Démocratie Now, 14 avril 2017
Traduction et organisation du texte : Alexandra Cyr
Le jeudi 13 avril 2017, l’armée américaine a lancé sur l’Afghanistan une bombe connue par son surnom, « la mère de toutes les bombes », mais nos invités à Kaboul nous disent que la population du secteur où elle a explosé se demande si une mère procéderait à une telle attaque. Basir Bita est le mentor de l’organisation Afghan Youth Peace Volunteers. Dr Hakim est médecin et prodigue des soins humanitaires en Afghanistan depuis de nombreuses années. Il travaille aussi avec Afghan Peace Volunteers, un groupe inter ethnique de jeunes Afghans qui se dévouent à construire des alternatives non violentes à la guerre. Kathy Kelly nous rejoint également. Elle fait partie de Voices for Creative Nonviolence. Elle revient tout juste d’Afghanistan. Wazhmah Osman, professeur en communication et médias à l’Université Temple et membre d’Afghan American Artists and Writers Association, est notre quatrième invité.
D.N. Amy Goodman : On l’appelle la « mère de toutes les bombes ». Les États-Unis viennent tout juste de la lancer en Afghanistan, c’est la bombe non nucléaire la plus puissante jamais lancée dans l’histoire de l’humanité. Elle a produit une explosion équivalente à 11 tonnes de TNT et son impact s’est fait sentir dans un rayon d’un mille. Nous sommes en studio avec Mme Kelly et le professeur Osman. À Kaboul, se trouvent Basir Bita et le Dr Hakim. (…) Dr Hakim, je le regrette, mais nous ne pouvons voir votre visage en ce moment, cela avait été possible auparavant et dites-nous pourquoi vous ne voulez pas être vu ?
Dr Hakim : J’ai des soucis quant à ma sécurité, mais merci de m’avoir invité. Mes inquiétudes vont de pair avec celles de la Federation of Atomic Scientists qui a décidé qu’en 2017, l’horloge du scénario catastrophe passait de quatre minutes avant minuit à trois minutes et demi parce que Donald Trump est devenu Président. Ses politiques, dont celle du lancer de la bombe en Afghanistan, nous causent à Basir et à moi de grandes inquiétudes quant à notre sécurité à tous et toutes, mais aussi à celle de la planète.
A.G. : Pouvez-vous nous parler des effets de la bombe (…). Le Pentagone vient tout juste de publier la vidéo de son lancer ; elle ne pourrait pas défoncer un bunker en profondeur. Elle explose au-dessus du sol, mais on ne connaît pas encore le nombre de morts.
Dr H. : Je vais parler, mais avant, Basir pourra vous donner une idée du décompte dont il a entendu parler de la part des gens du district d’Achin et de ses environs. Je pense que c’est une insulte que d’appeler cette bombe la « mère de toutes les bombes ». Ce matin, je parlais à Ali, membre d’Afghan Peace Volunteers, et il m’a dit : « Quelle mère ferait ça ? Quelle mère ferait cela à la Terre Mère ? Quelle mère ferait ça à ses enfants ? ». L’effet de cette bombe, c’est ce que les militaires américains-es et les autres de partout dans le monde veulent infliger aux gens ordinaires : la peur, la panique, la faim, la colère, et je pense que c’est ce qu’ils vont obtenir.
Si nous examinons les données de Global Terrorism Index, les Américains-es et les autres peuples dans le monde devraient se demander pourquoi (ce genre d’action). (…) Cet index prouve que, lorsque les Américains-es lancent une bombe, n’importe laquelle, que ce soit en Afghanistan ou ailleurs dans le monde, il en découle une augmentation du terrorisme, non pas une diminution. Alors, pourquoi ? Pourquoi ce lancer ? Pourquoi lancer la « mère de toutes les bombes ? » C’est une telle insulte envers nous tous et toutes.
(…)
A.G. : Basir Bita, pouvez-vous nous dire ce que vous avez entendu à propos des effets de cette bombe ?
Basir Bita : Avant de parler des réactions des Afghans-es face à cet événement, je voudrais parler de moi. J’ai perdu mes grands-parents, mes oncles, mes tantes, des amis-es très proches, des neveux et des nièces au cours des deux dernières décennies, alors, quand il s’agit de faire des décomptes, je me sens très frustré. (…) Alors que le gouvernement proclame que c’était un événement organisé, j’ai appris aujourd’hui que le principal conseiller à la sécurité nationale était sur les lieux quelques heures avant le lancer de la bombe pour évaluer ce milieu. J’y étais aussi. Je ne veux pas qu’aucun-e Afghan-e de plus ne meure ; je ne veux pas perdre un ami de plus dans ce secteur. (…) Et comme Hakim l’a dit, c’est une insulte envers tous les Afghans-es.
A.G. : Que voulez-vous dire par « insulte » ?
B.B. : C’est une insulte parce que nous perdons de la famille, des amis-es. Imaginez le Président Trump qui se vante de l’intervention des forces américaines dans le district d’Achin, imaginez que les proches du Président Trump aient été là. Ils prétendent, mais je ne crois pas à cette évaluation qui voudrait que 100,000 personnes vivant dans cette région auraient quitté les lieux quelques heures avant que la bombe soit lancée. Que dirait le Président si sa mère ou sa fille ou son fils avait été là ?
A.G. : Racontez-nous ce que les gens disent sur le terrain.
B.B. : Ils parlent de choses diverses. Je parle des militants-es de la société civile locale. Il n’y a personne qui élève la voix contre ce que le gouvernement américain nous a fait. Personnellement, je n’ai pu trouver aucun-e militant-e ni aucune autorité afghane qui songe à le condamner. L’ex Président Karzaï l’a fait dans les termes les plus forts, mais je suis assez sûr que le Président en exercice doit être d’accord avec cette action. Par contre, parmi les gens, les gens ordinaires, certains-es le condamnent fortement. Chez les gens originaires de la zone de Nangarhar ou du district et qui vivent à Kaboul, la condamnation est forte également.
A.G. : (…) La dernière vidéo diffusée par le Pentagone, de ce que les militaires appellent « la mère de toutes les bombes », donne une image étrange, un son distordu, extrêmement stérile. (…) Bien sûr nous n’y voyons personne. On ne voit pas de gens au bord de la mort et on ne connaît pas encore le décompte des victimes. C’est semblable à ce qui s’est passé la semaine dernière en Syrie ; le Pentagone a immédiatement diffusé les images de l’attaque aux missiles (Cruise) au moment où ils étaient lancés depuis les navires de guerre. Déjà, en 2003 en Irak, nous avions vu le contrecoup intimidant, mais jamais les gens qui couraient au sol. L’explosion dans le ciel ressemblait presque à un feu d’artifice. Il faut aussi se préoccuper du moment choisi pour cette attaque. Jeudi (13 avril 2017), les États-Unis lâchent la plus grosse bombe de l’histoire humaine, en dehors des deux bombes nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki. Cela survient tout juste après que le Pentagone ait rendu publique l’information que, par erreur ils ont bombardé et tué 18 personnes de leurs alliés, 18 Syriens combattants contre le groupe armé état islamique aux côtés des États-Unis. Kathy Kelly qu’en pensez-vous ?
Kathy Kelly : Je pense … n’avons-nous pas entendu le mot « exceptionnalisme » plusieurs fois. Nous devons reconnaître que les États-Unis ont persuadé les autres peuples dans le monde que les vies américaines sont précieuses, alors qu’ils ne se préoccupent aucunement de la vie des gens qui subissent les effets des guerres. Il ne semble pas que ça empêche les militaires de déclarer : « Nous voulons déclencher une autre guerre ». On s’inquiète maintenant de savoir si ce sera la Corée du nord ? L’Iran ? Je fais partie d’un groupe qui, en ce moment, se concentre sur le Yémen. C’est le plus pauvre des pays du monde arabe et il est question de l’assiéger, de le bombarder. Quelle image les États-Unis donnent-ils d’eux-mêmes dans le monde ? Je pense qu’on nous voit comme une menace apeurante, la mieux pourvue en seigneurs de guerre les plus dispendieux, équipés d’armes horribles.
Et il me semble que nous nous dirigeons vers un échange nucléaire, si nous pouvons aussi cavalièrement bombarder une zone où, je suppose, les militaires ne sont plus à l’aise à cause de la mort d’un soldat américain il y a quelques jours, peut-être une semaine maintenant. Allons-nous dire que la mort d’un seul soldat américain équivaut à ce que tant et tant de pauvres personnes meurent également ? Au plus fort de l’augmentation des troupes américaines en Afghanistan, il nous en a coûté deux millions pour les y maintenir. Le prix du sel iodé à ajouter dans la diète des enfants est de cinq cents par enfant, par année.
Je pense aux tunnels qu’ils sont sensés avoir détruits. Comment le savoir ? En 2003, ils nous ont dit qu’il fallait attaquer l’Irak parce qu’il s’y trouvait des armes de destruction massive. On ne les a jamais trouvées. Comment allons-nous savoir s’il y avait vraiment des tunnels à cet endroit ? Ils ont tous explosé. Est-ce que nous n’étions pas en train de creuser des tunnels où les armes américaines pouvaient passer, les C-130 avec lesquels les soldats-es sont déplacés-es, les bulldozers D9, les hélicoptères Apache et cette énorme bombe d’aujourd’hui ? Ces tunnels devraient être de la taille du Grand Canyon pour y faire passer de tels équipements militaires. Nous sommes profondément préoccupés-es parce que des gens creusaient ces tunnels là où les combats ont lieu. Les opérateurs-trices de drones appellent « escortes » les gens qui courent pour échapper à leurs bombes. Et il faut s’inquiéter pour les familles au Yémen. Quand je lis à propos des bombardements près des endroits où elles vivent, où ont lieu ces opérations spéciales, elles courent ; elles courent pour sauver leurs vies, mais elles meurent quand même. Elles ont probablement souhaité qu’il y ait quelque tunnel où elles pourraient courir et disparaître.
A.G. : Wazhmah Osman, je voudrais que vous nous parliez de votre propre famille. On ne sait pas ce qu’étaient ces tunnels au juste. CNN explique que les montagnes où le groupe armé état islamique avait ses bases sont les mêmes que ceux qu’utilisait O. Ben Laden comme refuge et les mêmes que les moudjahidins, appuyés par la CIA, utilisaient quand ils se battaient contre l’URSS au cours des années quatre-vingt. Peut-être que ce sont eux qui les ont construits ; il se peut donc que les États-Unis connaissaient exactement leur emplacement sur le terrain. Parlez-nous de cette histoire.
Wazhmah Osman : Ma famille est devenue une famille réfugiée à la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan pendant quatre ans ; je connais donc bien cette région. Même si je n’ai pas vécu en Achin comme tel, j’ai vécu à Peshawar, j’ai passé du temps à Jalalabad, Torkham, dans la vallée de Swat. Toutes ces grandes villes sont à une heure et demie environ d’Achin. Et je suis allé dans de plus petites villes autour d’Achin. Les médias ont créé une mythologie (autour de ces villes). Ils ne cessent de dire qu’elles sont loin, désolées et isolées. Ça remonte à la fabulation antérieure qui, à cause de la guerre contre le terrorisme, voulait qu’on enfume les tunnels pour faire sortir les combattants-es de leurs cavernes. En réalité, cette zone est remplie de villes et villages ; il y a des gens qui vivent là. L’idée que la bombe dont nous parlons en ce moment ne ciblait que quelques combattants du groupe armé état islamique vivant dans ces cavernes est donc fausse. Les impacts touchent une multitude de gens comme je l’ai dit, dans une zone où il y a des hôpitaux, des écoles et d’autres services.
Il faut se rappeler que cette zone a été créée par les Britanniques comme une zone tampon, un entre-deux, durant les guerres anglo-afghanes (au 19e siècle siècle, n.d.t.). Il s’agissait de protéger la colonie britannique de l’Inde de l’époque et de la séparer de l’Afghanistan. Pour les gens qui y vivent maintenant, cela veut dire qu’il y a des parties de ce territoire qui sont virtuellement sans lois, alors que dans d’autres, ils subissent des lois contradictoires et draconiennes. Il n’y a donc, pour ainsi dire, aucune supervision ou protection des populations par le gouvernement et elles sont vulnérables. Si cette zone a été ciblée à répétition par des drones, c’est parce que personne ne se lève pour défendre ces gens. Personne ne se lève pour défendre leurs droits de vivre paisiblement. En fait, les gouvernements pakistanais et afghan sont de mèche avec le gouvernement américain pour utiliser la région comme champs d’expérimentation pour des armes de guerre dangereuses et destructrices. Essentiellement, tout ça est entouré de secret n’est-ce pas ? C’est donc l’endroit parfait pour qu’ils y soient à la fois juges, jury et exécuteurs de la population, sans qu’elle ait pu bénéficier d’un procès juste parce que ça se situe loin du halo international, loin de tous les bureaux des médias.
A.G. : Je veux revenir à Kaboul, au Dr Hakim et à Basir Bita qui sont de dos à la caméra parce qu’ils ont peur d’être identifiés dans cette zone très dangereuse. Je veux vous demander, à chacun de vous, quelle serait l’alternative aujourd’hui, l’alternative aux bombardements américains en Afghanistan ? Dr Hakim
Dr. H. : Je vais vous parler de deux choses. Il y a tant d’alternatives, Amy. Merci d’avoir posé la question. La raison pour laquelle, nous, l’espèce humaine, ne pouvons penser à suffisamment d’alternatives en ce moment, c’est parce que nous manquons d’imagination, que nous ne posons pas suffisamment de questions. Une des actions concrètes que nous pouvons réaliser, c’est ce que Afghan Peace Volunteers fait : poser des questions, être alertes tous les jours, nous éduquer les uns les autres et demander pourquoi, comment et quoi. En posant ces questions, nous nous éduquons vraiment les uns les autres. L’éducation est un des moyens concrets par lesquels nous pouvons nous occuper de ce désastre auquel le monde fait face, que ce soit l’espèce humaine ou la planète.
La deuxième chose que nous pouvons faire et que nous pouvons apprendre d’Afghan Peace Volunteers, c’est d’accomplir des choses pratiques pour la terre et pour les uns les autres. Par exemple, des jeunes utilisent les techniques de permaculture pour prendre soin de la terre mère. Ça c’est vraiment prendre soin de la mère, s’éloigner complètement et radicalement du récit trompeur de « la mère de toutes les bombes » qui glorifie ce qui ne le mérite pas, changer la situation politique dans nos propres vies individuelles. Ne donnons aucune chance à des gens comme Trump ; il a vraiment un comportement exécrable. Je n’ai rien contre lui, c’est un être humain et je le respecte, mais ses actions sont vraiment quelque chose dont, en tant que médecin, j’ai très honte parce qu’elles ne reposent pas sur des preuves, sur des faits. Elles ne sont que spectacle. Nous devrions donc les questionner. Nous devrions les changer dans nos propres vies. Ne cherchez pas le leader de quelque pays que ce soit dans le monde qui agirait sans preuve et prendrait des décisions pour 30 millions d’Afgans-es, il est dans la Maison blanche. Il est si loin.
Et le troisième sujet que je veux aborder, c’est que nous pouvons nous parler les uns les autres. Allez parler aux gens du district d’Achin ; ayez le courage de leur parler. Parlez à une mère. Tout juste avant de venir ici, je donnais un cours aux enfants de la rue au Afghan Peace Volunteers. Je leur ai demandé d’imaginer le bombardement sur le district d’Achin. Ils ont fermé les yeux et entendu l’histoire de la « mère de toutes les bombes » lâchée sur le district. Ils se sont imaginés-es être une mère dans la zone. Il en est ressortit : « Nous sommes tristes. Nous sommes tristes parce qu’on nous a traités de cette manière à Achin, que les gens, nos compatriotes, aient été traités-es de la sorte ». (…) Se parler, c’est une alternative concrète.
A.G. : Basir Bita, il nous reste 20 secondes avant que le lien satellite ne nous lâche. Que pensez-vous ?
B.B. : Très brièvement, je pense que comme Hakim l’a dit, la conscience publique, trouver des idées à la base, acceptables localement, comme la conversation, établir le dialogue….
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