Édition du 19 novembre 2024

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Luttes sociales

Raffinerie de Feyzin : un « parfum de lutte de classes »

« On va durcir le mouvement, parce que nous avons affaire à des autistes à la tête de l’Etat. Sarkozy est le chef d’une caste, une véritable classe de privilégiés. Mon combat est idéologique : de moins en moins de richesses arrivent à notre niveau. On reçoit des piques sans arrêt. Moi je me sens souillé par ce qui s’est passé cet été : les doubles casquettes, notre ami Woerth qui favorise ses amis, les révélations sur le fonctionnement des partis politiques, la stigmatisation d’une population... C’est nauséabond. »

Branle-bas de combat à la raffinerie de Feyzin, dans le Rhône. Fort de la reconduction de la grève décidée par 72% des participants lundi 18 octobre 2010, le délégué CFDT du personnel, Damien Galera, a exhorté ses collègues de chez Total à aller sans délai bloquer l’autoroute A7 au côté des routiers et des cheminots lyonnais. « Vous allez voir, on ne va pas se laisser faire », lâchait-il juste après l’annonce des résultats du vote (auquel ont participé 402 salariés sur 630 au total). « Le gouvernement est droit dans ses chaussures ? Nous aussi ! J’espère qu’ils vont prendre conscience de l’émulation qu’ils ont provoquée. A la répression, nous répondrons par la répression », menace-t-il en faisant allusion à la réquisition, par la préfecture, de salariés Total dimanche en Seine-et-Marne.

Venus plus nombreux ce lundi qu’à la dernière assemblée générale de jeudi, les salariés ont voté à bulletins secrets vers 15 heures, après une discussion à huis clos en présence des représentants du syndicat des cadres, la CGC (solidaire à en croire la CFDT, mais hostile à toute « prise en otage du personnel », comme l’expliquait un cadre vendredi). A l’issue de l’AG, des dizaines de personnes se sont ensuite rendues sur un pont au-dessus de l’autoroute, pour attendre les routiers et les cheminots grévistes, prévenus par téléphone de la teneur des débats à Feyzin. Sous le pont, de très nombreux coups de klaxons étaient émis par les voitures et les camions empruntant l’A7.

« Retour à la lutte de classe »

Parmi les troupes de Feyzin, une immense majorité d’hommes. Mais aussi quelques femmes, comme celle-ci, qui fut en novembre 2004, la première à travailler en trois-huit, mode de travail pratiqué par la moitié des salariés du site. Son poste ? « Opérateur extérieur ». En clair, elle assure le démarrage, l’arrêt et l’échantillonnage d’une « colonne » du site. Mais pas ce lundi : « Oui, je fais grève, affirme la jeune femme. Pour mes parents, pour moi-même, et pour mes enfants. J’ai une bonne paie, mais au final il ne me reste presque rien. On nous demande encore de faire des efforts ? Nos élus devraient d’abord en faire eux-mêmes, avec leur bouclier fiscal et leurs frais fixes d’élus. Un ministre qui utilise un jet privé, il ne peut pas voyager avec Air France avant de parler de réforme des retraites ? »

Lui est chimiste sur le site depuis une dizaine d’années. Il contrôle la qualité de la production. Il voit dans la tournure de ce mouvement un « retour de la lutte des classes » : « On va durcir le mouvement, parce que nous avons affaire à des autistes à la tête de l’Etat. Sarkozy est le chef d’une caste, une véritable classe de privilégiés. Mon combat est idéologique : de moins en moins de richesses arrivent à notre niveau. On reçoit des piques sans arrêt. Moi je me sens souillé par ce qui s’est passé cet été : les doubles casquettes, notre ami Woerth qui favorise ses amis, les révélations sur le fonctionnement des partis politiques, la stigmatisation d’une population... C’est nauséabond. »

Après la fermeture du site des Flandres

A Feyzin, le mouvement a commencé le 13 octobre, et la production est arrêtée. C’est ce que certifie Jean-Luc, technicien : « A l’heure qu’il est, nos clients comme Arkema ou Solvay doivent produire grâce à leurs réserves. Clairement, ils ont dû baisser leurs charges car plus rien ne sort d’ici. » Depuis ce lundi, le « vapocraqueur » qui permet de produire des alcènes utilisés par l’industrie des matières plastique est complètement à l’arrêt, comme les autres unités du site. Pas de quoi se réjouir selon Eddie, un gréviste de 40 ans dont le travail consiste à assurer la correspondance entre le raffinage et le « système ». « Lorsqu’il faudra redémarrer la production, on va bien galérer pendant plusieurs jours ! », assure-t-il. En cas de problème, le redémarrage peut prendre dix jours, selon un autre salarié du site.

Feyzin n’est pas un site coutumier des mouvements sociaux. D’habitude, les conflits sont cantonnés à la seule entreprise Total. Aujourd’hui, « c’est énorme, explique Jean-Luc, ancien responsable syndical CFDT (le syndicat majoritaire). Ça fait 30 ans que je travaille ici et je n’ai jamais vu autant de monde à une AG. Il faut croire que la réforme des retraites fédère contre elle. Ici, tout le monde est convaincu qu’il y a une inéquité dans le choix des solutions apportées par le gouvernement. Bettencourt, le bouclier fiscal, tout cela interpelle la base ». Il justifie que le secteur pétrolier soit en pointe de la mobilisation par son poids dans l’économie du pays : « Les petites entreprises ne peuvent pas se mettre en grève. Nous nous pouvons, et ça se voit immédiatement. »

Michel Lavastrou, délégué CGT, revient sur la question des réquisitions : « A Feyzin, les autorités peuvent réquisitionner des salariés pour assurer la livraison de certains produits. Dans ce cas, on est obligé d’aller remplir des camions, des wagons ou encore les pipelines, sans quoi on peut écoper de 6 mois de prison et d’une amende. Mais on en est pas là, c’est un film qu’on a jamais vu ! » Pour autant, un opérateur extérieur prévient : « S’ils envoient les CRS pour réquisitionner, mieux vaut qu’ils tombent sur des gentils plutôt que sur des gens, disons, plus rebelles ! » Un autre employé confie que c’est la réquisition de dimanche qui a suscité la radicalisation à Feyzin.

Selon le journal régional Le Progrès, le site (en service depuis 1964) assure entre 60% et 70% des besoins en carburant de la région Rhône-Alpes. Mais pas uniquement, puisque Feyzin livre aussi des bitumes, du soufre liquide ou des intermédiaires chimiques. Habituellement, le gros de la distribution est assuré par pipelines (en direction du nord est) et par la route. Mais depuis plus de trois semaines, le site fonctionnait déjà au ralenti en raison de la grève des terminaux pétroliers dans le sud.

Un opérateur confie par ailleurs : « Il faut comprendre qu’au-delà de cette réforme injuste, il y a un ras-le-bol de toute la boîte à la suite de la fermeture du site de Flandres l’an passé. Les mecs attendent toujours une décision de justice pour leur reclassement, et nous, nous les attendons pour pouvoir partir en formation et continuer notre progression dans l’entreprise. Il y a eu la promesse qu’aucun site Total ne fermerait dans les cinq ans à venir, mais nous avons un vrai doute à ce sujet et des rumeurs circulent. »

« Plus vite il y aura pénurie »

Jeudi, l’Union française des industries pétrolières s’est voulue rassurante, affirmant que les 219 dépôts pétroliers français étaient pleins et qu’il fallait aussi compter sur les réserves stratégiques. Trois salariés du site de Feyzin confient d’ailleurs que la pénurie n’est pas d’actualité, l’un d’eux regrettant que les médias se focalisent sur cette « conséquence » au détriment de la « cause », c’est-à-dire « l’injustice sociale de la réforme ». Mais Damien Galera répond : « Vous croyez que les autorités enverraient les CRS si le risque de pénurie n’était pas là ? »

Prêt à en découdre, le leader syndical avertit : « J’invite tous les Français à aller faire le plein d’essence vite fait. Plus vite il y aura pénurie, plus vite le gouvernement reviendra à la table des négociations. Nous n’avons plus d’état d’âme : la pénurie d’essence, c’est un dommage collatéral à la pénurie de dialogue social. »

* Publié sur le site Mediapart

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