Édition du 17 décembre 2024

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Médias

Au Burkina Faso, les journalistes face à leurs vieux démons

Le 13 décembre 1998, le journaliste d’investigation Norbert Zongo perdait la vie dans l’incendie de sa voiture. Vingt-six ans après ce crime impuni, les journalistes burkinabè sont à nouveau ciblés par le pouvoir politique. Les suspensions et les enlèvements se multiplient, et, petit à petit, l’autocensure s’impose.

Tiré d’Afrique XXI.

Avis de sécheresse médiatique au Burkina Faso. Vingt-six ans après l’assassinat de Norbert Zongo, dont le souvenir est toujours vivace, la presse traverse une nouvelle tempête au « pays des hommes intègres ». Ce journaliste engagé avait été assassiné le 13 décembre 1998 alors qu’il enquêtait sur l’entourage du président Blaise Compaoré, et notamment son frère et conseiller, François. Ce crime impuni avait marqué les esprits dans un pays où les journalistes cultivent leur indépendance. Mais alors qu’il semblait appartenir à une époque révolue, la peur est de retour dans les rédactions. Depuis le double coup de force des militaires, en janvier et en septembre 2022, la liberté de la presse est plus que jamais menacée.

Les incidents et les actes d’intimidation envers les journalistes et les organes de presse se sont multipliés. Déjà, sous le court règne du lieutenant-colonel Paul-Henri Sandaogo Damiba, de janvier à septembre 2022, les organisations professionnelles de la presse avaient tiré la sonnette d’alarme. « L’attitude du pouvoir du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration [MPSR, le nom de la junte, NDLR] vis-à-vis de la liberté d’expression et de la presse inquiète de plus en plus l’opinion nationale et, en particulier, les acteurs des médias que nous sommes », avaient-elles indiqué.

Un évènement avait particulièrement inquiété la profession. En mars 2022, des reporters du quotidien L’Observateur Paalga, l’un des titres les plus anciens du pays, avaient connu une mésaventure à la présidence. Alors que Damiba arrivait pour assister au Conseil des ministres du 18 mars, le photographe avait voulu immortaliser ce moment. Mais un membre de la garde du lieutenant-colonel l’avait sommé d’arrêter. « D’un ton courtois, il nous invite à supprimer toutes les photos que nous venions de prendre. Nous nous exécutons sous son contrôle. En plus de la photo du convoi du président, il nous fait supprimer celle que nous avions prises plus tôt du Premier ministre », avait écrit le journal dans sa livraison du 21 mars. Des militaires avaient par la suite vérifié que les images prises avaient bien été supprimées avant de « libérer les journalistes ». Les organisation de la presse avaient dénoncé une « grave intrusion dans le travail du journaliste » et une « atteinte à la liberté de la presse ».

Quelques jours après, des responsables de médias avaient été convoqués à la présidence du Faso. Pour plusieurs participants à cette réunion, il s’agissait plus de mettre au pas les journalistes que d’instaurer un dialogue. Mais ce n’était qu’un petit aperçu de ce qui allait suivre.

Des suspensions en rafales

Le 30 septembre 2022, le lieutenant-colonel Damiba est renversé. Le capitaine Ibrahim Traoré (« IB ») prend les rênes du Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration – qui devient le MPSR-2. Très vite, les choses se compliquent pour les journalistes. Malgré l’existence du Conseil supérieur de la communication (CSC), une institution chargée de veiller à l’application de la réglementation en matière de communication et de sanctionner les manquements aux règles déontologiques des journalistes, le nouveau gouvernement se positionne en véritable régulateur du contenu des médias.

Le 3 décembre 2022, la diffusion des programmes de Radio France Internationale (RFI) est suspendue pour avoir « relayé un message d’intimidation attribué à un chef terroriste ». Le lendemain, sur les réseaux sociaux, un activiste pro-IB appelle au meurtre d’Alpha Barry, ancien ministre des Affaires étrangères et patron du groupe de presse Oméga Médias, et du journaliste Newton Ahmed Barry (par ailleurs ancien président de la Commission électorale nationale indépendante). Quelques mois plus tard, en avril 2023, les quotidiens français Libération et Le Monde, et la chaîne de télévision France 24 sont à leur tour suspendus, et les correspondantes des deux journaux, Agnès Faivre (membre du comité éditorial d’Afrique XXI) et Sophie Douce, sont expulsées du pays.

Au même moment, les menaces se multiplient sur les journalistes burkinabè : appels au meurtre sur les réseaux sociaux, publication de listes de journalistes à « abattre »... Plusieurs organisations le déplorent le 13 avril :

  • Aujourd’hui, certains de nos concitoyens, y compris des autorités, pour des desseins que nous ignorons pour l’instant, accusent les médias de mettre leurs plumes, leurs caméras et leurs micros au service des terroristes. Sacrilège ! Ceux qui tiennent ce genre de discours ont un problème avec la vérité. La haine contre les médias et les journalistes s’est accentuée depuis l’arrivée du capitaine Ibrahim Traoré sur la scène politique. [...] On a assisté et on assiste encore à des appels incessants aux meurtres de journalistes et de leaders d’opinion, des cabales montées de toute pièce pour salir la réputation de certains de nos confrères.

Le 10 août 2023, un nouveau palier est franchi par le pouvoir. Le gouvernement décide « en toute responsabilité » de suspendre la diffusion des programmes de Radio Oméga, une radio privée très écoutée. Dans une déclaration du porte-parole du gouvernement, Jean-Emmanuel Ouédraogo, l’exécutif s’offusque de la diffusion d’une interview accordée par la station à Ousmane Abdoul Moumouni, dans laquelle ce Nigérien indiquait vouloir « restaurer la démocratie » dans son pays après le coup d’État militaire du 26 juillet 2023 ayant renversé Mohamed Bazoum (1). Le 7 décembre 2024, Jean-Emmanuel Ouédraogo, lui-même un ancien journaliste, a été nommé Premier ministre par Ibrahim Traoré, en remplacement d’Apollinaire Kyélem de Tambèla.

« Il n’y aura pas de sentiments »

Dans un entretien diffusé le 31 août 2023 sur les antennes de la télévision publique, Ibrahim Traoré annonce la couleur :

  • Ici, les radios qui font la propagande, qui cherchent à donner plus d’aura à l’ennemi, à amplifier le conflit, nous allons [les] fermer… Ce ne sont pas seulement les radios occidentales, même les radios locales, qui s’alignent dans le sens de l’impérialisme, nous allons [les] fermer. Il n’y aura pas de sentiments sur ce volet parce que tout ce qu’ils divulguent, la propagande qu’ils font, ça tend à chaque fois à donner une autre vision du conflit, ensuite à amplifier le conflit, à donner une autre idée du conflit, c’est-à-dire qu’ils veulent changer la mentalité de nos peuples.

Le « conflit » dont parle alors le président concerne la guerre contre l’insurrection djihadiste dans le nord, l’est et l’ouest du pays.

Les menaces sont rapidement mises à exécution. Déjà en juin 2023, les services de l’administration fiscale avaient procédé à la fermeture temporaire du bimensuel L’Événement pour « non-paiement de ses impôts ». En avril 2024, le site Internet Savane Média subit le même sort. Après la publication d’une série d’enquêtes révélant des malversations dans l’armée, le directeur de publication du journal L’Événement, Atiana Serge Oulon, est traqué par les services de l’État : convocation par la justice militaire, audition par l’Autorité supérieure de contrôle de l’État et de lutte contre la corruption, audition par le Conseil supérieur de la communication, et enfin suspension de son journal le 20 juin 2024 (une suspension levée par la justice depuis).

Pis : alors qu’Oulon et sa jeune équipe s’apprêtent à mettre sous presse l’édition du 25 juin, le directeur de publication est enlevé à son domicile à 5 heures du matin le 24 juin par des agents de l’État. Six mois plus tard, personne ne sait où il se trouve, ni même s’il est encore en vie.

« L’autocensure se généralise »

Les journalistes Adama Bayala et Alain Traoré dit « Alain Alain », et le chroniqueur Kalifara Seré sont également enlevés durant la même période. Depuis, ils n’ont plus donné signe de vie. Lors de la 81e session ordinaire de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), tenue à Banjul, en Gambie, en octobre 2024, la délégation du Burkina Faso, interrogée à ce sujet, a indiqué que trois d’entre eux, MM. Oulon, Bayala et Seré, avaient été réquisitionnés et envoyés au front, comme d’autres activistes jugés trop critiques par le pouvoir, et comme deux autres journalistes avant eux : Issaka Lingani et Yacouba Ladji Bama en novembre 2023 (pour une durée de trois mois).

Par ailleurs, des associations acquises à la cause du régime militaro-civil ont multiplié les menaces et les actes d’intimidation contre des médias jugés trop critiques. Elles ont notamment manifesté devant les locaux de la chaîne de télévision privée BF1. Ces organisations ont appelé à sanctionner de la manière « la plus sévère » les médias et les influenceurs sur les réseaux sociaux « dont le message portera atteinte à la nation et à ses autorités ».

Dans un rapport publié le 30 septembre 2024, la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) indique que « les autorités du Burkina Faso ont progressivement restreint le droit à l’information et à la liberté de la presse. Les médias locaux sont contrôlés et de grands médias internationaux interdits. Les journalistes sont contraint·es d’adopter un “traitement patriotique” de l’information, c’est-à-dire favorable au pouvoir. Ils et elles font l’objet d’attaques et de menaces permanentes. L’autocensure se généralise ».

Une mainmise totale

La mainmise du régime se manifeste désormais jusque dans les textes régissant la profession. Le 21 novembre 2023, le gouvernement a fait adopter une loi organique portant attributions, composition, organisation et fonctionnement du Conseil supérieur de la communication. Le processus a été fortement contesté par les organisations des journalistes. Un des points d’achoppement portait sur le mode de désignation du président du Conseil. Jusque-là, il était élu par le collège des conseillers (2). Or la nouvelle loi donne désormais la possibilité au chef de l’État de désigner seul le président de l’institution. Il ne s’est d’ailleurs pas fait prier : le 31 janvier 2024, Ibrahim Traoré a nommé Idrissa Ouédraogo, un communiquant officiant dans le privé connu pour ses positions hostiles à la liberté de la presse et fervent défenseur du pouvoir militaire. Par ailleurs, le champ de compétence du CSC a été élargi. L’institution peut désormais diligenter des perquisitions dans des entreprises de presse et procéder à la fermeture de médias.

Dès sa prise de fonctions, Idrissa Ouédraogo et son équipe ont fait pleuvoir les sanctions contre des médias privés (dont lefaso.net, qui a écopé d’une mise en demeure), mais aussi contre la presse internationale. Les suspensions se sont multipliées : VOA Afrique (une radio étasunienne), BBC Afrique (une radio britannique), Deutsche Welle (une radio allemande), TV5 Monde et le site Internet du Monde ont vu l’accès à leur site suspendu en juin 2024. Le CSC a justifié ces sanctions par la publication « de déclarations péremptoires et tendancieuses contre l’armée burkinabè, sans précaution aucune, [ce qui] constitue une désinformation de nature à porter le discrédit sur l’armée burkinabè ». En décembre 2024, c’est L’Observateur Paalga, une institution au Burkina, qui est dans le viseur du CSC pour un article publié le 16 octobre, intitulé : « Armée malienne : des généraux comme s’il en pleuvait ».

Situé en 58e position dans le classement 2023 de la liberté de la presse de l’ONG Reporters sans frontières (RSF), le Burkina a régressé à la 86e place en 2024. « Aujourd’hui, c’est la galère. On n’arrive pas à avoir des invités pour des interviews et des émissions. C’est la mort de la presse engagée au Burkina Faso », confie un journaliste sous couvert d’anonymat. Plusieurs de ses confrères, craignant pour leur liberté, ont été contraints de s’exiler.

L’affaire Zongo de nouveau enterrée ?

Le constat est d’autant plus amer que l’affaire Norbert Zongo est encore dans tous les esprits. Alors que de fortes présomptions pèsent depuis le début sur François Compaoré, ce dossier a longtemps été ignoré par la justice burkinabè. Il a fallu attendre la chute de Blaise Compaoré, en octobre 2014, pour que l’enquête avance. En mai 2017, la justice burkinabè a émis un mandat d’arrêt contre François Compaoré, alors en exil entre la France et le Bénin. Arrêté en France, il risquait d’être extradé. Mais les recours en justice du mis en cause, les coups d’État et la rupture diplomatique qui a suivi entre Ouagadougou et Paris ont stoppé la procédure.

Le dossier Zongo ne semble pas être aujourd’hui une priorité du pouvoir. La Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), appelée à se prononcer sur la procédure d’extradition, a indiqué le 7 septembre 2023 que « les assurances n’[avaient] pas été confirmées par le second gouvernement de transition mis en place par le nouveau chef d’État ».

Nombre de Burkinabè caressent encore l’espoir de voir les assassins de Norbert Zongo être jugés un jour, surtout depuis la nomination d’un journaliste à la primature. Mais quel intérêt un régime qui enlève et menace des journalistes aurait-il à faire la lumière sur l’assassinat du plus illustre d’entre eux ?

Notes

1- Le pouvoir militaro-civil de Ouagadougou, tout comme le pouvoir militaro-civil de Bamako, s’est montré solidaire des putschistes nigériens dès le début.

2- Collège constitué de personnalités désignées par le président de la République, le président de l’Assemblée de transition, le président du Conseil constitutionnel et les organisations de journalistes.

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Malik Kassongué

Journaliste et chercheur écrivant sous pseudonyme.

https://afriquexxi.info/fr/auteur1365.html

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