La chute de Ben Ali et de Mubarak a donné un élan considérable aux soulèvements dans toute la région, portant les aspirations à la dignité, la démocratie et la justice sociale, mais les nouveaux régimes en Tunisie, en Égypte, en Libye et au Yémen n’ont pas marqué de rupture par rapport au modèle économique antérieur et essaient de récupérer ces revendications pour les cantonner dans un modèle d’intégrisme islamique qui sape la démocratie et reprend les mêmes dogmes libéraux prônés par les institutions financières internationales.
Ces dernières ont joué, et continuent encore, un rôle principal dans les grands choix stratégiques et les programmes d’ajustement structurel qui ont accentué le sous-développement économique et social et la dépendance des pays de la région. Il s’agissait de déréguler l’économie, réduire l’intervention de l’État et sa fonction sociale, encourager l’investissement privé, libérer le commerce, privatiser les entreprises publiques et les services publics, élargir l’endettement. La région Moyen-Orient Afrique du Nord (MENA) s’est distinguée par le caractère aigu de sa crise de développement. Son taux de croissance annuel moyen du PIB en 2000-2008 qui était de 4,7%, était bien inférieur à celui de toutes les régions tiers-monde. Elle battait aussi des chiffres record en termes de pauvreté, précarité, chômage et inégalité.
Après les révolutions en Tunisie et Égypte, les IFI, le G8 et le G20 ont rejeté la responsabilité sur les régimes non démocratiques qui n’ont pas su résoudre les problèmes sociaux et annoncent leur volonté d’accorder des aides pour mener des réformes au profit des peuples et de la stabilité des économies. Les USA ont signé un accord de « coopération économique et sociale » avec la Tunisie (septembre 2011), et poussent vers la signature d’un accord de libre-échange avec l’Égypte. L’UE a entamé des négociations en vue d’un accord de libre-échange approfondi et global avec l’Égypte, la Jordanie, le Maroc et la Tunisie (décembre 2011) et donne le statut de partenaire privilégié à la Tunisie (novembre 2012) après le Maroc et Israël. Le Fonds Monétaire International et la Banque mondiale continuent d’insister sur la pertinence des choix néolibéraux « qui n’ont pas bien été appliqués par les régimes déchus et corrompus », et sur la nécessité des réformes au profit du capital privé : inciter les investissements privés (moins de contrôle, moins d’impôts…), élargir la libéralisation aux secteurs financiers et aux services, généraliser la concurrence, flexibiliser le travail, etc.
En contrepartie de ces réformes, les deux institutions accorderont de nouveaux prêts dans le cadre de « prêts de politique de développement ». Déjà, au lendemain des soulèvements populaires de 2011 qui ont chassé Hosni Moubarak du pouvoir, la dette publique externe de l’Égypte s’élevait à 35 milliards de dollars. Zine el Abidine Ben Ali a laissé une dette de 15 milliards dollars au peuple tunisien. Et on continue sur la même trajectoire. Le FMI a accordé à l’Égypte un prêt de 4,5 milliards de dollars et à la Tunisie 1,7 milliards de dollars à titre de précaution.
Les grandes puissances et les institutions économiques mondiales coordonnent leurs efforts pour stopper en fait le processus révolutionnaire et garantir leurs intérêts néocolonialistes de domination politique et pillage des richesses ainsi que ceux des secteurs financiers et des multinationales. Elles multiplient leurs aides aux régimes islamistes en place qui ont manifesté leur volonté d’assurer ces tâches et ne manqueront pas de conduire leurs peuples vers un nouveau despotisme et obscurantisme s’ils leur en laisse la possibilité. Le pouvoir des Frères Musulmans, en Égypte, tout comme celui d’Ennahda en Tunisie essaye d’instaurer sa « morale islamique » qui accentuera l’oppression des femmes, attisera le discours de haine contre toute opposition critique et facilitera la restriction des libertés en justifiant les décisions par des références à la religion, tout en restant dans le giron du G8 et autres instances financières internationales. Les pouvoirs réactionnaires régionaux, Arabie Saoudite et Qatar en tête, continuent leur rôle de principaux bailleurs de fonds des mouvements islamistes et de relais régional de l’impérialisme. C’est ainsi que l’ennemi islamiste créé de toute pièce pour justifier l’intervention en Irak et en Afghanistan, redevient à nouveau fréquentable pour permettre la perpétuation de la domination néocoloniale.
En Algérie, les mêmes recettes libérales menées par le régime de Bouteflika, en fin de règne, mènent le pays vers l’impasse malgré des ressources financières sans précédent. Depuis 2004, l’Algérie, aidée et soutenue par l’amélioration des recettes générées par l’exportation des hydrocarbures, a engagé une procédure de désendettement, et le taux de sa dette extérieure brute a été estimé à 2,4% du PIB en 2012. En octobre 2012, l’Algérie a prêté 5 milliards de dollars au FMI. Elle n’a donc pas utilisé cette manne financière ni pour améliorer la vie quotidienne des Algériens, ni pour sortir de la dépendance. Elle a seulement permis un enrichissement d’une couche de bureaucrates et de militaires.
En Syrie, le processus révolutionnaire qui vient d’atteindre sa troisième année est un véritable mouvement populaire et démocratique qui a commencé de manière pacifique appelant à des réformes. Mais le régime a répondu par la violence et une répression tout azimut (près de 100 000 morts). La résistance armée du peuple syrien exprime le droit du peuple syrien à se défendre contre la répression du régime et a permis la continuation de la résistance populaire. L’impérialisme évite toute intervention militaire pour contribuer à un effondrement total du pays et un épuisement de l’opposition qui faciliteront sa gestion d’une transition garantissant ses intérêts. La solidarité régionale et internationale, empêtrée dans des considérations géopolitiques et tactiques complexes faisant oublier les souffrances et les aspirations du peuple syrien, est trop faible pour garantir un soutien efficace et réel aux rebelles.
Nul doute que l’enlisement sanglant de la révolution syrienne pèse sur l’essoufflement révolutionnaire dans toute la région.
Cependant, les résistances sociales et les luttes des peuples en Tunisie et en Égypte continuent. Ainsi les populations n’hésitent pas à redescendre dans la rue dès que leurs nouveaux gouvernements prennent des mesures qui ne la satisfont pas et exercent de fait un vrai contrôle populaire. Mais en revanche, elles manquent de projets politiques révolutionnaires à même de contrebalancer la force des organisations islamistes. La contre révolution islamiste et le front d’opposition libéral qui comprend également les défenseurs de l’ancien régime essaie d’occulter la force transformatrice de ces révolutions et de les réduire à un simple respect de la démocratie formelle, et éviter la continuité des mobilisations sur ses causes réelles.
Le camp des forces populaires commence à peine à se cristalliser et reste très faible pour pouvoir changer le rapport de force en sa faveur. La naissance en Tunisie, du Front populaire, malgré son hétérogénéité politique, renforcera sans doute ce camp pour la défense des acquis de la révolution et pour des réformes radicales permettant une réelle satisfaction des intérêts des masses. La rencontre méditerranéenne contre la dette tenue à Tunis (23-24 mars 2013) qui réclamait l’annulation de la dette et le FSM de Tunis (26-30 mars 2013) ont constitué également un puissant appui. Des initiatives contre la dette odieuse contractée sous les dictatures commencent aussi à émerger en Égypte.
Ces initiatives sont déjà prises en compte par le CADTM, mais nous manquons encore au niveau de la région de coordination efficace qui contribuera à leur élargissement et plus généralement au développement de la solidarité avec les peuples en lutte pour la démocratie et la justice sociale.
Notre tâche immédiate est de bien montrer que sans rupture claire avec le modèle économique néolibéral et la soumission aux dictats de l’impérialisme, les aspirations populaires à la démocratie, la liberté, la dignité et le mieux vivre ne pourront être satisfaites. Et de combattre la spirale d’endettement dans laquelle les IFI tentent de corseter les nouveaux régimes en place.