cela, il importe de ne jamais perdre de vue l’objectif d’élargir au maximum la participation populaire, en offrant notamment un répertoire d’actions permettant divers niveaux d’engagement — allant de moyens modestes et prudents, à des actes braves et éclatants.

Autre facteur-clé de succès : savoir manier une grande diversité de méthodes nonviolentes, alliant des méthodes plus traditionnelles de communication, de sensibilisation et de protestation à des moyens dits d’intervention — actions créatives de perturbation, sit-in, blocages — sans oublier la mise en place d’alternatives exemplaires, démontrant ainsi notre capacité effective à dépasser le paradigme des énergies sales. 

Il ne faut pas oublier non plus les puissantes méthodes de non-coopération : boycottages, grèves de paiements, campagnes de désinvestissement (universités, fonds de pension, fonds syndicaux de solidarité) avec une cible à la fois (Enbridge, Trans-Canada, Suncor…) sur une revendication spécifique (comme l’abandon du projet de Ligne 9). On peut également orchestrer un retrait coordonné d’épargnes personnelles des fonds d’investissement soi-disant « verts » qui demeurent en fait dopés aux énergies sales. 

Pour réussir, la noncoopération de masse exige des moyens concrets pour bien faire connaître les initiatives et susciter l’adhésion populaire aux tactiques ; ce qui est loin d’être facile et exige une coordination serrée, comme celle de la campagne menée par INFACT contre Nestlé dans les années 1970.

Est-il possible de s’inspirer de la stratégie utilisée par la campagne « Moratoire pour une génération » ?

Moratoire d’une génération (MDG) propose depuis sa naissance l’action nonviolente stratégique, avec des moyens agencés en séquence propice à la création d’une résistance participative, par opposition, par exemple, au modèle plus traditionnel de l’ONG ou du groupe professionnalisé à enjeu unique, qui consiste à « représenter » et à faire pression indirecte, souvent par le biais des médias. Ces groupes ont leur place, bien sûr. Ils jouent un rôle essentiel dans l’écosystème de l’action citoyenne. Sauf que le volet résistance citoyenne, un cadre stratégique fondé sur des moyens d’action visant à récupérer et à faire jouer le pouvoir social détenu par l’acteur citoyen dans le conflit, est trop souvent absent de l’échiquier. C’est cet autre modèle que le MDG met de l’avant.

Moratoire d’une génération cherche aussi à proposer une stratégie plus élaborée, qu’il souhaite unificatrice, visant à mettre en marche une force citoyenne autonome. D’où l’accent sur la formation des ressources locales « capacitances », de manière à pouvoir reproduire diverses tactiques de résistance adaptables en termes d’échelle et de contexte, notamment des actions pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile : entraves, enchaînements, perquisitions citoyennes… 

Vu les forces en présence et l’appui des deux principaux paliers de gouvernement aux projets de pipeline, pareil cadre stratégique de résistance citoyenne est non seulement possible, mais probablement essentiel. 

Que faire et comment le faire ?

D’une part, je crois qu’il faut, encore et toujours, s’inspirer du succès d’autres mouvements ailleurs sur le continent et dans le monde. Il faut notamment étudier de près la façon dont les mouvements d’opposition au projet Northern Gateway, dans le nord de l’Alberta et en Colombie-Britannique, et au projet Keystone XL, aux États-Unis, s’y sont pris pour remporter les succès qu’on leur connaît. Quelles alliances ont été soudées ? Quels moyens d’action ont porté fruit ? Quelles sont les innovations et les réalisations que l’on peut adapter ?

D’autre part, il faut travailler notre créativité, aussi bien tactique, politique qu’artistique. Toujours renouveler, se réinventer.

Par exemple, un des succès de la campagne Moratoire d’une génération a été la marche menée de Rimouski à Montréal, au printemps 2011, durant laquelle le gouvernement libéral a adopté le tout premier moratoire sur les gaz de schiste, imposé sous le fleuve St-Laurent et sur les îles à l’ouest d’Anticosti, en plus d’annoncer, la veille de notre entrée à Montréal, qu’aucune fracturation n’aurait plus lieu dans toute la vallée du St-Laurent, moratoire « de facto » qui dure depuis.

Une marche le long du tracé de l’un de ces pipelines aurait un potentiel important de sensibilisation et de mobilisation. Il conviendrait toutefois de remodeler le projet sous une nouvelle formule, plus originale. Au lieu d’une marche, par exemple, on pourrait parler d’une mission d’inspection citoyenne, d’un pèlerinage de protection, d’un sentier des villages, d’un rallye des énergies vertes, etc. 

L’art demeure l’une des armes les plus puissantes, attrayantes et convaincantes à notre disposition. Il faut s’en servir pour éclairer, égayer et diversifier le message. Je songe notamment aux efforts du groupe local de Montréal de Moratoire d’une génération, qui vient du mettre sur pied un « Cabaret Olé Oléoduc ! », une prestation artistique, formule cirque citoyen, qui porte un message écologique et politique ponctué de numéros de danse, de chants, de théâtre, etc. 

Pour rejoindre les gens, les gagner pour gagner, la langue de l’art est un atout universel incomparable.

Si vous aviez à monter une campagne contre l’Oléoduc Trans-Canada ; quelles en seraient les grandes lignes ?

Je n’ai pas une idée détaillée de ce que pourrait être cette campagne, mais voici comment je procéderais pour l’élaborer :

Étape 0

Faire enquête sur l’ensemble du dossier et écouter attentivement ce qu’en disent les gens sur le terrain. Sans connaissance en profondeur, on risque de se tromper de cible, d’alliés, de message, de tactique, de stratégie.

Étape 1

Planification stratégique — définition des objectifs (tangibles, mesurables, réalisables et inspirants !), expliciter le cadre stratégique non violent, avec des consignes d’action préétablies (très important !), dresser une séquence de tactiques choisies échelonnées sur les 3 prochaines années, avec un crescendo annuel et des périodes de repos. Ce travail de réflexion et de planification ne peut généralement pas se faire en grandes réunions de coalitions… trop de contraintes, de débats oiseux, de magouilles politiques. Mieux vaut réunir quelques personnes-clés engagées à produire un plan simple et clair...

Étape 2

Une tournée de diffusion/discussion du plan stratégique, écoutant le point de vue de nos alliés, ajustant au besoin, gardant le cap sur les éléments qu’on ressent comme essentiels (certains groupes n’aiment pas l’existence d’un mouvement citoyen autonome qu’ils ne contrôlent pas).

Étape 3

Se donner une assez longue période de sensibilisation, de mobilisation et d’organisation pour chacune des activités principales. Une marche, par exemple, exige au moins 6 mois de préparation. Se donner le temps de bien faire. Rien ne me peine davantage que de voir de bonnes idées rater leur potentiel par manque de temps consacré à la mobilisation préalable (un mois minimum).

Étape 4

Prévoir beaucoup de formations. C’est le seul moyen de bien diffuser les principes et la stratégie du mouvement. Il s’agit d’offrir dans toutes les localités le long du tracé de l’oléoduc, des formations aux moyens de lutter efficacement, y compris par l’usage, s’il le faut, de la désobéissance civile.

Étape 5

Réaliser les différentes phases de la campagne, avec plusieurs actions non violentes créatives de type défensif. Miser sur la dissuasion citoyenne. On évalue et on ajuste au fur et à mesure. Un plan stratégique, ce n’est jamais statique !

Vous avez parlé de dissuasion civile ou citoyenne, pouvez-vous élaborer sur l’idée ?

Après avoir passé de nombreuses années à organiser des actions souvent réactives, je crois que nous avons beaucoup plus à gagner à construire une résistance citoyenne proactive. Il s’agit de voir venir l’adversaire et de planifier différents scénarios, en prévision des options disponibles.

Et si nous pouvions changer la réalité sur le terrain de façon telle que la partie adverse soit dissuadée à l’avance, parce que mise devant une réalité transformée ? Imaginez un mouvement de résistance si bien organisé que nous puissions garantir, de façon certaine, des coûts sociaux, politiques et économiques trop élevés pour l’adversaire. C’est ça, la lutte non violente dissuasive. 

Plusieurs moyens s’offrent à nous de maximiser cet effet dissuasif, des moyens que nous utilisons actuellement avec le volet Schiste911 de la campagne du MDG : 

 L’émission d’un ultimatum permet de reprendre contrôle de l’échéancier, d’aviser l’adversaire des sanctions qu’il encourt s’il choisit l’affrontement, en plus de montrer le côté raisonnable de notre approche — avant de contraindre, nous avons tenté de convaincre.

 Un réseau efficace de surveillance sur le terrain, doublé d’un bon système de signalement (site web et ligne 1-888), avec procédure de validation et émission d’alertes ciblées par téléphone et par Internet.

 On s’arrange pour médiatiser les formations à la désobéissance civile — l’intérêt des médias pour ce type d’activité se dément rarement. La formation devient ainsi une forme d’action en soi.

 Au terme des formations, on fait signer des « Engagements à la résistance citoyenne », autre moyen de raffermir nos appuis, de préparer le moyen terme et de renforcer la détermination durable des « troupes » civiles non violentes.

 On diffuse d’avance et publiquement nos plans d’action. En diffusant nos intentions et en détaillant nos préparatifs publiquement — voire : en les transmettant à l’adversaire ! — les dirigeants de la partie adverse, y compris les investisseurs, doivent prendre en compte la nouvelle donne. C’est ce que fait le MDG. Nous travaillons d’ailleurs actuellement à monter des vidéos participatives avec les groupes locaux, comment moyen de préparer et de diffuser des plans d’intervention rapide, si jamais l’industrie s’avisait un jour de revenir dans nos campagnes. 

Il s’agit donc de faire jouer au maximum l’aspect public d’une campagne de résistance, dans le but de convaincre l’adversaire que son projet ne passera pas. Et si jamais on ne réussit pas à le convaincre d’avance, en amont du conflit physique, eh bien nous aurons vu au mieux à ce que les premiers affrontements non violents soient déterminants. 

— Philippe Duhamel, militant et coordonnateur bénévole de Moratoire d’une génération.

Source : http://www.nonviolence.ca/index.php?option...

Philippe Duhamel

Membre cofondateur du mouvement Opération Sal­AMI. Opposant au gaz de schiste et formateur sur la désobéissance civile.

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