Ce devait être un grand moment. L’Eglise polonaise avait ouvert un jubilé et le préparait depuis plusieurs années. Aussitôt élu, le parti Droit et Justice avait saisi l’occasion pour en faire la source de la « nouvelle » Pologne. Le 14-16 avril 2016, à Poznań et Gniezno, on célébrait le 1050e anniversaire du baptême catholique de Mieszko 1er, le fondateur de la première dynastie polonaise des Piast.
Si les historiens n’ont toujours pas établi avec certitude la date et le lieu de ce baptême, il est admis qu’il se déroula en 966 près de Gniezno, qu’il fut l’aboutissement plus ou moins contraint, d’un rapprochement avec le roi de Bohême voisin, dont Mieszko épousa la fille. Il signifia en fait la naissance d’un Etat centralisé et le début de la christianisation de la Pologne. L’ensemble du royaume devint le diocèse de Gniezno directement rattaché au Saint-Siège. Pour l’Eglise polonaise c’est un acte fondateur au point que son primat est toujours archevêque de Gniezno. Surtout, ce rattachement au christianisme latin, enracina la Pologne dans la tradition européenne peu avant le grand schisme de 1054.
Lorsqu’en janvier dernier, j’évoquais cet anniversaire avec le professeur Andrzej Seweryński, sénateur du PiS et fervent catholique, il qualifia de « naturelle et indispensable » la double commémoration. Pour la première fois, l’Etat et l’Eglise célébraient ensemble une date commune. En vérité, la cérémonie entre en écho avec un autre anniversaire, tout aussi important dans l’immédiat, celui du millénaire du 1966, quand s’étaient opposées deux cérémonies : les messes du cardinal primat Stefan Wyszyński, particulièrement celle à Poznań le 17 avril 1966 avec tous les membres de l’épiscopat, tandis que le 16 avril, à Gniezno et Poznań, l’Etat-Parti de Władysław Gomułka organisait des rassemblements pour « contrecarrer l’offensive idéologique » de l’Eglise. Il célébrait une naissance politique, l’œuvre de « l’esprit polonais », et inaugurait un millier d’« écoles du Millénaire », le tout culminant dans une grande parade militaire à Varsovie. L’Etat communiste contre l’Eglise rebelle !
C’était une bonne occasion de voir à l’œuvre la nouvelle « politique historique » du gouvernement. Je décidai de m’y rendre[1].
La grâce au bord d’un lac
Les cérémonies commencent non loin de Gniezno, à Ostrów Lednicki. Sous un ciel couvert et malgré des giboulées répétes, nous rejoignons une petite foule de fidèles entassés sous un auvent avec une cinquantaine d’évêques, ou blottis sous des parapluies colorés. Nous sommes au creux d’une colline, devant les ruines blanches fraichement rénovées de la chapelle du roi, au centre de son domaine, le « gród ». Tout autour, des fidèles et quelques prêtres solitaires nous observent, perchés sur des éminences comme des sentinelles. Derrière, gris, calme et caché par de longs arbres élégants, le lac. Il dort. Nous sommes sur une île. Des soldats du génie de Wroclaw, tenues de campagne et bérets verts, gardent l’entrée devant un pont flottant fixé pour ceux qui se rendent à la bénédiction. Passent des évêques retardataires sous calotte violette, des scouts sérieux, quelques vieillards, des policiers attentifs et sans doute d’autres officiels. Peu de monde…
La cérémonie est l’occasion d’une homélie du primat, l’archevêque Wojciech Polak, qui souhaite donner une dimension œcuménique à la célébration : « Le sacrement du baptême est un signe d’unité », affirme-t-il, en appelant « les églises à surmonter leurs divisions ». Ce qui le conduit à une définition ouverte de la « culture polonaise. » Elle « été créé au cours des siècles par les chrétiens – latins, orthodoxes, catholiques grecs et protestants – et en même temps par les juifs et les musulmans, ainsi que par des non-croyants.[2] » Une définition que l’on ne retrouvera pas dans la bouche des politiques.
L’après-midi, à Gniezno, je suis à nouveau surpris par la faible affluence. Une ville moyenne (70 000 habitants), des rues désertes aux bâtiments proprets, quelques drapeaux polonais aux fenêtres, une place du marché style classique, quelques façades colorées, nous conduisent jusqu’à la magnifique cathédrale gothique, lieu saint où sont conservées des reliques de Saint Adalbert. Elle est bondée, remplie de VIP. Je reconnais sur l’écran géant qui retransmet la messe à l’extérieur, Jaroslaw Kaczynski toujours en noir, le président Andrzej Duda et sa femme, la première ministre Beata Szydło, et bien d’autres. La population de Gniezno n’a pu rentrer. Le lendemain la presse locale le déplorera. A la radio, nous dira un de nos interlocuteurs, des passants interrogés ont grogné : « C’est une ville morte », « Il n’y a que des vieux », « Il n’y a personne ». Nous le remarquons aussi. Peu de jeunes, deux ou trois cent personnes dehors, des policiers et des barrières, parfois des gens déguisés en paysans ou guerriers du Xe siècle. C’est triste, malgré de beaux chants religieux. Les discours raisonnent dans le froid. Une lettre du pape François est lue, il était invité mais n’a pu se déplacer – il allait ce jour là à Lesbos ! On l’attend en juillet à Cracovie pour les JMJ. La messe se poursuit. Nous partons. Je remarque, plantés au bord de la place vide près de la cathédrale, cinq hommes plutôt âgés, qui tiennent silencieusement deux banderoles sur lesquelles on peut lire : « La patrie n’est pas à vendre, ne donnons pas la Pologne aux étrangers », « Dieu, honneur, patrie ». Personne ne les regarde, mais personne ne leur dit de partir, pas même la police.
À Poznań, le lendemain, la foule est enfin au rendez-vous. Les paroisses ont mobilisé à travers le pays et des bus déversent des pèlerins dans le stade INEA qui peut contenir jusqu’à 45 000 personnes. Quinze à vingt milles assistent aux messes et à un baptême collectif, l’après midi. Le soir ils sont sans doute plus nombreux car il y a une grandiose représentation de « Jésus, super star ». Mais nous ne restons pas...
Je préfère me concentrer sur le discours du président de la République, Andrzej Duda, retransmis en direct dans une salle de presse blasée. Pour l’occasion, le parlement a été réuni au complet, les élus de l’opposition compris. Ce baptême, assène le Président, « est la plus importante date de notre histoire. » Il développe avec grandiloquence une rhétorique nationale catholique. « Le baptême est notre racine » « C’est le début de la nation polonaise », « Ceux qui veulent détruire l’Eglise atteignent la nation »,
« La Pologne existe grâce à ses origines chrétiennes toujours fortes. Elles sont nos garanties pour l’avenir », etc., etc. Un discours que l’opposition critique superficiellement. Elle y voit de l’hypocrisie : « De bons mots, mais ce ne sont que des mots », dit un député. Lorsque Duda déclare que « l’Etat de droit polonais, les principes constitutionnels s’enracinent profondément dans le christianisme », l’opposition applaudit. Pour le chef de la Plateforme civique (PO), « quand le président parle de droit pendant que son parti ignore le droit, il faut lui rappeler par nos applaudissements, qu’il doit passer des mots à l’action. » Le nouveau parti libéral, Nowoczesna, est un peu plus sévère : « Nous ne sommes pas sortis de la salle par respect pour notre histoire, dit son porte parole. Mieszko 1er nous a conduits vers l’Europe, le PiS veut nous en faire sortir. » Un autre député du même parti conclut : « Le Président s’exprime comme un croyant et non comme un citoyen européen.[3] »
Ces commentaires très politiciens me font sourire. Je ne les trouve pas à la hauteur. Je m’interroge aussi sur les nuances entre le discours du Primat et celui du Président. Tandis que le premier semble accepter une nation aux sources pluriculturelles, le second et une partie de l’opposition se limitent aux racines chrétiennes. J’en parle quelques jours plus tard à un historien catholique, Pawel Skibinski, qui se définit lui-même comme un national catholique proche de l’Opus Dei. Il n’y voit pas de contradiction. En fait, me dit-il, tout se résout dans la « composante universelle du catholicisme », c’est la religion dominante, elle assimile tout.
La politique historique
Cette visite éprouvante d’ennui, m’a fait mesurer l’ampleur de la mise en scène de la « politique historique » du PiS. Citant le maréchal Pilsudski, Duda aime à dire : « Une nation qui perd la mémoire cesse d’être une nation », pour placer cette politique au centre du « bon changement ». Il dit vouloir réunir la nation autour de valeurs communes comme l’indépendance ou le christianisme, pour lui rendre sa fierté, son assurance et son rayonnement international. Il a confié au professeur Andrzej Nowak, un historien conservateur de l’université Jagellon à Cracovie, l’organisation d’un groupe de réflexion sur cette politique. Lors d’une première réunion, en novembre dernier[4], ce dernier en a défini les enjeux. D’abord rectifier les « visions historiques fausses et réductrices » trop répandues. Il vise explicitement tout ce qui associe la Pologne à la Shoah, mettant dans le même sac l’appellation « camp de concentration polonais » effectivement erronée, et les travaux historiques comme ceux de Jan T. Gross sur la participation de voisins polonais au meurtre des Juifs. Lors de cette réunion certains ont même appelé à une chasse aux sorcières, demandant une pénalisation de ces « erreurs ». Depuis, une loi est cours.
Pour Nowak, l’Etat doit promouvoir sa vision de l’histoire en mobilisant la « culture populaire » (principalement la musique et le cinéma) et en déployant de grands efforts éducatifs. Il distingue cinq « cercles de la mémoire », comme cinq priorités : le mémoire des martyrs (tels par exemple les « soldats maudits » qui ont poursuivi la lutte armée contre l’occupant soviétique après 1945) ; la culture nationale et ses grands hommes (Chopin, Szymanowski, etc.) ; les succès polonais dans les sciences et la technique ; la foi chrétienne et les Saints polonais (au sens catholique du terme !) ; la tradition de la république nobiliaire d’avant les Partages de la fin du XVIIIe siècle, réputée ouverte et tolérante. Il envisage la mobilisation de moyens nouveaux. Une politique qui devrait culminer dans un « congrès de la mémoire et de l’espoir polonais », et permettre la diffusion à l’étranger d’un discours alternatif à celui dominant en Europe qui sous-estime la Pologne. Il veut en finir avec ce qu’un participant célèbre pour ses formules provocatrices, nomme la « pédagogie de la honte », c’est-à-dire le regard critique sur les parts sombres de l’histoire nationale.
Plusieurs historiens ou directeurs de musées présents à cette réunion ont exprimé leur scepticisme. Car en général les universitaires reçoivent mal ces intentions qui apparaissent manipulatrices. Depuis presque trente ans, l’historiographie polonaise qui a toujours été de grande qualité, connaît un développement formidable, libre et réputé à l’échelle internationale. Une histoire critique s’est épanouie dans tous les domaines, en particulier pour le XXe siècle (plus contrôlée à l’époque communiste). Pour beaucoup, cette politique historique est un non sens. Ainsi le professeur Marcin Kula, qui a formé à l’université de Varsovie une ou deux générations de ces nouveaux historiens, condamne le terme sans appel. Il dénonce la « confusion des rôles » du politique et de l’historien. Certes l’Etat a des responsabilités de financement des recherches et de l’enseignement, et doit les assumer sans parti pris. Il peut aussi décider des commémorations nationales, mais « je préfèrerais que son rôle diminue plutôt que d’’augmenter.[5] » Surtout, Kula souligne le caractère démagogique de cette politique en se référant à des exemples du populisme latino-américain. Il compare, non sans humour, les aventures d’Eva Perón morte et celles de Lech Kaczynski victime de « l’attentat » de Smolensk[6]. Une politique mortifère…
La discussion contradictoire n’a guère lieu. Les protestations, tribunes ou colloques se multiplient, mais la division politique rend les échanges de moins en moins faciles. On assiste au contraire à des règlements de compte. Les attaques personnelles, comme l’intention rendue publique du Président de retirer une décoration à Jan Gross, ou les abandons de projets sans explication cohérente, comme celui récent du musée de la Deuxième guerre mondiale prévu à Gdansk et déjà construit, sont autant de réponses concrètes du pouvoir, aux interrogations des historiens. Une discussion à coups de triques. La reprise en main d’institution tel l’Institut de la mémoire nationale (IPN), lui offre des moyens considérables. On a pu le constater avec la réouverture du dossier Walesa qui vise à disqualifier le héros de la grève de Gdansk[7]. D’autres dossiers sont ouverts dans le même but. C’est un dispositif stratégique pour le PiS qui d’ailleurs, a fait du ministre de la culture un vice premier ministre.
Mise au pas, mais pour quel effet sur la conscience polonaise ? Gardant en tête le relatif échec des cérémonies de Poznań et Gniezno, voyant l’incapacité du gouvernement à mobiliser des foules pour la commémoration de la catastrophe de Smolensk en mars dernier, je me demande si ça fonctionne. Vont-ils reconstruire la vieille Pologne nationale catholique ? Karol Modzelewski, invité dans Gazeta Wyborcza à commenter, en tant que médiéviste, les cérémonies autour du Baptême, exprime ses doutes. Il n’est pas certain que la re-cléricalisation de cette société soit possible. Il constate au contraire, une sécularisation accélérée par les transformations sociales de ces vingt dernières d’années, une « laïcisation brutale » qui peut, à l’inverse, en l’absence de valeurs démocratiques fortes, favoriser un nihilisme moral, lequel est capté par l’extrême droite, particulièrement dans la jeunesse[8].
Marcin Kula, que je retrouve dans un vieux restaurant étudiant près de l’université de Varsovie, estime que le niveau d’éducation historique des Polonais demeure faible. En général, les gens sont sensibles à quelques symboles ou à des stéréotypes réconfortants, du genre : « les Russes nous ont toujours persécuté », « la Pologne martyre, victime et innocente », etc. C’est profondément ancré, ça date de la politique historique des communistes au temps de la Pologne populaire. Le PiS reprend et flatte cette représentation rudimentaire.
C’est ce que confirme le sociologue Lech M. Nijakowski qui a minutieusement étudié les imaginaires mémoriels polonais de ces dernières décennies. Selon lui « le PiS ne crée par une nouvelle histoire. » Il ne refait rien. Il vise principalement à « la préservation et à la diffusion d’un récit bien connu. Il revient à l’histoire simple et évidente qui ont fait notre fierté nationale, qui nous confirme que nous, les Polonais, nous avons été des victimes héroïques de la Seconde Guerre mondiale, que dans l’ensemble nous n’avons pas collaboré, nous avons sauvé des Juifs, nous étions des résistants intraitables du premier au dernier jour de la guerre, et même plus longtemps parce que nous avons été lâchement trahis. Il n’y a rien de nouveau. En ce sens, le PiS n’introduit pas de changements radicaux. Sa tâche est plus aisée, il n’a pas à révolutionner la mémoire communément partagée.[9] » Il est vrai que le discours politique est très clivé, dit-il encore, mais si l’on regarde de plus près les pratiques mémorielles, il n’y a pas tant de différences entre PO et le PiS. Face aux nouvelles visions du passé polonais introduites par l’histoire critique, visions qui ne sont pas toujours faciles à accepter émotionnellement, le PiS se présente comme un restaurateur de mémoire. D’où son attrait.
Notes
[1] Je remercie l’institut Adam Mickiewicz à Varsovie, qui m’a permis d’assister aux cérémonies et de rencontrer plusieurs responsables, et tout particulièrement, pour son efficacité et sa gentillesse, Irena Fedorkowa qui m’a accompagné.
[2] D’après le communiqué de PAP : http://dzieje.pl/aktualnosci/prymas-chrzest-jest-wezwaniem-dla-kosciolow-do-przezwyciezania-podzialow
[3] Réactions parues dans Gazeta Wyborcza des 16/17 avril 2016.
[4] Le compte rendu est accessible sur le site de la Présidence http://www.prezydent.pl/kancelaria/dzialalnosc-kancelarii/art,18,zapis-spotkania-dot-strategii-polskiej-polityki-historycznej.html
[5] Marcin Kula „Polityka historyczna ? Dla mnie nie, dziękuję.” [La politique historique ? Pour moi, non merci] in PAUza Akademicka, N° 338–339, 28 avril-5 mai 2016, Cracovie.
[6] Gazeta Wyborcza du 23.janvier 2016.
[7] Cf. mon entretien avec Karol Modzelewski, en mars, sur ce blog.
[8] Entretien in Gazeta Wyborcza du 16 avril 2016.
[9] Lech M. Nijakowski, „PiS nie tworzy nowej historii”, [Le PiS ne crée pas une nouvelle histoire], entretien avec Łukasz Bertram et Iza Mrzygłód in Kultura Liberalna http://kulturaliberalna.pl/tag/nr-382/