Tiré de France-Palestine Solidarité.
Le débat en Israël autour du récent "rapport sur l’apartheid" d’Amnesty, si tant est qu’il y en ait eu un, a consisté en trois évaluations familières de son contenu : certains l’ont rejeté comme un libelle de sang antisémite, d’autres l’ont ignoré comme une déclaration évidente, et d’autres encore se sont demandé s’il s’agissait d’un développement ayant des ramifications juridiques concrètes. Ce qui manquait et continue de manquer dans l’intervalle, c’est une discussion franche sur notre responsabilité en tant que Juifs israéliens, non seulement pour le passé, mais aussi pour l’avenir de ce pays.
Publié début février, le rapport d’Amnesty International est systématique et complet, mais il n’apporte pas d’informations nouvelles significatives, et ses recommandations sont limitées. Les preuves des violations du droit international par Israël énumérées dans le rapport ne surprendront guère tout Israélien qui a déjà écouté les informations - et encore moins les militants de gauche. Son importance et sa portée pratique résident plutôt dans ses deux méta-arguments. Le premier est que la variante israélienne de l’apartheid n’est pas limitée aux territoires occupés ou à une partie particulière de la population palestinienne, mais qu’elle est inhérente à la partition même du territoire et de la population en unités dotées de statuts juridiques différents.
Le deuxième méta-argument est que le déni du droit des réfugiés palestiniens à retourner sur les terres et dans les maisons dont ils ont été déplacés en 1948 est le mécanisme central de ce principe politique.
La décision de faire référence aux réfugiés palestiniens dans un rapport sur la responsabilité actuelle d’Israël et les mesures à prendre pour un avenir de justice, d’égalité et de réconciliation est une décision unique, qui franchit les limites étroites du discours politique judéo-israélien. Dans ce discours, le droit au retour est généralement abordé en des termes issus de la machine de propagande israélienne : de "il y avait une guerre et ils l’ont perdue" à l’affirmation que le retour des réfugiés palestiniens est synonyme de la fin de l’existence juive en Israël. La lecture du "rapport sur l’apartheid" offre l’occasion de réaliser que c’est le contraire qui est vrai : c’est le fait d’empêcher le retour des réfugiés qui constitue une menace existentielle permanente.
1948 : Coup d’envoi
Le rapport affirme que la politique d’apartheid d’Israël a été mise en œuvre de manière explicite et cohérente dès le premier jour. L’un de ses principaux arguments est qu’avant la fondation de l’État d’Israël en 1948, les conditions étaient réunies pour établir la supériorité démographique juive et pour maximiser le contrôle juif des terres et des ressources naturelles. Les chiffres à l’origine de la guerre de 1948 éclairent bien ce point : jusqu’à cette année-là, les Palestiniens représentaient quelque 70 % des habitants du pays et détenaient environ 90 % de ses terres, tandis que les Juifs représentaient moins de 30 % de la population et possédaient moins de 7 % des terres. Deux mesures prises par l’État naissant lui ont permis de renverser complètement la situation : la décision prise en 1948 d’empêcher le retour des réfugiés et la loi de 1950 sur la propriété des absents [1].
En mai 1948, alors que la guerre fait rage, un comité spécial est créé afin d’examiner comment transformer la fuite des Palestiniens "en un fait accompli" [2]. Le comité recommande aux dirigeants israéliens de détruire les localités palestiniennes, d’empêcher la culture des terres, d’installer des Juifs dans les villages dépeuplés, d’adopter des lois pour geler la situation actuelle et d’investir dans la propagande [3]. Ces recommandations ont été appliquées religieusement : déjà lors d’une réunion du cabinet le 16 juin, il a été annoncé qu’Israël ne laisserait aucun réfugié revenir ; des unités militaires ont été envoyées pour faire sauter des villages ou les incendier (601 villages ont été détruits, la plupart au cours du premier semestre 1949) ; les nouveaux immigrants juifs ont été logés dans des maisons palestiniennes dépeuplées (350 des 370 nouvelles colonies juives établies entre 1948 et 1953 étaient situées sur des terres de réfugiés) ; et les Palestiniens qui tentaient de revenir pour récupérer certains de leurs biens, pour chercher de la nourriture ou pour retrouver les familles restées sur place étaient sommairement abattus [4].
L’empêchement du retour n’a pas pris fin avec l’armistice de 1949. Elle se poursuit à ce jour, en violation du droit international, sans aucune justification liée à la défense, et souvent même sans justification démographique [5]. De plus, la loi sur la propriété des absents a autorisé l’État à détenir les biens appartenant à toute personne absente lors du premier recensement du pays en novembre 1948, qu’elle soit présente ou non à l’intérieur des frontières de l’État. Cela a permis à Israël d’exproprier la plupart des terres arables du pays, des dizaines de milliers d’unités d’habitation et de bâtiments commerciaux, des véhicules et des équipements agricoles et industriels, des comptes bancaires, des meubles et des tapis, environ un million d’animaux de ferme, etc.
Même si la loi était censée être temporaire, et même si le gardien des biens des absents ne pouvait pas revendre les biens expropriés, d’autres lois et règlements ont été adoptés au fil des ans pour permettre à Israël de saisir des terres palestiniennes privées des deux côtés de la ligne verte et de les affecter à un usage militaire, à l’usage des colons juifs, ou à des parcs et installations destinés, dans presque tous les cas, au bénéfice et au bien-être des citoyens juifs d’Israël.
Renforcer le contrôle, supprimer la résistance
L’avantage spatial et démographique de la population juive a été renforcé et maintenu depuis lors en divisant les Palestiniens en unités de statut juridique distinct : les réfugiés dans les pays non arabes, les réfugiés dans les pays arabes, les Palestiniens restés dans l’État d’Israël, y compris les personnes déplacées à l’intérieur du pays, les résidents de Jérusalem-Est, les habitants des villages bédouins "non reconnus" du Naqab/Negev, et les habitants de la Cisjordanie occupée et de la bande de Gaza assiégée. Comme le note Amnesty [6] :
- L’existence même de ces régimes juridiques distincts [...] est l’un des principaux outils par lesquels Israël fragmente les Palestiniens et applique son système d’oppression et de domination, et sert, comme l’a noté la Commission économique et sociale des Nations unies pour l’Asie occidentale (CESAO), " [...] à supprimer toute forme de dissidence soutenue contre le système qu’ils ont créé. [7]".
Le rapport énumère les types d’oppression exercés sous chaque régime juridique, tels que les arrestations massives, la torture, l’accaparement de terres, les massacres, les restrictions de mouvement, le refus d’accès aux ressources, la perturbation de la vie familiale, etc. Cela a déjà été fait auparavant. Mais l’importance primordiale est l’avertissement du rapport selon lequel l’opposition aux caractéristiques spécifiques de l’oppression, sans référence au fait même de la fragmentation, sert en soi le même système oppressif. Par exemple, le fait de se concentrer uniquement sur les crimes israéliens dans les territoires occupés dissimule les violations supplémentaires du droit international concernant les réfugiés, tout en occultant la discrimination des Palestiniens restés derrière la Ligne verte et à Jérusalem-Est, ou tout au plus en les présentant de manière erronée comme faisant partie du discours sur les droits des minorités dans une société libérale [8].
Les auteurs du rapport affirment que le cadre conceptuel de l’apartheid permet une compréhension cohérente de la métalogie des diverses formes d’oppression : l’intention de conserver un système de contrôle, tout en établissant et en préservant l’hégémonie juive. C’est précisément la signification de ce que les Palestiniens appellent depuis longtemps la "Nakba continue". De plus, l’apartheid est également un terme ancré dans le droit international, entraînant ainsi des sanctions conventionnelles. La référence à l’objectif de contrôle, plutôt qu’aux seuls moyens, montre aussi clairement que le problème n’est pas - et n’a jamais été - réductible à un "groupe d’extrémistes". La responsabilité du problème incombe à tous les instituts étatiques et quasi-étatiques, à l’Organisation sioniste mondiale, à tous les gouvernements des États, quelle que soit leur affiliation politique, au pouvoir judiciaire, au gardien des biens des absents, au Fonds national juif.
La clé du problème
Empêcher le retour des réfugiés, de 1948 à 1967 et jusqu’à ce jour, est présenté dans le rapport comme un mécanisme majeur de la version israélienne de l’apartheid. Le droit au retour est mentionné plus de 50 fois dans le rapport, guidant son analyse juridique, historique et spatiale.
En termes juridiques, l’une des implications du refus du retour est que le contrôle israélien ne se limite pas aux frontières d’Israël, mais qu’il s’exerce également sur les Palestiniens qui ont été déracinés au fil des ans, étant donné que leur absence est essentielle au maintien d’une majorité juive [9]. Non moins importante est l’implication que l’apartheid prévaudra nécessairement tant que les réfugiés seront empêchés de revenir [10].
Historiquement, l’expulsion et la prévention du retour représentent la logique explicite des actions d’Israël, même après 1948. Au lendemain de la guerre, Israël a imposé un gouvernement militaire à 85 % des Palestiniens restés sur son territoire, en dépit de leur statut officiel de citoyen. Pendant pas moins de 18 ans, Israël leur a refusé des droits fondamentaux tels que le droit à la propriété, la liberté d’expression et la liberté de mouvement, tout en confisquant leurs terres et autres biens et en établissant un système complexe de contrôle et de supervision qui a restreint leur capacité à s’organiser politiquement et à façonner leur destin. Sur la base de documents officiels, le rapport indique que le gouvernement militaire n’a été annulé en 1966 qu’une fois que l’on a eu la certitude suffisante que les réfugiés ne pouvaient plus rentrer chez eux, principalement après la destruction et le reboisement de presque tous les villages palestiniens [11].
Même si l’occupation de la Cisjordanie a commencé l’année suivante, la réimposition d’un régime militaire de l’autre côté de la ligne verte ne peut être comprise séparément de la politique de dépeuplement d’Israël. Au cours de la guerre de 1967, plus de 350 000 Palestiniens ont été déracinés, dont la moitié étaient des réfugiés de la guerre de 1948 [12]. Certains ont été forcés de monter dans des convois en direction de la Jordanie, notamment les milliers de personnes des villages d’Imwas, de Yalu et de Beit Nuba [13]. [D’autres ont été contraints de fuir de diverses manières, notamment par des bombardements et des démolitions massives, comme dans le camp de réfugiés d’Iqbat Jaber au sud de Jéricho, qui était le plus grand camp du Moyen-Orient, jusqu’à ce que 90 % de ses habitants soient déportés en Jordanie [14].
Une opportunité pour la société juive
Ce sont tous des arguments avancés par la société palestinienne depuis plus de sept décennies, et il est positif que la communauté internationale ait commencé à leur accorder du crédit, tant sur le principe que par la recherche et la diffusion d’informations.
Mais qu’en est-il de la société juive en Israël ? Le rapport d’Amnesty International représente une nouvelle occasion pour cette société, ou du moins pour ceux qui croient en l’humanisme et l’égalité, de reconnaître la centralité du statut de réfugié palestinien dans l’histoire de l’existence sioniste en Israël. Pour ce faire, cependant, ils devront renoncer à plusieurs mythes persistants :
"C’était une conséquence involontaire". En fait, dès ses débuts, la colonisation sioniste en Israël s’est efforcée de gagner le plus de territoire possible au bénéfice exclusif des Juifs. Même si tous les penseurs et décideurs sionistes n’étaient pas d’accord avec cette interprétation du sionisme, c’est l’idéologie qui a été effectivement mise en œuvre. Il existe des preuves que pas moins de 57 villages palestiniens ont été déracinés avant 1948, ainsi que des explications mettant à mal l’affirmation selon laquelle les terres dont ils ont été retirés ont été achetées par des moyens légaux.
"C’est eux qui ont commencé". 1948 n’est pas le point de départ mais le zénith d’un processus de dépeuplement systématique. Même le récit suggérant que les dirigeants sionistes ont accepté le plan de partage des Nations unies de 1947, que des milliers de Juifs ont dansé dans les rues de Tel Aviv et que les Arabes ont commencé la guerre est une propagande mensongère. Les sources historiques montrent que les dirigeants sionistes n’avaient absolument pas l’intention de s’installer sur le territoire désigné à l’État juif dans les différents plans de partage. Le Premier ministre israélien David Ben Gourion et d’autres dirigeants sionistes ont déclaré sans ambages que l’acceptation du plan était une démarche diplomatique destinée à accélérer l’évacuation des Britanniques et à faciliter la prise de contrôle d’un maximum de territoires [15].
Même l’équilibre des forces sur le terrain ne reflète pas une situation de défense juive contre une offensive arabe, comme le récit " peu contre beaucoup " ou " David contre Goliath " a eu du mal à le prouver. À la fin de l’année 1947, la communauté juive de Palestine disposait d’une force militaire organisée de quelque 40 000 combattants, face à seulement 10 000 combattants et volontaires palestiniens, pour la plupart non entraînés et mal organisés, originaires de pays arabes et pour la plupart sans expérience militaire. Même en mai 1948, lorsque la guerre s’est étendue aux armées arabes, Israël avait le double avantage de disposer de ressources plus importantes et d’armes de meilleure qualité [16].
"Que pouvez-vous faire ? La guerre est une chose terrible." Ne serait-ce que par son ampleur, la déportation et la dépossession des Palestiniens ne peuvent être passées par pertes et profits comme une partie nécessaire des combats. Quelque 750 000 femmes et hommes sont devenus des réfugiés dans cette guerre, et leurs biens ont été saisis. Environ la moitié d’entre eux ont été contraints de fuir ou ont été expulsés avant que les armées arabes ne se joignent à la guerre [17]. Juridiquement parlant, la distinction entre "fuite" et "déportation" est également erronée : les civils ont tendance à fuir les guerres et autres catastrophes, cherchant un refuge temporaire avec l’intention de retourner chez eux une fois le feu éteint, et le droit international leur accorde ce droit. De tels cas ont effectivement eu lieu pendant la guerre de 1948, parallèlement à des cas documentés de déracinement forcé [18]. Dans les deux cas, l’empêchement du retour est inexcusable et n’a absolument rien à voir avec la question de la responsabilité du déclenchement de la guerre.
"C’est comme ça". Le statut de réfugié palestinien est souvent associé à d’autres cas historiques de nettoyage ethnique qui servent à le justifier. Aucune déportation n’est jamais justifiée, et les crimes des autres ne justifieront jamais les siens. Les Juifs ont également été déracinés et déportés avec une grande cruauté, et c’est l’une des raisons pour lesquelles le monde a reconnu leur droit à un État souverain. Dans de nombreux cas (y compris les héritiers actuels de l’Espagne médiévale et de l’Allemagne nazie), les descendants du criminel ont présenté des excuses après coup, payé des réparations, érigé des monuments, élaboré des programmes scolaires et permis aux victimes de la deuxième et de la troisième génération d’obtenir la citoyenneté et de récupérer leurs biens. Aucune de ces mesures n’a été mise en œuvre dans le contexte palestinien et, de plus, l’oppression se poursuit sans relâche.
"Let bygones be bygones". La croyance selon laquelle l’issue de la guerre de 1948 peut être séparée de tout ce qui s’est passé avant et après, et qu’Israël peut simplement "passer à autre chose", est fondée sur une suprématie juive-sioniste qui n’a aucune justification politique, juridique ou morale. Si l’avantage démographique juif était assuré en 1948, la politique de nettoyage ethnique d’Israël ne s’est pas limitée au temps de guerre [19]. Deuxièmement, une telle approche efface complètement les Palestiniens : la catastrophe est loin d’être terminée pour les Palestiniens à qui l’on refuse même le droit de visiter les ruines de leur village, pour les familles éclatées incapables de se réjouir ou de faire leur deuil ensemble, pour un habitant de Jaffa dont la sœur est assiégée à Gaza ou un Hébronite empêché d’épouser sa dulcinée de Haïfa.
Le temps est venu de parler du retour
Ce que le rapport d’Amnesty International affirme, comme les Palestiniens l’ont toujours fait, c’est que toute solution qui maintient le système de droits partagés et ne protège pas les libertés de l’ensemble du peuple palestinien - dans la diaspora, en Israël, en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et à Gaza - n’offrira pas de solution durable à l’injustice permanente. "Le démantèlement de ce cruel système d’apartheid est essentiel pour les millions de Palestiniens qui continuent de vivre en Israël et dans les territoires occupés, ainsi que pour le retour des réfugiés palestiniens [...] afin qu’ils puissent jouir de leurs droits fondamentaux sans discrimination." [20] Le démantèlement du régime de suprématie juive est également essentiel pour des millions de Juifs en Israël et hors d’Israël - non pas parce qu’Amnesty le dit, mais parce que le faire conduira à un avenir meilleur pour nous tous.
L’histoire montre que les sociétés fondées sur une idéologie suprématiste et exclusiviste sont nécessairement racistes et militaristes ; c’est bien la direction que prend la société israélienne. Reconnaître les droits des réfugiés tels qu’ils sont fondés sur le droit international est une condition préalable à la fin du régime de suprématie juive, et donc à la réconciliation, à la démocratie et à l’égalité. Cette reconnaissance permettra d’établir une politique d’immigration équitable qui profitera à la société, à la culture et à l’économie, et même de promouvoir la justice distributive au sein de la société juive en Israël.
La réalisation du droit au retour exigera des Juifs qu’ils renoncent à leurs privilèges ; cela est vrai. Mais quel est le coût du maintien d’un "État juif" ? Jusqu’à présent, bien qu’il ait justifié sa légitimité par des promesses de pluralisme et des appels à des droits universels tels que le droit à l’autodétermination, cet État a adhéré à une interprétation étroite et rigide de la loi juive, créant des inégalités et des exclusions qui contredisent toute notion de libéralisme ou d’universalisme (l’exemple le plus clair étant la loi sur le mariage et la politique d’immigration). La définition juive de l’État d’Israël nuit avant tout aux non-Juifs, mais prélève également un tribut considérable sur de nombreux Juifs - en particulier les Noirs, les LGBTQ et les femmes qui ne peuvent obtenir le divorce (Agunot). Il nuit à la vie juive elle-même, en l’assujettissant à la fois au projet sioniste et à la loi orthodoxe ashkénaze, empêchant ainsi le développement indépendant et spontané de la tradition, comme cela s’est produit et se produit encore dans la diaspora. Contrairement à la vie dans les institutions communautaires, les Juifs d’Israël sont obligés de financer et de subir le monopole du rabbinat sur les services religieux.
En outre, la crainte constante de la "menace démographique" continue de justifier l’allocation de ressources aux besoins militaires et aux colonies illégales dans les territoires occupés plutôt qu’à la santé publique, au logement et à l’éducation. Le besoin de justifier l’anxiété constante et la défensive entraîne, à son tour, un système éducatif profondément raciste et militariste. L’avenir promis par cette voie n’est pas celui que je souhaite. Il n’y a rien de courageux à rechercher une sécurité totale par peur constante d’une menace supposée existentielle. Nous pouvons et nous devons nous libérer du concept selon lequel la libération juive doit se faire aux dépens des autres. Nous devons commencer à assumer la responsabilité de notre avenir.
Quiconque est attaché à la justice et à l’égalité, quiconque est opposé au racisme, quiconque ne veut tout simplement pas prendre part à un crime contre l’humanité, et quiconque souhaite simplement que les choses soient meilleures ici doit oser penser et parler sérieusement du retour. Un bon premier pas serait d’écouter les réfugiés eux-mêmes et les organisations de la société civile palestinienne, et de découvrir que le retour n’équivaut pas à expulser les Juifs de ce pays. [21] Al-Awda, The Palestine Right to Return Coalition, qui est la plus large association mondiale démocratique non partisane plaidant pour la mise en œuvre du droit au retour, note clairement que "les réfugiés palestiniens acceptent largement que l’exercice de leur droit au retour ne serait pas basé sur l’expulsion des citoyens juifs mais sur les principes d’égalité et de droits de l’homme." De même, le centre de ressources BADIL pour les droits des résidents et des réfugiés palestiniens, explique :
- Ce qui s’est passé en 1948 fait partie de l’histoire. Il n’y a pas de retour en arrière possible. Le droit de retour, cependant, ne consiste pas à revenir en arrière. Le retour concerne bien plus l’avenir. Il s’agit en fait de commencer à vivre, de répondre au sentiment profond d’appartenance à la terre dont les réfugiés ont été arrachés il y a des décennies, et de construire des relations entre Palestiniens et Juifs fondées sur la justice et l’égalité (c’est moi qui souligne).
Cette position changera-t-elle une fois que l’équilibre des forces aura changé ? Peut-être. Certains définissent l’homophobie comme "la peur que les homosexuels vous traitent comme vous traitez les femmes". La phobie du retour serait la peur que les réfugiés palestiniens vous traitent comme le sionisme les a traités. Je choisis de ne pas vivre dans la peur, mais plutôt de faire confiance aux personnes qui croient aux droits de l’homme et à l’égalité. Je choisis de faire confiance aux réfugiés, comme Isma’il Abu Hashash, déraciné d’Irak al-Manshiyah qui réside aujourd’hui en Cisjordanie, qui dit :
- Nous ne devons pas répéter les erreurs des Israéliens et conditionner notre existence sur notre terre à la non-existence des personnes qui y vivent actuellement. Les Israéliens, ou les Juifs, pensaient qu’ils ne pouvaient vivre en Palestine que si l’autre ne le pouvait pas. Ce n’est pas ce que nous croyons. Nous considérons le droit au retour comme une revendication d’un droit individuel et collectif sur la terre dont nous avons été expulsés. Nous ne voulons pas leur dire de partir, et nous ne voulons pas non plus diviser leur pays.
Vous pourrez également entendre les juifs qui soutiennent le retour expliquer pourquoi ils pensent qu’il serait également bénéfique pour les juifs de ce pays. Vous constaterez qu’autant la question du retour est très controversée et émotionnelle dans la société israélienne, autant elle a fait couler beaucoup d’encre ces dernières années [22]. Nous pouvons ensuite passer à des discussions plus pragmatiques. Salman Abu Sitta est un géographe palestinien en exil qui a consacré sa vie à analyser les aspects pratiques du retour. Ses études indiquent, entre autres, que la grande majorité des terres sur lesquelles les réfugiés cherchent à retourner sont actuellement inhabitées. Le Document du Cap, une vision du retour formulée conjointement par Zochrot, une organisation israélienne qui promeut le droit au retour, et Badil, une organisation palestinienne pour les droits des réfugiés, offre un cadre juridique pour la réalisation du retour. Il existe également de nombreuses informations sur les réfugiés qui retournent dans leur pays d’origine dans le monde entier et sur les défis et les opportunités posés par le retour volontaire, par exemple dans le numéro d’octobre 2019 de Forced Migration Review.
S’il y a une chose que les Israéliens juifs peuvent apprendre du rapport d’Amnesty, c’est que la tentative de déconnecter les événements de 1948 de l’existence des Palestiniens en 2022 est artificielle et cynique, et que l’appel à reconnaître cela n’est pas une demande d’empathie mais une demande de réparation. Parce que la Nakba est un effort délibéré et continu pour effacer le peuple palestinien de cette terre, en notre nom et avec notre participation. Il est important de s’opposer aux démolitions de maisons et d’accompagner les bergers palestiniens dans la vallée du Jourdain. Il est important d’exiger de l’eau et de l’électricité pour les sujets de l’occupation, de surveiller la construction de colonies en Cisjordanie et de parler de paix. Cependant, la réalisation du droit au retour des réfugiés est la seule démarche qui reconnaisse honnêtement l’injustice fondamentale qui a créé les relations d’oppression entre Juifs et Palestiniens, qui se poursuivent à ce jour. C’est la seule démarche qui réponde aux véritables souhaits des victimes et qui ait un véritable aspect de justice et de guérison. C’est effrayant, mais aussi excitant. C’est compliqué, et cela prendra du temps. C’est exactement la raison pour laquelle nous devrions commencer à la prendre au sérieux.
Traduction : AFPS
Notes
[1] Toutes les références au rapport d’Amnesty renvoient à la version intégrale en anglais.
[2] L’empêchement du retour est discuté, entre autres, aux pages 14-15, 61, 64, 72, 75, 81, et 93-94 ; pour l’appropriation des biens palestiniens par la loi sur la propriété des absents et la loi sur l’acquisition des terres de 1953, voir, entre autres, les pages 22-23, 114-116, 119-121, 124.
[3] Mémorandum de Y. Weitz, E. Sasson et E. Danin à Ben-Gourion, "Retroactive Transfer : A Scheme for Resolving the Arab Question in the State of Israel", 5 juin 1948, cité dans Benny Morris, The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited (Cambridge : Cambridge University Press), 314-316.
[4] Noga Kadman, "Erased from Space and Consciousness : Israel and the Depopulated Palestinian Villages of 1948" (Bloomington : Indiana University Press, 2015), Introduction ; Oren Yiftachel et Alexandre (Sandy) Kedar, "On Power and Land : The Israeli Land Regime ", Théorie et Critique 16 (2000) : 77 (hébreu).
[5] Les considérations démographiques n’expliquent pas les mesures prises pour empêcher le retour des personnes déplacées à l’intérieur du pays, comme les habitants de Saffuriyya ou de Kafr Bir’im, dont la plupart vivent encore en territoire israélien.
[6] Pp. 74-81.
[7] P. 17.
[8] Par exemple, pp. 62, 75.
[9] Pp. 62, 81.
[10] Pp. 33, 47, 93-94, 220, 259-260, 276.
[11] Pp. 105-106.
[12] Pp. 41, 76-77, 81.
[13] " Ils ont demandé à retourner au village, et ont dit que nous devions les tuer [...]. Nous ne leur avons pas permis d’aller au village pour prendre leurs affaires, car l’ordre était qu’ils ne devaient pas voir comment leur village était démoli." Témoignage de feu l’auteur israélien Amos Keinan, qui a participé à la guerre, dans " Report on Village Demolition and Refugee Deportation, June 10, 1967 ", cité dans Sedeq 2 (2007) : 96-97 (hébreu).
[14] Nur Masalha, The Politics of Denial : Israel and the Palestinian Refugee Problem (Londres : Pluto Press, 2003), 203-205.
[15] Dès mars 1937, le leader sioniste et futur président d’Israël Chaim Weizmann a déclaré au Haut Commissaire britannique de Palestine : " Même si nous subissons des revers de temps en temps, nous sommes voués à hériter du pays entier à la fin ; à moins que le pays ne soit déchiré en deux et qu’une frontière soit tracée à notre expansion [...]. Même si le plan de partage est approuvé, nous sommes tenus de nous étendre en fin de compte sur l’ensemble du pays [...]. Ce n’est rien d’autre qu’un arrangement pour les 25-30 prochaines années." Moshe Sharett, Yoman Medini, vol. 2, p. 67 (hébreu), cité dans : Alexander B. Downes, " Targeting Civilians in War " (Ithaca : Cornell University Press, 2011), p. 187.
[16] Benny Morris, " 1948 : A History of the First Arab-Israeli War " (New Haven : Yale University Press, 2008), pp. 81-93, pp. 197-207.
[17] Des documents internes des services de renseignement israéliens confirment que "le déplacement d’environ 70% des Arabes pendant cette période doit être attribué aux opérations militaires menées par les forces juives, tandis que les ordres donnés par les dirigeants arabes n’ont eu un impact que sur 5% des déplacements."
[18] Les exemples suivants sont quelques-uns parmi de nombreux autres. Le soldat juif Amnon Neumann a témoigné : "Nous avons encerclé le village de toutes les directions, nous avons commencé à tirer en l’air et tout le monde s’est mis à crier, et nous les avons expulsés." Les ordres opérationnels du Plan D (mars 1948) prévoient le "nettoyage" et la "destruction" des villages. Les habitants de Ramle et Lydd reçoivent des tracts leur ordonnant de sortir à pied, et les troupes israéliennes tirent au-dessus de leurs têtes jusqu’à ce que les convois de réfugiés arrivent en territoire jordanien. A Majdal, le transfert s’effectue à l’aide de camions militaires.
[19] En 1950, 2 500 Palestiniens restés dans la ville de Majdal (aujourd’hui Ashkelon) ont été déportés ; en 1956, plus de 20 000 Bédouins palestiniens restés dans le Néguev ont été expulsés ; et rien qu’en 1956, quelque 5 000 Palestiniens ont été expulsés des zones démilitarisées du nord d’Israël. Comme nous l’avons mentionné, la guerre de 1967 a également donné lieu à son lot d’expulsions, et le phénomène se poursuit à ce jour en Israël et en Cisjordanie. Diverses méthodes d’émigration coercitive sont également utilisées en permanence.
[20] P. 33.
[21] Il est difficile de faire un choix parmi les diverses publications des Palestiniens sur le retour. Voici une sélection très limitée : Vous pouvez lire quelques courtes citations de réfugiés parlant du retour ; lire l’article d’Abir Kopty Without Return, Palestine Will Not Be Free, 15.5. 2013 ; regarder le court-métrage de Firas Khouri "Three Returning Bouquets" et écouter comment des adolescents décrivent leur désir de retour ; regarder des Palestiniens déplacés à l’intérieur de leur propre pays planifier leur retour ; imaginer, avec Umar al-Ghubari et d’autres, les futurs possibles du retour et partager la vie, comme raconté dans le livre "Awda" ; se promener sur les sites envisagés par la coalition du retour Al-Awda et le Centre de ressources BADIL pour la résidence palestinienne et les droits des réfugiés.
[22] Anglais : Peter Beinart, A Jewish case for Palestinian refugee return, The Guardian, 18.5.2021 ; Alma Biblash, Who’s afraid of the right of return ?, +972 Magazine, 15.5.2014 ; Tom Pessah, Yes, the right of return is feasible. Voici comment, +972 Magazine, 7.11.2017 ; Moran Barir, J’ai un rêve - voir les réfugiés palestiniens revenir, 2012 ; Henriette Chacar, Les Israéliens juifs qui aident à faire du retour des Palestiniens une réalité, +972 Magazine, 29.5.2020. Hébreu : Alma Biblash, Il est temps de parler du retour comme d’une option pratique, Local Call, 5 mai 2014 ; Rachel Beit Arie, Nous avons pris l’habitude de considérer le retour comme une menace plutôt qu’un espoir, Local Call, 2 décembre 2018 ; Tom Pessah, Il est temps d’avoir une discussion sérieuse sur le droit au retour, Haokets, 5 novembre 2017 ; Tom Pessah, Le droit au retour : Pas ce que vous pensiez, Sicha Mekomit, 18 avril 2018 ; Réunion conjointe sur les ruines du village de Mighar, Israël Social TV, 7 novembre 2017 ; et une série d’articles d’Israël Social TV sur le droit au retour, interviewant, entre autres, Avi-Ram Tzoreff, Jessica Nevo, Yossef(a) Mekyton et Moran Barir.
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